Bruxelles domine toujours la Wallonie
C’est sous le titre Réalité wallonne et médias qu’en 1998, Jacques Dubois publia un important chapitre de l’ouvrage édité à l’initiative de Jean-Claude Van Cauwenbergehe Oser être wallon, Quorum, Charleroi, 1998, pp.55-67. Comme ce texte n’est pas nécessairement à la disposition de tous, nous l’avons brièvement relu.
Ce texte a peu vieilli
Même si le texte a 14 ans d’âge (et si plusieurs réalités citées ont disparu, comme Fréquence Wallonie, Strip Tease, région soir, l’Ecran témoin … tandis que les débats sur l’hymne wallon sont un peu oubliés : cependant, toute mention de la Wallonie dans son identité continue à provoquer les mêmes sourires), ce texte ne vieillit pas vraiment. Car c’est un très beau texte classique rappelant quelques données fondamentales de l’analyse des médias (principalement venant de la sociologie de Bourdieu) comme par exemple le droit non seulement d’informer et de s’informer mais aussi d’être informé sur soi. Or, redit l’auteur, en même temps que des continents entiers, « Il est de même des groupes ou des couches sociales qui n’ont que de faibles chances de voir leurs intérêts ou leurs aspirations médiatiquement portés à la connaissance d’autrui. Les grands médiateurs de toute obédience ont l’agenda setting discriminatoire et bafouent volontiers les positions minoritaires. » (p.56) Les médias, surtout la télévision, donnent au fond la parole à ceux qui l’ont déjà sauf aux scientifiques à qui le cadre étriqué du temps télévisuel ne donne pas vraiment la possibilité de transmettre une parole critique, il en va de même pour les expressions culturelles les plus authentiques, la manière de parler des médiacrates (comme ceux dénoncés par Serge Halimi dans Les nouveaux chiens de garde), renvoyant tout ce dont ils ne parlent pas au néant de la non-figuration. Cette parole sommaire et dirigée n’a pas pu empêcher la naissance d’un journalisme critique mais qui demeure marginal.
Il faut bien voir que Bruxelles exerce une domination sur la Wallonie
Dans le cas wallon et bruxellois, la Communauté française (qui est la raison sociale de la RTBF), recouvre deux régions socialement et économiquement différentes qui n’accèdent pas à leur affirmation plénière, car le principal vecteur de leur identité n’est pas le fait de traductions institutionnelles adéquates. La conséquence en est néfaste pour la Wallonie, car « capitale du pays et de la Communauté française, siège de surcroît des institutions européennes, Bruxelles – ville et région confondues – est un lieu à haute densité culturelle et à forte accumulation de capital symbolique. Face à elle, la Wallonie, plus nombreuse en population et plus diverses en ressources économiques, est fragmentée, perçue comme provinciale et dépourvue d’un grand pôle de culture (Namur est sa capitale quand Liège est Charleroi sont ses seules grandes villes). Il existe donc entre les deux ensembles qui composent la Communauté un rapport d’inégalité qui se traduit en captation des biens symboliques (tel que l’information) au profit d’une minorité et, finalement, en domination. » (p. 59)La Communauté neutralise la distinction Bruxelles/Wallonie, mais seule la Wallonie en pâtit
La neutralisation des différences sous le couvert de la Communauté française ne nuit en réalité qu’à la Wallonie : « cette neutralisation ne peut guère aller que dans un sens : l’occultation des réalités wallonnes, de leur spécificité. Certes, cela résulte moins d’intentions malveillantes que des effets pervers d’un dispositif. Toujours est-il qu’un peuple en subit durablement le handicap. » (p. 60)
« En apparence équilibrée, cette construction fait cependant illusion et n’entraîne pas, à notre sens, un traitement équitable des collectivités bruxelloise et wallonne. Des disparités se manifestent : elles sont l’expression sensible de rapports sournois d’appropriation et de domination. On peut les résumer d’un mot, d’une phrase ; la Wallonie s’y retrouve en position de périphérie d’un centre, ce qui ne saurait correspondre à l’esprit fédéral. Il est vrai que ces rapports se manifestent de façon plus insidieuse que franche et que, pour cette raison, il est difficile de les cerner et de les objectiver. Aussi taxera-t-on facilement de mauvaise foi ceux qui les dénoncent. C’est pourquoi nous voudrions ici ne pas céder à la passion revendicative mais davantage tenter de démontrer quelques mécanismes, d’en distinguer les effets, d’en débusquer les causes. Avec l’espoir d’inspirer de nouvelles pratiques et qui sait, une autre redistribution des rôles. On s’en tiendra donc à de premières indications. Si elles gardent un caractère impressionniste, elles reposent néanmoins sur des observations aisément vérifiables. Nous les saisirons sous trois points de vue distincts : » (p. 61)
I. Vu de Bruxelles, ce qui se passe ailleurs n’a qu’un intérêt relatif
« 1) D’abord, ce fait brut : les médias qui méritent le label « central » ou « national » ont tous leur siège à Bruxelles et en conséquence leurs agents qui produisent quotidiennement l’information vivent et travaillent pour la plupart dans la capitale ou aux alentours. Ils opèrent ainsi à proximité des grands lieux de pouvoir décisionnel, en matière politique (à l’exception du gouvernement et du parlement wallons) comme en matière culturelle. En résulte la formation d’un champ restreint, dense, relativement replié sur lui-même et ayant tendance à surévaluer ce qui se passe dans son orbite aux dépens de ce qui lui est extérieur. Cela signifie aussi que les instances médiatiques installées dans les villes wallonnes se trouvent massivement renvoyées à l’information régionale. Effet classique du rapport capitale-périphérie, disions-nous un peu plus haut. Soit. Mais avec ce fait singulier et gros de conséquences que Bruxelles ne peut se prévaloir d’être la capitale wallonne.
