Bolivie: proximités et distances
Dans un passionnant article que TOUDI publiait l'an dernier, je lisais sous la plume de Malcolm Shuban: « Demandez à des gens de la campagne s'ils sont au courant du fait qu'ils appartiennent à un pays en voie de développement, et vous les verrez ouvrir de grands yeux. Le "tiers monde" est une invention de l'Occident, une invention dont il a tiré grand profit" (1).
Demandez à tant de gens - les plus divers - s'ils sont au courant de tant de choses - les plus variées - et ils ouvriront de grands yeux. Demandez-nous, à Shuban, à moi-même... Et de notre ignorance des faits allons-nous déduire qu'ils n'existent pas? Nul doute que le concept de tiers-monde soit occidental. Son nom même l'indique: les habitants de « ces pays-là » sont des tiers pour les Occidentaux, sans que jamais, apparemment du moins, soit perçue ici la réciproque. Il en va de même, me semble-t-il, avec la notion plus récente de partenaire les partenaires, c'est eux pas nous. Shuban a mille fois raison de dénoncer le contrôle occidental des concepts - comme s'il n'y en avait pas d'autres hors de nos catégories culturelles. Mais nous pouvons discuter longuement sur la définition, voire la nécessité, du développement : assez souvent nous le ferons entre deux de nos trois (ou quatre) repas quotidiens, et en utilisant les éléments de notre bagage livresque pour encombrant que nous le jugions. C'est aux faits que j'en appelle maintenant; et là peut-être la formulation importe-t-elle davantage qu'on ne l'eût présumé: demandez à des gens de la campagne, non seulement latino-américaine, mais aussi, je crois, africaine ou asiatique , s'ils savent qu'ils habitent un pays pauvre. Je gage qu'ils seront moins nombreux à ouvrir de grands yeux. Mettons que je nomme tiers-monde, avec un souci de clarté et une probable candeur que me pardonneront les experts en la matière, les pays où une majorité de personnes ne mangent pas à leur faim, sont analphabètes, ne gagnent pas suffisamment pour survivre, et meurent de maladies guérissables..., cependant que la minorité restante tire un très grand profit de l' « invention occidentale ». Mettons aussi que les années me rendent de plus en plus sensible à la tiers-mondisation croissante en Europe, en Wallonie notamment, à travers des indicateurs comme la distorsion de la distribution des biens, le chômage et le sous-emploi, la recrudescence de l'analphabétisme. Dans nos pays, les tiers augmentent. En Bolivie, et par tout le continent latino-américain, ils sont le grand nombre. On m'excusera de répéter cette évidence. Sans qu'émerge un nouvel ordre économique nous ne parlerons plus longtemps d' ici et d' ailleurs
La Bolivie au sein de l'Amérique Latine: d'abord une appartenance économique
J'écris au présent, avec le sentiment que l'unité culturelle a pu être plus forte autrefois, ce qui paraîtra paradoxal à beaucoup. On a l'habitude, en comparant l'Europe et l'Amérique Latine, d'insister sur l'extraordinaire diversité de celle-là et sur l'unité visible de celle-ci. Tout est ressemblant de ce que nous connaissons peu: les Indiens ont le même visage, la musique latino-américaine sort toute de la flûte des Andes, le castillan est la langue commune. Il y a près de dix ans, je lisais avec amusement dans le Courrier des lecteurs d'un hebdomadaire espagnol - Cambio 16 - des lignes, assurément bien envoyées et trop peu vieillies, qui tournaient en dérision un événement de l'époque: la célébration de la francité. Comment donc mettre dans un même sac de tissu fragile - un idiome commun, souvent imposé - des civilisations aussi hétérogènes que possible? Il est vrai, mais l' hispanité ne procède pas d'autre façon, allant jusqu'à baptiser Hispanoamérica un continent où s'emploient plusieurs langues importées - pour n'évoquer que celles-là. Il est périlleux de mesurer en quoi les peupleslatino-américains se sentent hispanos ; je reviendrai sur ce point. Il y a entre eux un lien plus fort que celui qui consisterait à pouvoir lire García Márquez dans la même langue; c'est d'être une majorité humaine à ne pouvoir le lire dans aucune, - voire à ne pas savoir le lire. La marque hispano est celle d'une domination avant que d'être celle d'un idiome et, a fortiori, d'une culture. Cent années de solitude, aujourd'hui encore, cela compte moins qu'un demi-millénaire de servitudes. Mais déjà, on entrevoit le lien entre les deux réalités.
