Chapitre X : Peut-on penser l'inconsolable sans consolation ? (Interview de Luc Dardenne)
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Sur l'affaire humaine (Critique : SUR L'AFFAIRE HUMAINE (de Luc Dardenne)) est un petit livre de Luc Dardenne publié au Seuil au printemps 2012 dans la collection La Librairie du XXIe siècle dirigée par Maurice Olender. Le propos est tout à fait philosophique, mais il est lié au cinéma des Frères Dardenne. La conversation a d'abord porté intensément sur le livre lui-même. Me rappelant une question que François André voulait poser, j'ai eu peur de l'oublier et nous avons dévié sur des questions à propos du cinéma et de la Wallonie, de l' « ici » et du monde. Pour finalement revenir, assez logiquement étant donné la façon dont les Dardenne voient leur cinéma, « sur l'affaire humaine » et, via Bernanos et Wordsworth, sur l'idée que l'enfant est le père de l'homme, d'une humanité délivrée de la peur de mourir sans recours à Dieu.
- J'ai entendu à la fin d'une conversation sur ton livre à une radio française quelqu'un te dire qu'il avait du mal à croire que tu te plaçais dans la perspective de la mort de Dieu (que tu acceptes et assumes). Peut-être parce que tu te réfères souvent à la Bible et que vos films ont une dimension religieuse (même sans signes extérieurs la désignant de manière codée)?
I. Moi, Luc, j'ai besoin d'être consolé
Luc Dardenne - Les textes bibliques disent ce que doit être la vie selon Dieu, la vie selon la Loi, selon l'Amour, selon la Justice. Si on peut apercevoir quelque chose de religieux dans nos films, c'est sans doute parce que les situations vécues par nos personnages renvoient à cette vie selon Dieu qui, même sans Dieu aujourd'hui, continue d'être pour nous la vie la plus humaine qui soit, pas pour toutes les situations de la vie mais au moins pour certaines. Par exemple une situation, qui est au cœur de plusieurs de nos films, met en scène la possibilité du meurtre et son impossibilité morale. Nécessairement circule dans ces scènes et dans l'esprit du spectateur qui les voit l'interdit de tuer qui pour nous appartient au texte du Décalogue. Quand on est Occidental, on est inévitablement l'héritier des textes du Décalogue et du Sermon sur la montagne. Je parle de la consolation dans Sur l'affaire humaine, sous la forme d'une méditation, d'une rumination qui part d'un personnage dont mon frère et moi avons fait un film : un enfant seul, abandonné par son père et dont la mère n'apparaît pas (sans doute morte). Il n'a confiance en personne et est habité par une illusion profonde (qui pour la plupart d'entre nous n'en est pas une) : celle d'être aimé par celui qui lui reste, celui de qui il vient, c'est-à-dire son père.
- Le Gamin au vélo.
Luc Dardenne - Oui, Cyril. Il attend que son père le « reconnaisse », qu'il fasse un geste, lui dise de venir vers lui. Or, le père, dans le dernier contact qu'il a avec cet enfant rompt avec lui, le renie. Nous nous sommes dit que cet enfant allait rencontrer une jeune femme qui va l'aimer, lui redonner l'enfance qu'il a perdue. Samantha va l'adopter et lui, il va accepter d'être le fils de cette femme. On s'est demandé pourquoi il accepterait d'être le fils de cette femme, pourquoi il accepterait de ne plus rêver de son « vrai » père. Cyril est devenu mon alter ego. J'ai senti en lui, quand il est abandonné, une solitude profonde, la solitude de celui qui a peur de mourir. Je me suis souvenu également d'une question qui m'habite, celle que Kafka pose dans son Journal du 9 octobre 1917 : « Est-il possible de penser quelque chose d'inconsolable ? Ou plutôt est-il possible de penser quelque chose d'inconsolable sans l'ombre d'une consolation ? » Comment vit-on avec cette question, comment avance-t-on? Je suis parti de notes prises durant l'écriture du scénario. Je les ai mises en ordre, car Maurice Olender m'a dit que cela l'intéressait quand je lui en ai fait lire quelques unes. Ce n'est pas un discours pour étayer quoi que ce soit, pour argumenter en faveur de l'athéisme ou de la nécessité de Dieu. J'ai essayé d'être sincère et, sans stratégie pour penser, d'aller là où la méditation et la question de la consolation m'emmenaient. Je me suis demandé si j'avais besoin ou pas d'être consolé. Eh bien ! J'avoue que oui, moi, Luc, j'en ai besoin. Mais quelle consolation après la mort de Dieu ? Je ne dis pas cela au nom de tout le monde, mais quand même avec l'espoir que mon besoin de consolation et ma méditation à son propos puissent être partagés, que cette méditation qui est peut-être un délire puisse au moins être le symptôme de quelque chose de notre présent, dépassant ma personne. Je n'ai pas écrit ce petit livre pour que l'on se rallie à ma pensée, mais en essayant de penser au plus profond, et le plus possible par moi-même, en me disant finalement que cela pourrait intéresser quelqu'un. Comme le dit Ralph Emerson : quand on pense quelque chose pour soi, peut-être qu'on le pense aussi pour d'autres, si on le pense sincèrement.
Les humiliés chez Simenon finissent par tuer
- On a besoin d'être consolé du fait que l'on va mourir ?