Acceptons cependant l’idée qu’il lui revient de jouer son rôle de capitale communautaire. On s’attendrait alors à ce que s’exercent largement, en faveur de la périphérie wallonne, les correctifs naturels. Entendons par là que l’information régionale soit activement relayée par les instances centrales. On sait que ce n’est pas exactement le cas. Il est bien connu, par exemple, que les journalistes des centres régionaux de la RTBF [qui ont en quelque sorte disparu ou qui ne jouent plus le même rôle qu’avant, sauf celui de Namur, note de TOUDI] ont fréquemment du mal à obtenir que les « sujets » qu’ils jugent digne d’intérêt soient repris par les journaux télévisés de Reyers. Il est frappant aussi de voir que les pages provinciales du Soir, par exemple, ne figurent pas dans l’édition bruxelloise du quotidien. Evidemment, on peut concevoir qu’il y ait un régionalisme de l’information qui, par définition, n’appelle pas la diffusion élargie . Journaux régionaux, programmes régionaux (comme Fréquence Wallonie ou Région Soir) sont là pour lui faire la part belle. Mais le sentiment demeure que vu de Bruxelles, ce qui se produit à Liège, Namur ou Charleroi n’a qu’un intérêt tout relatif. Faites une conférence de presse dans une grande ville wallonne : sa chance d’être évoquée au JT ou dans les pages « nationales » de La Libre ou du Soir est extrêmement faible. Et que dire du regard condescendant ou ironique que les médias centraux portent sur tel événement wallon ( les débats récents autour du choix d’un hymne) ? » (pp. 62-63)
II. La Wallonie quand on en parle est folklorisée
« 2) Un fait de sensibilité à présent. Dans sa globalité, l’instance médiatique dominante laisse fréquemment l’impression de n’être pas réceptive ou attentive à tout ce qui peut faire l’identité wallonne. De très petits dérapages le disent. Nom de commune que l’on estropie. Accent du terroir souligné ironiquement. A se demander si les journalistes du centre franchissent parfois les quelques dizaines de kilomètres qui les séparent de Tournai, de Verviers ou de Marche. Etrange pays où des milliers de fonctionnaires font chaque jour d’improbables navettes pour rester fidèle à leur ancrage local pendant que communicateurs et leaders d’opinion aiment peu à se déplacer. Que les techniques multiples de transmission dont dispose la presse soient peu propices aux reportages de terrain, on peut le concevoir. Mais quelques plongées brutes dans la réalité wallonne seraient sans doute salutaires à certains virtuoses de l’info.