Fors la condition économique commune qui reste celle du tiers-monde au sens global fourni dans notre introduction, le continent latino-américain est, comme le nôtre, comme tout autre je pense, un kaléidoscope. Les vingt Amériques latines : voilà le titre, toujours actuel, d'une étude classique. Comme en Europe, les nationalismes restent florissants. Faire du pays voisin l'ennemi héréditaire distrait le peuple des problèmes internes. Selon certains observateurs, les mouvements guerrilleros nés en différents points du continent n'ont pu rassembler leurs forces par manque de confiance dans l'interlocuteur d'une autre nationalité.
Dans ce contexte continental on souligne souvent que la Bolivie n'a pas d'accès à la mer. Les intérêts nationalistes jouent là encore pour attiser l'agressivité contre le Chili, occupant de la côte bolivienne depuis 1879, en surfaisant les conséquences négatives de cette méditerranéité au sens propre. Mais le Paraguay, autre vainqueur de la Bolivie en 1939, n'a pas non plus de littoral. Les négociations relatives au département maritime à récupérer recouvrent périodiquement la vigueur d'une mode opportuniste. Le gouvernement social-démocrate étrenné ici en août'89 a déjà repris le sujet quelques semaines plus tard. Un sujet qui risque de paraître insipide sur le plan international, depuis que le narcotrafic a remplacé le communisme parmi les phobies vertueuses qu'inspirent aux Etats-Unis d'Amérique du Nord les deux autres Amériques.
Comme en Europe encore, en Amérique Latine les frontières politiques n'ont pas souvent grand-chose à voir avec le découpage culturel. La langue maternelle est rarement la langue naturelle. Rien qu'en Bolivie, les atlas linguistiques recensent près de quatre-vingts idiomes. Mais cette donnée s'ajoute à celles qui ravissent dangereusement les amateurs de records en tous genres (de préférence, les plus incongrus) dans les pays du tiers-monde, afin de les rendre incompréhensibles, donc inaccessibles.
La Bolivie au singulier: signes et limites
Parler de la Bolivie au singulier, c'est précisément courir ce risque d'insister lourdement sur sa singularité. Il était une fois un pays de montagnes, de lamas et de flûtes, de généraux d'opérette aux quatre cents coups(dont une centaine de coups d'Etat), d'Indiens inévitablement mystérieux (tels qu'eux doivent nous voir), imperturbables (là...) et fatalistes (un peu comme de nombreux jeunes Européens devant l'arrivée d'une nouvelle mode vestimentaire). Il est de bon ton de juger ce pays-là ingouvernable, - ce qui n'a, de toutes manières, rien de bien déconcertant pour une observatrice wallonne.
Parmi les pays latino-américains, la Bolivie est, avec le Guatemala, celui qui compte le pourcentage le plus élevé de population indienne. Les Indiens représentent 60% des quelque six millions de Boliviens, mais ce sont les métis qui exercent le pouvoir, qui dominent l'économie et qui tendent à imposer leur culture. Si je parle des Indiens aymaras à l'identité irréductible, granitique; des qhechuas , beaucoup plus ductiles et adaptables: des chiriguanos improprement appelés guaranis, je n'aurai vraiment pas dit grand-chose, car il existe beaucoup d'autres groupes ethniques et je mecontente de citer ceux qui restent numériquement très importants, mais qu'il faudrait avoir fréquentés bien plus longtemps que moi pour les décrire avec justesse. Non qu'ils soient exceptionnellement "mystérieux", mais parce que nos yeux à nous sont encore pleins de brouillard, quand ce n'est pas la cécité provoquée par tant d'éblouissements télévisés.
