L'identité reconstructive chez Jean-Marc Ferry, la Flandre et la Wallonie (traduction)

Conférence donnée à Lovendegem à l'occasion de la fête nationale de la Flandre 10/7/2011
12 July, 2011

Chers amis flamands,

Je vais en quelques minutes vous expliquer un projet. Ce n'est pas un programme politique. Cela pourrait en être un, mais pas dans l'immédiat. Ce projet trouve son inspiration dans la philosophie de J-M Ferry. Ferry est un philosophe français. Il est né en 1946. Il est un disciple d'Habermas. Il l'a traduit en français.

Sa philosophie comprend deux points importants qui peuvent s'avérer utiles pour le conflit entre Wallons et Flamands. Une pensée sur l'Europe et une pensée sur la réconciliation qu'il appelle l'identité reconstructive ou l'éthique reconstructive.

Il souligne que l' « éthique reconstructive » trouve son inspiration dans le Pardon chrétien. Mais l' « éthique reconstructive » n'est pas la même chose que le pardon chrétien. Ce n'est pas quelque chose de totalement différent, mais c'est quelque chose de différent. L' « éthique reconstructive » comme le disent les mots français, est une manière de rétablir ou de reconstruire une relation. Mais la « démarche reconstructive », dans la philosophie de Ferry, ne signifie pas, par exemple, pour un homme et une femme qui sont divorcés, de reprendre la vie commune. Cela ne concerne que la reconstruction de la relation et uniquement cela.

Dans l'exemple du divorce comme dans la situation où se trouvent Flamands et Wallons, la relation est bloquée, peut-être même détruite à cause des malentendus, du mépris, éventuellement par la violence, la haine etc. Pour Ferry, il existe trois sortes de discours, trois manières d'échanger (on prend ici le mot « discours » dans le sens anglais de « discourse », dans le sens philosophique, pas seulement sur le plan théorique mais aussi dans les relations humaines concrètes).

1. l' « identité narrative » ou le « discours de la narration » (le discours comme étant le fait de raconter)

Une femme ou un homme qui sont capables de raconter leur vie possèdent par là-même une identité. « C'est en me acontant que je me donne une identité. » (Paul Ricoeur).

Cela vaut aussi pour les peuples. Un individu ou un peuple qui ne peut se raconter n'a pas d'identité. Comme les malades atteints de la maladie d'Alzheimer. Ma mère, dans ses dernières années, entre 84 ans et 92 ans, souffrit de l'alzheimer. C'était très difficile de parler avec elle dans les derniers mois.

2. l'identité interprétative ou l'identité explicative ou le discours de l'explication

Quand un conflit éclate (ou a eu lieu), il est nécessaire (si l'on veut revenir à la paix), d'avoir une conversation qui permette de s'expliquer sur ses comportements et ceux d'autrui. Mais dans l' »éthique reconstrcive », le moment de l'échange interprétatif (ou explicatif), est un moment dangereux parce durant cette phase de la démarche vous devez expliquer les causes des comportements. Par exemple entre deux individus (ce très simple dialogue) :

Premier individu (le dominant) - tu es devenu mon ami parce que j'étais riche ou parce que j'étais influent et tu n'es pas devenu mon ami pour l'amitié, mais pour avoir un emploi....

Deuxième individu (le dominé) - comme tous les gens riches ou influents tu veux faire valoir ton influence et cela bien plus que ton amitié.

C'est ici que Ferry écrit : « Le danger c'est de diaboliser l'autre et de se victimiser soi. »

Donc le moment interprétatif ou le discours interprétatif est un discours dangereux, mais on ne peut éviter cette étape, car la démarche reconstructive est une démarche responsable et aussi une démarche de vérité, une démarche d'authenticité.

3. la troisième identité ou le troisième discours c'est le discours argumentatif

Au cours de la phase interprétative de la démarche reconstructive, c'est normal que l'on considère l'autre homme ou l'autre femme comme une chose ou comme un objet. Durant une enquête, la police doit, en un certain sens, considérer le suspect comme une chose. Elle doit évidemment le respecter, mais elle ne doit prendre en considération que des éléments objectifs. Elle doit considérer le suspect seulement comme un « il », pas comme un « je ». Elle doit rechercher les causes d'un meurtre et non pas ses raisons : il y a une différence entre les causes et les raisons. Un psychologue doit considérer son malade comme un névrosé, au moins partiellement.