Toujours est-il qu’il n’en faut pas plus pour que s’entretienne l’image d’une Wallonie ringarde, mi-ruralo-patroisante et mi-métallo-décadente, ne méritant l’attention de ceux que fascine le seul chic moderniste. Nous dirons plus loin en quoi cette figuration négative a d’autres raisons d’être. Mais, au moment où les Wallons se redéfinissent avec vaillance, au moment où ils veulent donner d’eux-mêmes une image rénovée, on voudrait pouvoir compter sur toute l’intelligentsia et sur ses médiateurs pour contribuer à l’éducation de cette image. Bruxelles a d’ailleurs, elle aussi, ses problèmes d’affirmation et d’existence et, à ce titre, mérite notre intérêt. De leur côté, les Wallons ont besoin aujourd’hui de se rassembler autour de ce qui les définit : un patrimoine, des combats passés et présents, des oeuvres et des travaux, toutes choses dont ils attendent une reconnaissance accrue, au dehors comme au-dedans. Comme tout peuple, ils réclament de pouvoir s’identifier à des symboles, ceux par exemple que leur procurent artistes, savants, champions sportifs. Voilà qui exige un travail d’identification actif, passant nécessairement par la contribution et la bonne volonté des médiateurs institués. En attendant, à l’Ecran témoin, la Wallonie n’est guère présente. A Strip tease, elle se marginalise. A Télétourisme ou ailleurs, elle n’est que folklore. » (pp.63-64)
III. La Communauté française perpétue l'ancienne marginalisation wallonne dans l’Etat unitaire
« 3) La démocratie informationnelle passe aussi par la capacité de donner la parole équitablement à tous ceux qui ont à dire et pas seulement aux détenteurs des monopoles discursifs. Pierre Bourdieu nous l’a rappelé opportunément. Il a notamment attiré l’attention sur le fait que, alors même que les grands médias ont des possibilités de couverture démultipliées et amplifiées, c’est toujours le même carrousel de têtes qui tourne à ce que les Guignols de l’Info parodient avec toute l’impertinence voulue à l’intérieur même d’une émission qui pratique de la sorte. On se doute que, dès lors, vivre et agir hors de la métropole bruxelloise, c’est ne pas avoir les mêmes chances que d’autres d’accéder aux médias. Pour ne prendre qu’un exemple, depuis qu’il est fait grand crédit à l’expertise universitaire sur les ondes, on note que les deux Universités les plus centrales – ULB-UCL – sont énormément plus sollicitées que Liège, Gembloux, Namur ou Mons. On aura beau invoquer différentes raisons de commodité ou de visibilité pour justifier ce déséquilibre : l’occultation des universités wallonnes est un fait net, un phénomène quasi constant – même s’il est des émissions qui, traitant de l’actualité scientifique, agissent à cet égard tout autrement. Certes, le cas de l’UCL est particulier : on y trouve des engagements wallons individuels très qualitatifs, mais l’ancrage wallon de l’université n’en est pas moins déforcé par le caractère largement bruxellois du personnel scientifique. Tout cela revient à dire que les acteurs de la société wallonne sont moins repérables et moins médiatisés que leurs équivalents de la Capitale, au préjudice même de cette société, déjà en mal d’identité.
On peut donc conclure à une représentation très inégale des réalités et à une sous-représentation permanente de ce que font et sont les Wallons en tant que tels. Les historiens pourraient sans doute montrer que c’est là l’héritage d’une situation ancienne liée à l’Etat unitaire. Il n’en est pas moins anormal que la Communauté française perpétue cette tradition fâcheuse. Si elle veut survivre en conformité avec le principe d’alliance qui la fonde, il lui faut revoir ses conceptions fédératives en matière de communication. Naguère, en raison de son important câblage, la Belgique francophone passait pour un laboratoire médiatique. On se réjouirait qu’elle le redevienne en tant qu’espace public où l’information est mise à la portée de tous et où l’échange est véritablement démocratique. » (pp. 64-65)
Aujourd’hui ?
Qu’en est-il aujourd’hui ? On pourrait dire que les choses se seraient aggravées puisque les centres régionaux wallons (sauf celui de Namur mais il est lié à l’information wallonne institutionnelle), ne jouent plus le même rôle qu’avant en matière d’information. Par ailleurs la télé semble rattrapée par la toile qui devrait être analysée autrement (même si, elle aussi reproduit bien des phénomènes qui lui préexistaient et qu’elle avalise), la presse écrite est en recul et il n’existe plus que deux journaux wallons (L’avenir et Sud-Presse), avec des journaux comme Le Soir et surtout La Libre Belgique qui semblent avoir tenu compte de critiques répétées depuis des décennies.
Le fait nouveau c’est que plusieurs Bruxellois ne s’accommodent plus aujourd’hui non plus de cette situation et réclament avec le Mouvement du Manifeste wallon, la régionalisation complète de la Communauté française. La revue TOUDI a d’ailleurs été en 2003 au centre d’un nouveau manifeste déposé au parlement wallon. Puis a salué avec vigueur le manifeste bruxellois de décembre 2006. En février 2009, en novembre 2010, le Mouvement du Manifeste wallon a pu rassembler quelques centaines de personnes et diverses personnalités pour la reprise, avec les régionalistes bruxellois, de la mise en cause de la Communauté française, mise en cause à nouveau relayée par des personnalités du Gouvernement wallon et du parlement wallon. Le combat doit continuer. On ne sera pas injuste en disant que les médias dominants n’ont pas du tout pris en compte les critiques que Jacques Dubois leur faisait, mais l’essentiel de sa critique était surtout de souligner à quel point les reproches à leur faire ne devaient pas s’adresser à eux d’abord mais à la structure de la soi-disant fédération Wallonie-Bruxelles qui ne fédère pas plus que la Communauté à laquelle elle succède(rait).
Voir aussi Comprendre (facilement) le débat Communauté/Région de 1983 à aujourd'hui