Superposé à la diversité des peuples il y a le régionalisme politique: les neuf Départements, au demeurant parfois lésés l'un par l'autre, tombent d'accord pour critiquer le centralisme du gouvernement qui a son siège à La Paz, la ville la plus peuplée de l'Altiplano. Sucre reste la capitale constitutionnelle, mais cette petite cité des hautes vallées vit surtout de son glorieux passé. Santa Cruz, bastion des forces conservatrices non indiennes dans la vaste plaine orientale, draine tout le mouvement économique et devient un symbole de modernité, le lieu d'établissement des migrants des hauteurs, paysans sans terre et mineurs réduits au chômage. Comparée à d'autres pays latino-américains, la Bolivie semble plus uniformément pauvre: très peu de routes asphaltées et d'industries; une dizaine de villes d'extension moyenne, dotées de services rudimentaires, où commence à sourdre le contraste, déjà criant dans les métropoles des pays voisins, entre les quartiers opulents et la misère des bidonvilles. Mais on compte autant d'universités que de villes, alors que l'analphabétisme atteint encore la majorité de la population, et l'on dénombre davantage d'aéroports que d'universités, toujours au service du petit contingent des "argentés" (comme on les appelle ici même).
Un dessin humoristique d'il y a quelques années montrait une interminable file de Boliviens à l'entrée d'un bureau de vote: il ne s'agissait pas d'électeurs, mais de candidats à la présidence. L'histoire agitée de cet Etat contribue à renforcer la légende selon laquelle l'ambition du mandat suprême dort au coeur de chaque citoyen. La responsabilité ne paraît enviable qu'accompagnée d'un pillage parfois à peine déguisé. Le gros de la dette externe a été constitué durant les régimes militaires de facto qui se sont succédé entre 1971 et 1982 (et je m'abstiens ici, pour ne rien embrouiller, d'entrer dans le détail des quelques interruptions pseudo-démocratiques durant cette décennie). A la même époque surgit, dirigé par Jaime Paz Zamora, le Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (MIR), qui recrute ses militants principalement parmi les intellectuels chrétiens et organise la résistance clandestine contre la dictature du général Bánzer. Au cours de la guerrilla universitaire durement réprimée par ce dernier, tombe Nestor Paz, frère de Jaime. En 1982, la démocratie est restituée grâce à un gouvernement de centre-gauche présidé parle vétéran Siles Zuazo (à la base, trente ans plus tôt, de la réforme agraire qui en finit partiellement avec le système de servage dans les haciendas et permit la redistribution de terres aux paysans). Jaime Paz, vice-président, assure alors au MIR sa première participation au pouvoir. Siles et Paz ne parviennent pas à redresser la situation économique. Le MIR se divise en trois: celui de Jaime Paz se voit accusé, par les deux autres, d'avoir viré à droite et oublié la cause populaire. Et en 1985, la victoire électorale revient à un autre vétéran, Victor Paz Estenssoro, lequel a depuis longtemps tourné casaque après avoir défendu les intérêts des paysans. Son ministre de choc, Gonzalo Sánchez de Lozada – Goni pour les intimes, dont le nombre ne tardera pas à croître - fait déguster aux Boliviens le néo-libéralisme: instauration d'impôts, privatisation de l'enseignement et de la santé, soutien aux entreprises, mais fermeture des centres miniers déclarés non rentables. Des milliers de chômeurs vont se loger à la périphérie des villes. La congélation salariale contient l'inflation sans l'empêcher. Avec l'appui des classes "moyennes" (?), Goni se présente aux élections présidentielles de mai 1989. Le général Bánzer, apparemment amnistié par l'amnésie collective, se refait une jeunesse démocratique. Jaime Paz joue le rôle de chef de file d'une "nouvelle majorité" à la recherche de valeurs morales. Nos trois larrons se retrouvent à égalité, en la foire électorale, avec ou sans fraudes. Le Congrès National les départagera, à condition que deux d'entre eux veuillent bien s'allier...