Mais il en va autrement dans la phase argumentative. Alors on regarde l'autre et soi-même comme des personnes. Le comportement d'une personne n'est pas seulement une question de causes, mais de motifs. Les motifs sont des raisons pour lesquelles je fais ceci ou cela, pour lesquelles je choisis ceci ou cela, ce comportement ou cet autre. A ce moment, je parle de mes raisons et à ce moment évidemment, je ne suis plus un objet ou une chose mais une personne, une femme ou un homme , un « je » ou un « tu », le « ich » ou le « du » du philosophe juif Martin Buber. La relation ich/du (je/tu chez Gabriel Marcel ou le Même et l'Autre, Moi et l'Autre chez Levinas), c'est la plus importante des relations. La relation de l'amour ou de l'amitié ou entre collègues ou entre parents et enfants. Et aussi entre les peuples.

On fait une différence entre l'amour et la raison. C'est étrange, car on ne peut aimer que quelqu'un qui peut raisonner. Je ne peux pas être l'ami d'une vache. Mais bien d'un homme ou d'une femme, d'un enfant, certainement pas d'une vache dans le sens profond et vrai de « tenir à quelqu'un d'autre ». Il y a sans doute une différence entre l'amour et le calcul, mais pas entre l'amour et le fait de pouvoir raisonner.

Quand on parle de ses raisons d'agir, on est quelqu'un et l'autre est quelqu'un pour vous. Dans une relation je/tu, il n'est pas nécessaire d'accepter les raisons de l'autre, mais il est important de les entendre. Si vous écoutez son argumentation (même si celle-ci n'est pas acceptée), vous le considérez comme une personne. Et la relation est reconstruite.

Qu'est-ce que tout ceci a à faire avec le conflit entre Wallons et Flamands?

Le 18 juin 1996, j'avais invité Ferry à venir faire une conférence à Charleroi. Sur la démarche reconstructive et son rapport avec l'Union européenne.

Il parla de l'unité de l'Europe et de la réconciliation entre la France et l'Allemagne qui, pour lui, est un exemple de la démarche reconstructive. A la fin de sa conférence, un de mes amis lui posa cette question : si l'on suit votre pensée, la démarche reconstructive signifie, en Belgique, un renforcement de l'identité flamande et de l'identité wallonne. C'est effectivement cela dans la pensée de Ferry. Ferry dit toujours que l'identité reconstructive est l'identité la plus puissante et, en tout cas, maintenant, à notre époque.

Que répondit Ferry ?

Ce que font tous les Français dans ces circonstances : rien. Il répondit : je ne me prononcerai pas sur le problème belge. C'est ainsi pour la France. Pour la France, l'existence de la Belgique est presque impensable et est une situation qui embarrasse.

Mais mon ami avait raison. Ferry dit toujours que l'identité reconstructive, c'est l'identité contemporaine, et que c'est la plus forte identité, la plus puissante. Une identité forte mais une identité humaine ou une identité fraternelle qui est plus puissante que l'identité des armes ou d'une armée. Quand Willy Brandt « s'agenouille pour l'Allemagne » devant le monument au Ghetto de Varsovie, en décembre 1971, c'était une identité plus forte que celle du « Ein Reich, Ein Volk, Ein Führer » qui a détruit l'Allemagne. Et Brandt n'était pas un rêveur. Il était certainement un homme de la realpolitik. Par son geste de Varsovie, il désirait raffermir son Oostpolitik en vue finalement de l'unité de l'Allemagne. Mais il n'y a pas nécessairement de contradiction entre l'identité reconstructive et la realpolitik. Même quand on poursuit un but intéressé, on peut s'impliquer dans une démarche reconstructive.

