Levinas : Du viol génocidaire à la dignité érotique
Emmanuel Levinas, né à Kaunas en Lituanie, en 1905, est mort le jour de Noël 1995. Devenu Français, il a étudié la phénoménologie (Husserl, Heidegger) puis pensé le génocide. Pour lui, la pensée en Occident est violence, s'efforçant de comprendre l'Autre, pour le ramener à soi. Cette volonté de com-prendre, de prendre, en vue de ramener à soi pourrait être rapproché de l'Hybris libidineux de Freud (être tout, avoir tout). Et le génocide en est la conclusion. A cela s'oppose des expériences quotidiennes 1.
[Ajout de ce 12 mars 2011: La photo ci-contre tout en demeurant vraie a été extraite d'un contexte mais c'est celle qui a paru dans le n° 34 de République: voir plus bas la photo dans son entièreté]
Le génocide, l'asymétrie
La première c'est la haine: haine assassine du génocide. Perpétré en secret, le génocide n'a aucune raison identifiable. L'ordre (non-écrit), du génocide aurait été donné en 1942, lorsque Hitler devint conscient de son échec à l'Est. Son organisation gêna considérablement l'armée allemande. Ce massacre « scientifique » supposait en effet de réquisitionner des moyens vitaux comme les chemins de fer.
Le projet du bourreau hitlérien n'est pas « seulement » l'extermination, mais aussi la volonté d'humilier (travail forcené, souvent inutile, nudité à l'incarcération ou avant la mort etc.). Dans la haine génocidaire, il y a l'intention d'infliger la mort - soit la pire des violences faites à l'Autre avec la réduction au rang de chose, de cadavre. L'absurdité de la haine vient de ce que, au coeur de son intention, elle cherche deux choses contradictoires: tuer l'homme (ce qui supprime la conscience) et l'espoir qu'il assiste à sa déchéance au rang de chose, simultanéité impossible.
Une autre expérience est l'asymétrie éthique. En certaines relations, je suis amené à risquer ma vie (pour une personne en train de se noyer par exemple). Je puis exiger de moi ce sacrifice, mais ne peux le réclamer en ma faveur. L'Autre et moi, nous ne sommes pas dans le même système (asymétrie). Une symétrie, en effet (l'objet et son reflet dans un miroir), est une situation où je peux tirer entièrement, d'un des côtés, les éléments de l'autre, au prix d'une simple conversion (la gauche de l'objet réel est la droite dans le miroir).
Le Visage, la Parole, l'Erotique
L'épiphanie du Visage est la troisième expérience de l'altérité absolue. Le Visage est quelque chose qui se prête à mon investigation (photographie, portrait-robot). Là, je capte l'Autre, le réduit à mes pouvoirs, l'emprisonne dans l'image que je m'en fais et que j'exhibe. Par un autre côté, le Visage est ce qui m'échappe. Sur cet espace du monde où se découpe le Visage, il y a passage incessant de l'invisible au visible: pleurs, sourire, colère, écoute... Tout cela monte d'un fonds invisible dont les éléments deviennent visibles, mais sans que ce fonds soit jamais épuisé, et l'invisible un jour entièrement traduit dans le visible.
La parole. Quand je parle, je livre ma pensée, qui se fige dans des mots. Mais je puis toujours en modifier la teneur. Platon disait que parler, c'est se porter sans cesse secours à soi-même.
La caresse érotique. La caresse est une manière d'appréhender l'Autre, de le « posséder » (« posséder sa femme »). La caresse qui vise à la possession et à la jouissance en est une forme paradoxale, car cette jouissance ne se clôture pas sur l'absorption, mais sur le maintien de l'objet désiré en son inaccessibilité. La caresse érotique « marche à l'invisible ».
L'Infini
Pour Levinas, ces expériences sont l'Infini en moi. Avoir l'idée de l'Infini, c'est avoir l'idée de ce dont je ne peux avoir l'idée puisque toute perception de l'Infini reste toujours en deçà de ce qu' il est. Dans l'idée de l'Infini, je pense paradoxalement quelque chose qui reste toujours au-delà de la pensée. Avoir l'idée de l'Infini, l'idée de ce dont on n'a pas idée, c'est rencontrer Autrui, ce que la religion appelle Dieu.2
Le Désir
Le Désir dont parle Levinas est un Désir qui, paradoxalement, n'est satisfait que dans le mesure où il ne l'est pas. Le désir d'une nourriture quand je veux me rassasier, est un désir dont la fin est l'assouvissement par absorption. Le Désir, qui a pour objet Autrui ou l'Infini, ne peut être « satisfait » qu'en ne se clôturant pas par un assouvissement qui me livrerait l'Autre comme l'objet convoité dans la faim. Ce Désir est bonté, dévouement, vit de renaître sans cesse de ce que, jamais, l'objet convoité ne soit assimilé. La jouissance sexuelle est paradoxale: elle consiste à ne pas absorber l'Autre. Cette structure étrange annonce l'enfant. En effet, l'enfant est moi-même d'une certaine manière. On dit « Tel père, tel fils ». L'enfant est moi, mais ma relation avec lui ne peut se comparer avec une relation où je m'assimile la nourriture digérée. L'enfant est Autre, est Visage dont l'altérité radicale m'échappe. Avoir un rapport qui, à la fois, est retour à soi et Désir c'est être père ou mère.