Le Mur du Silence et le Crime des Idées
Dans un article du Vif/L'Express du 15 septembre dernier [1989], consacré à la crise de l'idéologie communiste, le Professeur Perin me fait l'honneur de citer un article, écrit en 1983 et publié dans la revue Toudi, 1989. REFOULEMENT DE L'HEGELIANISME ET INCOMPREHENSION DU MARXISME EN BELGIQUE AU XIXème SIECLE
Dans cet article, je défendais la thèse (abondamment documentée), que la Belgique a été, à l'époque de l'occupation hollandaise, le premier pays où eut lieu une tentative de mise en pratique de la doctrine totalitaire de l'Etat telle que l'avait formulée Hegel. Elément central de ce que chaque écolier belge a appris être la « politique de l'Amalgame », cette tentative d'implantation a provoqué, en contre-coup, l'alliance (inédite à l'époque en Europe) entre catholiques et libéraux. Cette alliance, connue sous le nom d'Unionisme, est à l'origine de la fondation, sur des bases pragmatiques plus que théoriques, de l'Etat belge. Quelques années plus tard, Marx qualifiera la Belgique d' « Etat constitutionnel modèle », forme propice au développement du capitalisme.
Par ailleurs, il est avéré que tous les grands théoriciens du marxisme au 20esiècle (Lénine, Gramsci, Lukacs, Adorno, Habermas, Sartre et quelques autres),dans la diversité de leur compréhension respective de la pensée de Marx, sont redevables, d'une manière ou d'une autre, d'une lecture de Hegel. De ce double constat, j'ai tiré une hypothèse sur l'absence en Belgique, pays pourtant riche en luttes ouvrières radicalisées, d'une tradition théorique marxiste.
Je me réjouis que le Professeur Perin trouve cette thèse « curieuse et intéressante », mais je ne puis accepter qu'il amalgame mes propos dans ses propres analyses, que je ne partage pas. Si je le comprends bien, la pensée criminelle de Marx serait à l'origine du défunt Mur de Berlin. Comme la criminalisation de la pensée de Marx m'a toujours autant irrité que son usage pour justifier les crimes, il me semble utile de faire quelques mises au point élémentaires.
1) Marx est un héritier de Hegel du point de vue de la manière de penser - la dialectique, mais aussi l'encyclopédisme - mais non, comme l'écrit le Professeur Perin, du point de vue de la théorie de l'Etat. Marx a d'ailleurs écrit, en 1843, une Critique de l'Etat hégélien. A la même époque, il écrivait des articles contre la censure et pour la liberté de la presse. Ces textes, que Marx, apparemment, n'a pas reniés, constituent, par leur seule existence, mais surtout par leur démarche intellectuelle, la meilleure anti-dote au léninisme, aux diverses formes de stalinismes et à l'assimilation simpliste entre la pensée de Marx et le marxisme-léninisme que les idéologues libéraux pratiquent depuis longtemps. Il faut dire que les léninistes et staliniens ont donné de beaux arguments aux libéraux, ne serait-ce qu'en niant, comme le faisait naguère le malheureux Professeur Althusser, que ces textes du jeune Marx fussent marxistes...
2) Si léninistes et staliniens sont bien coupables de cet escamotage, il faut cependant rappeler que Lénine, quant à lui, n'a pas eu connaissance de l'essentiel des oeuvres du « jeune Marx », qui n'avaient jamais été éditées ou rééditées avant les années '20. Par contre, le grand érudit russe D. Riazanov, qui a contribué à l'exhumation des textes du jeune Marx dans les années '20,figure dans la longue liste des victimes de Staline
3) Séparer l'oeuvre de Marx de l'usage qui en a été fait au 20e siècle par les partis communistes me paraît relever de la simple honnêteté intellectuelle. Leçon historique à méditer: les laïcs intelligents ne critiquent plus, comme ce fut le cas au 18e et au 19e siècles, l'enseignement de Christos par la seule évocation des crimes de Philippe II et de Torquemada
4) Ce à quoi nous assistons, avec des yeux stupéfaits par la rapidité du processus, c'est à la crise des régimes staliniens. Il ne faut pas confondre cela avec la crise du projet communiste tel que l'avait formulé Marx. La pensée de Marx a toujours été en crise, puisqu'elle se définissait comme critique, c'est-à-dire qu'elle était indissociable du débat critique, de la vérification de l'évolution du cours de l'Histoire et donc de la remise en cause de ses propres analyses. Le philosophe allemand contemporain Jürgen Habermas a bien reconstruit dans ses ouvrages, dès les années '60, cette dimension de la pensée de Marx, héritée de Kant et de l'Aufklärung.
5) La crise des régimes staliniens ne s'accompagne pas nécessairement de l'abandon du projet d'une société socialiste. Au printemps dernier, les étudiants chinois chantaient L'Hymne à la Joie, mais aussi L'internationale, qui n'est pas particulièrement le chant de ralliement de nos libéraux... Parmi les porte-parole de l'opposition est-allemande, tous ne dénient pas la référence à un projet de société socialiste
6) Le mur du silence et de l'ignorance sur la pensée de Marx a été, plus qu'ailleurs, particulièrement épais à l'Université de Liège, barricadée contre sa banlieue rouge. Témoignage symbolique: en 1977, il m'a fallu un coupe-papier pour accéder aux textes évoqués plus haut du jeune Marx dans les volumes, couverts de poussière, de l'édition Coste oubliés sur les étagères de la bibliothèque de la Section de Philosophie. A cette date, seule l'édition Coste (publiée à Paris dans les années 1930), présentait une traduction des textes de Marx sur la liberté de la presse... Combien de professeurs de droit public à l'Université de Liège ont-ils enseigné à des générations d'étudiants crédules que Marx prônait le renforcement de l'Etat, alors que Marx espérait, non sans quelque optimisme, le dépérissement de l'Etat après la phase de « dictature du prolétariat »?
7) Au Professeur Perin, je conseille trois lectures « curieuses et intéressantes »: Théorie et Pratique de Jürgen Habermas (Payot, 1964, épuisé et introuvable dans les bibliothèques liégeoises mais qu'il pourra se procurer à la Bibliothèque générale de l'Université de Louvain) qui lui permettra de mieux comprendre la place de Marx dans l'histoire des doctrines politiques; Lénine Dada (Robert Laffont, 1989) de Dominique Noguez, où est défendue la thèse « curieuse et intéressante » de la participation de Lénine à la fondation du mouvement dadaïste. Enfin, les Mémoires d'Eisenstein qui viennent d'être traduites en français, où le grand cinéaste soviétique raconte comment, après son passage à Seraing-la-Rouge, en 1930, la police de l' « Etat constitutionnel modèle » l'empêcha de se rendre à Ostende où l'attendait le peintre Ensor. Eisenstein, avec Malevitch, fut le premier à peindre, en couleurs, dès 1917, les murs de la honte et de la misère...