Je pense que les Wallons et les Flamands doivent fournir beaucoup d'efforts pour se mettre à la recherche d'une telle identité.

Comment ?

Ce serait une autre conférence.

D'abord une remarque générale. Il est certain que toutes ces discussions politiques depuis juin 2010, sont lamentables. Néanmoins, ces discussions nous conduisent à ces fortes identités à construire, pour nous Flamands et Wallons et les Bruxellois également. De Wever est un démocrate. Di Rupo sait bien qu'une Fédération Wallonie-Bruxelles est impossible. Une déclaration brutale d'indépendance de la Flandre me semble aussi impossible. Mais à la fin de cette conférence, je dois encore raconter deux choses.

Il y a quelques années j'étais à Anvers à la Volkshogeschool, pour faire une conférence sur l'identité wallonne. Et l'animateur m'a fait comprendre que je devais dire que pour nous en Wallonie (ce qui n'est pas très sympathique pour un Flamand), les leçons de néerlandais étaient ennuyeuses. Mais pas à cause du mépris pour le néerlandais en lui-même, non ! Seulement parce que ces cours nous étaient imposés par l'Etat et par un Etat où nous avons toujours été une minorité, depuis 1830. C'est un peu la même chose pour les cours de religion (et pourtant je suis catholique). Nous n'avons pas de mépris pour la langue mais nous n'aimons pas nous abaisser devant la contrainte.

La deuxième chose a un lien avec la conférence de Ferry à Charleroi. Ferry a donné une interview au journal LE VIF durant la première grande crise politique, en décembre 2007. Cet hebdomadaire l'interrogea sur la solution à mettre en oeuvre pour la Belgique dans le cadre de sa pensée. A cette époque il consentit à s'exprimer sur le sujet. Et il répondit :

1) (pour les Flamands),

une excuse non pas pour les fautes des Wallons ou des Francophones mais pour le manque de considération du néerlandais depuis 1830 par l'Etat belge. Parce que dans son raisonnement Ferry trouvait que les Francophones et encore moins les Wallons n'étaient pas responsables. Est-ce vrai ou pas ? Une discussion doit avoir lieu à ce sujet. Même si les Wallons et les Francophones n'ont pas de responsabilité personnelle, il est certain que, de fait, le français en Wallonie et dans toute la Belgique, a posé un problème aux Flamands. Mais ce n'est pas ici que nous allons trouver une solution à cette question.

2) (pour les Wallons),

un audit pour l'enseignement wallon et francophone. Rien d'autre.

Les deux propositions sont en contradiction absolue avec l'éthique reconstructive de Ferry. Parce que l'Etat belge est une entité abstraite. Et un audit pour l'enseignement wallon est une façon de ne pas considérer les Wallons comme un « tu » (ou comme un vous ou de ne pas considérer la Wallonie comme une entité collective dotée d'une personnalité). Il n'y avait pas de prise en compte de la responsabilité dans cette démarche parce que les Wallons y étaient considérés comme une chose et non comme une entité humaine. Et ainsi sont les Français. Ils n'osent pas parler de la Belgique ou seulement dans le cadre d'une vision très classique : la Belgique de papa. Je n'ai rien contre la France. Il y a beaucoup d'étudiants français dans les écoles en Wallonie, car ils considèrent que l'enseignement y est meilleur que chez eux. Et j'ai la grande chance d'avoir des étudiantes et des étudiants français. Ce sont des étudiants fantastiques.

Mais la position de Ferry en 2007 me donne l'occasion de tirer des conclusions. La juste solution pour le problème belge c'est le renforcement de l'identité flamande et de l'identité wallonne à travers une réconciliation. Aujourd'hui ma proposition est presque un rêve, mais ma proposition est plus pertinente que ce que dit le Vlaams Blok ou une grande partie du FDF qui veut élargir Bruxelles.

La vérité de la Belgique, ce n'est pas la Belgique. Le statut de Bruxelles est aussi un problème important et nous devons respecter Bruxelles et sa population. Egalement la Communauté germanophone.

Mais la vraie et profonde vérité de la Belgique, c'est la Flandre et la Wallonie.