C'est la coalition la moins espérée - je ne dirais pas: la plus surprenante - qui l'emporte: le MIR de Paz se réconcilie avec l'ADN de Bánzer; victimes et bourreaux s'embrassent au milieu de l'indignation presque générale. On sacre président Jaime Paz, mais ce sont les représentants de l'ADN qui occupent les ministères-clefs. Sur les bancs de l'opposition s'assoient d'autres frères ennemis: les néo-libéraux du gouvernement sortant et les exposants de la gauche évincée. Et les Etats-Unis assistent satisfaits à ces débuts d'une socio-démocratie réformiste encore favorable à leurs intérêts économiques. A l'heure où l'on lira ces lignes, les élections municipales où s'investit la gauche produiront peut-être ici une situation similaire à celle de la « cohabitation » en France.
La Bolivie dans le jeu de l' ici et de l' ailleurs
D'aucuns ont pu penser que la tragicomédie politique se joue exclusivement sur la scène des Etats du "tiers-monde". En Belgique nous avons eu des raisons d'enterrer cette conviction, mais aussi de cultiver, à la place, des espérances qui certainement nous rapprochent des Boliviens "de tous les jours".
Un groupe de femmes commente l'exode des familles rurales: le minifundio, ou morcellement des terres entre les héritiers, ne permettrait plus à ceux-ci de gagner leur vie. Ils ont abandonné les hauts plateaux pour chercher du travail en ville. C'est l'histoire d'une famille des Andes. C'est aussi l'histoire, à peine plus ancienne, d'une famille de l'orient wallon, - la mienne.
Je pense au mouvement syndical. Comment passer sous silence le rôle prépondérant de la Centrale Ouvrière Bolivienne, ce syndicat unique qui regroupe toutes les catégories de travailleurs, ceux des mines formant une avant-garde souvent héroïque pendant les dictatures? La COB en ses meilleures époques est l'instrument de pression populaire par excellence. Mais elle résiste à la persécution des régimes adverses davantage qu'aux blandices des socio démocraties ambiguës. C'est alors que reviennent les dissensions politiques qui fissurent dangereusement le bloc syndical. D'autre part, depuis trois ans surtout, la COB doit prendre en charge le problème des chômeurs – et précisément ceux du secteur le plus progressiste, celui des mineurs. Nommés ici les désoccupés ou les relocalisés (parce qu'ils ont perdu non seulement leur emploi, mais aussi le logement prêté par l'entreprise minière)ils continuent de revendiquer leur droit au travail. Mais la priorité revient toujours aux syndiqués qui réclament l'augmentation de leurs salaires et l'amélioration de leurs conditions de vie. Et je ne peux que me souvenir des conclusions de la rencontre organisée à Namur, le 30 avril 1987, par la FGTB, entre syndiqués au travail ou en chômage: les permanents syndicaux eux-mêmes faisaient état de la difficulté d'inciter les militants à lutter pour que tous aient du travail. Qu'une rencontre de ce genre fût la première depuis 1974 - année que l'on s'accorde à considérer comme marquant le début de « la crise » - ne manquait pas de signification. Il faudra, partout, du temps et des concessions pour arriver à concilier, entre autres principes, celui du maintien des droits acquis et celui du partage de l'emploi.
Je pense aussi aux instituteurs boliviens envoyés, à dessein, dans une région où la langue maternelle est autre que la leur: des enseignants d'origine qhechua en milieu aymara, par exemple. Ainsi les contraint-on à s'adresser aux écoliers en castillan exclusivement. Naguère, chez nous, les écoliers wallons se voyaient obligés de n'utiliser que le français; les élèves flamands, à ne s'exprimer qu'en néerlandais. Et de nos jours, des Bruxellois francophones se font un point d'honneur d'envoyer leurs enfants "à l'école d'en face", histoire de leur assurer un avenir matériel plus appréciable. Pas question de dénigrer ici le bilinguisme, encore faudrait-il examiner les conditions d'apprentissage et leurs influences. C'est une question - comme tant d'autres que souhaitent soulever ces lignes - à traiter de manière bien plus nuancée. L'analphabète de l'an 2000 ne parlera qu'une seule langue ; ce slogan occidental à visée socio-politique ignore qu'en Bolivie et dans un grand nombre de pays du tiers-monde beaucoup d'analphabètes sont bilingues, voire trilingues. L'enjeu de l'instruction officielle, c'est le triomphe de l'expression espagnole. Mais de plus en plus d'intellectuels promeuvent l'enseignement des langues autochtones (vous savez, celles que des Occidentaux distingués appellent, avec une arrogante ignorance de la leur, des dialectes. La transcription de ces langues est relativement récente et fait encore l'objet de discussions orthographiques. Cependant, des établissements du niveau secondaire ne prévoient encore, en matière de "seconde langue" (?), que l'étude du ...français.
Je pense également aux questions que les Boliviens nous posent sur notre identité culturelle. Eclairantes quant à la leur, elles nous renvoient à un art de vivre: quelle est votre musique (la leur (2) est d'une prodigieuse vitalité)? Quelles sont vos danses? Quels sont vos plats cuisinés? Comment fête-t-on les mariages chez vous? Est-il vrai qu'on divorce beaucoup? A travers ces interrogations ou assertions je redécouvre que l'identité culturelle englobe aussi ce que nous croyons qu'elle est. Beaucoup de Boliviens s'imaginent que le charango, cette minuscule guitare dont le son rappelle plutôt la mandoline ou la balalaïka, est un instrument indigène; or il est venu d'Espagne... L'identité naît, quoi de plus naturel, de l'union des différences. On en offrirait mille exemples: un jeu vain, mais nullement étranger à notre difficulté de nous définir, nous Wallons (3). C'est pourquoi, peut-être, nous redoutons le piège du folklorisme, le paradoxe de l'authenticité chiquée, du non-commercial rentable, la langue - non, le dialecte - de bois des indigénistes non indiens.
Je pense enfin aux stéréotypes qui nous tiennent lieu de connaissance de l'étranger. Ayant passé dix-huit mois en Belgique entre 1986 et 1988, j'ai entendu deux fois parler de la Bolivie à la télévision. C'était peu, et c'était pesamment pittoresque, sacro-saintement culturel, ingénument mythologique. Quand les différences prennent les proportions d'abîmes, on se sent dispensé de les franchir. La majorité des Boliviens nous rendent certes notre ignorance et nos préjugés. A l'ombre de souvenirs scolaires ils m'identifient spontanément comme une citoyenne des Pays-Bas (!) ou même du Bénélux (!!). Les personnalités belges qu'ils citent sont, suivant les milieux, Georges Roumat (feu le fondateur de l'Ecole Normale de Sucre, la première en Bolivie) et... Jean-Marie Pfaff. Beaucoup, d'ailleurs, semblent avoir pris conscience de l'existence de la Belgique lors du championnat mondial de football de Mexico. Mais, où que je sois née, je proviens d'un pays où tout le monde a facilement du travail, de l'argent et... des amants. Pour remettre en cause cette imagerie qui vaut bien la nôtre quand nous osons parler de ce peuple, il faudra bien plus encore que la vision de toute une génération d'intellectuels boliviens formés à l'Université de Louvain. Parmi eux, Jaime Paz, l'actuel chef d'Etat,qui ramena chez lui un "souvenir" inattendu: l'emblème de son parti, le coq.
J'ai connu d'autres intellectuels, espagnols ceux-là, qui se moquaient du conflit wallon-flamand « ridicule et mesquin dans un si petit pays », alors même qu'un antagonisme irréductible opposait Barcelone et Madrid, que la Galice et l'Andalousie exigeaient l'autonomie régionale, et que la violence grondait en Euskarra. Les intellectuels boliviens que l'on informe du conflit - et qui n'habitent certes pas un petit pays - ne partagent pas cette réaction. Ils perçoivent à travers notre situation un régionalisme compris comme nécessité de survie économique et culturelle. J'ai découvert ici des grèves originales qui portent le nom d' « arrêts civiques » . Elles s'appliquent à des Départements qui stoppent absolument toute activité: le travail est paralysé, on chasse de leurs points de vente les marchands ambulants, on bloque toutes les routes et les gens se réunissent sur les places pour discuter de leurs problèmes. Les « arrêts civiques » sont une mesure de pression - pour forcer l'Administration Centrale à traiter efficacement une question régionale: approbation ou financement d'un projet, remboursement d'une dette, aide à une institution, etc. - pour le bénéfice de toute la population départementale. Ces « arrêts civiques » obtiennent habituellement une adhésion massive à laquelle ne prétendent pas les grèves convoquées par la COB pour légitimes que soient leurs propos. Mais tout se tient: l'opposition politique ne cesse de relancer le débat sur la décentralisation, un des thèmes-clefs du gouvernement antérieur; aux yeux d'Antonio Araníbar, porte-voix de la Gauche Unie (IU), il ne s'agit encore que d'une étape vers une véritable régionalisation, caractérisée par le développement intégral de toutes les provinces et non seulement des capitales départementales.
Tout se tient: notre monde et celui qu'il dit <f2>tiers<f1>; la clameur de la diversité culturelle quand l'étouffoir économique tient lieu de désespérant commun dénominateur; et la révolte des régions contre l'aliénation nationaliste.
On se souvient de l'enquête sur un certain sentiment d'appartenance: « Voussentez-vous d'abordbelge ou wallon (ou flamand, ou bruxellois)? ». Que répondre? Je ne puis mélanger les plans... Maxime Leforestier chante: « Etre né quelque part, c'est toujours un hasard ». Je suis née en Belgique, j'y habite ou j'y habitais, - n'importe. Mais c'est la Wallonie qui m'habite, c'est elle que je transporte partout avec moi, bon gré mal gré, car elle est inopportune souvent parmi les gens de l'Altiplano, des hautes vallées et des plaines basses du pays qui doit son nom au Libertador Bolivar.
Bolivar - j'oubliais - est né au Venezuela.
Santa Cruz, 23 octobre 1989.
POST-SCRIPTUM
Je parie encore sur la justesse de ces lignes, et pourtant que de changements en quelques mois à peine.
Il faut admettre que le nouveau président bolivien soit devenu un élève appliqué - sinon doué - à l'école nord-américaine. Il faut constater que le jeune révolutionnaire d'une autre décennie a appris lui-même, puis enseigné à mendier à tout un peuple. Il faut assister à la débandade syndicale, le premier mai et les autres jours, tandis que les employés du parti au pouvoir vident les escarcelles dont le chef d'Etat est allé quérir le contenu, notamment, au pays de ses études universitaires. Les organisations non gouvernementales se muent, bon gré mal gré, en instances parastatales. Assimilera-t-on bientôt les agents de changement à des agents de change?
Demain, la coca sera éliminée afin que les habitants des Etats-Unis puissent se droguer avec leurs propres produits.
Qui tient bon? Les manifestants des "arrêts civiques". Dernièrement une longue grève générale du département de Potosí a contraint le gouvernement à reconsidérer les conditions de l'exploitation du lithium à travers l'aide internationale. Valait-il mieux en arriver là? Les experts industriels ne sont pas d'accord sur ce point. Mais ce qui frappe l'observateur non initié, en ces temps de crises des grands mouvements populaires, c'est que les régions restent à elles-mêmes leurs propres - et presque seules - forces de mobilisation.
(13 mai 1990)
(1) SHUBAN Malcolm, Quand Guy SORMAN et Octavio PAZ battent la campagne(néo-libérale et néo-colonialiste) dans Toudi, Centre d'Etudes Wallonnes, Quenast 1988, p. 239.
(2) Rappelons que la chanson pseudo-brésilienne La Lambada, succès de l'été 89 en Europe, n'est autre qu'un plagiat de Llorando se fue, composition musicale du groupe bolivien Kjarkas
(3) C'est à la réflexion de Jean-Marie Klinkenberg sur cette identité wallonne qu'il nous faudrait revenir maintenant (cfr. TOUDI, numéro cité, pp.125-136). Voir L'identité wallonne: hypothèques et faux papiers