L.D : Oui il me semble que c'est d'abord le fait d'avoir peur de mourir qui appelle une consolation. Peur de mourir qui peut se tenir au cœur de plusieurs émotions ou sentiments comme par exemple le sentiment d'humiliation. La violence d'une humiliation interpersonnelle ou sociale peut reconduire un individu adulte vers cette peur panique de mourir du nouveau-né envahi violemment par l'autre, le dehors. Le nouveau né fuit cette violence de l'autre, cette peur de mourir en s'isolant dans une bulle imaginaire. La manière pour l'adulte de fuir cette peur première est de détruire l'autre ou de se détruire. Les personnages de Simenon sont souvent des humiliés qui finissent par tuer.
- L'humiliation dont parle Axel Honneth dans Intégrité et mépris qui détruit la confiance basique qu'un être a dans le monde, à la suite d'une torture ou d'un viol ?
L.D : Je n'ai pas lu Axel Honneth mais Jean Amery parle de cette destruction de la confiance dans le monde suite à la torture dans Par-delà le crime et le châtiment.
On ne peut s'aimer qu'immortel
L.D. - Lorsque l'enfant vient au monde, s'il n'y a pas ce que j'ai appelé la « quasi bulle de l'amour » (peut-être une sorte d'enveloppe neurobiologique produite par cet amour, que la science découvrira), une enveloppe poreuse qui l'isole tout en laissant entrer l'autre, il est perdu, il est en proie à une peur panique qu'il tente de fuir en se réfugiant dans une bulle complète, absolument close, imaginaire. C'est par l'amour de l'autre dont je dépends absolument et qui me secourt au commencement, que je parviens à sortir de cette bulle imaginaire pour, grâce à la quasi bulle de l'amour d'un autre (souvent la mère, le couple des parents), m'aimer, évacuer ma peur d'être un vivant, un séparé. C'est cet amour qui nous permet, au lieu de vouloir retourner à l'avant de la séparation (avant la naissance), de s'aimer comme né de cette femme ou de ce couple peu importe que ce soit biologique ou pas (adoption, couple homosexuel). Dans L'Idiot de la famille, dans le chapitre intitulé La mère, Sartre a écrit des pages magnifiques sur l'amour entre l'enfant et sa mère, sur le temps comme avenir généré par cet amour, il dit à un moment que si le nouveau-né a été valorisé, comblé par ce premier amour, « l'essentiel est gagné ». Cet amour qui évacue la peur panique de mourir est aussi ce qui nous permettra plus tard de refuser la mort, notre mortalité. Si l'amour de l'autre a réussi à ce que je m'aime, je ne peux pas m'aimer mortel, disparaissant, je ne peux pas m'aimer mort. Ça va t'aider à lutter jusqu'au bout et te donner le sentiment d'être éternel, même si ce sentiment va être relativisé, limité par la vie. Bien sûr c'est une illusion, mais dont on ne peut pas se passer. Dieu est un des noms de cette illusion. Un autre nom de cette illusion est le groupe quasi fusionnel qui aussi fait oublier la mort à l'être vivant séparé. Vivre avec cette illusion tout en la reconnaissant comme illusion est notre vie après la fin des absolus religieux et idéologiques, se reconnaître comme être séparé bien qu'habité par un désir d'éternité que plus rien ne pourra combler absolument.
La peur de mourir n'est pas l'angoisse de la mort
- Depuis 2000 ans, Dieu fait oublier la mort (c'est évident), mais d'un autre côté, on tombe sur Gethsémani avec un homme qui est, en principe, le plus relié à Dieu, Jésus (qui est Dieu pour les croyants), mais pas du tout consolé. Quand j'avais 16 ans, un ami m'a dit qu'il souhaiterait qu'un théologien puisse expliquer cette peur. Jean-Pierre Falque, dans Le Passeur de Gethsémani (lu à cause de ton livre et que j'ai devant moi), se confronte à Heidegger qui dit que l'angoisse de la mort, regardée en face, permet d'exister authentiquement et dénie aux chrétiens cette capacité en raison de leur perspective de l'au-delà. Mais Falque montre que cette perspective ne console pas Jésus. Ce qui pourrait vouloir dire que la mort de Dieu aurait commencé avec lui, en un double sens si l'on est croyant.
L.D. - La peur de mourir dont je parle dans le livre n'est pas l'angoisse devant la mort de Heidegger. Cette angoisse chez Heidegger, c'est encore une façon de trouver une relation avec le fait de finir, une connaissance relevant d'un voir. Or mourir, c'est la rupture de toute relation, de toute connaissance. On est acculé, totalement exposé, c'est « l'impossibilité de la possibilité » comme l'a écrit Emmanuel Levinas, contrairement à Heidegger pour qui c'est « la possibilité de l'impossibilité ». Pour lui, se voir, se savoir fini, se tenir devant sa mort, c'est trouver son authenticité. La mort dont je parle est le fait de mourir qui me fait peur, qui me renvoie à ma vie qui veut vivre et ne peut envisager cette possibilité, une possibilité que je ne peux assumer, un état extrême qui me réduit à ma faiblesse la plus extrême.
Il faut se sentir immortel pour vivre
- Comment quelqu'un qui a nourri cette illusion d'éternité - au sens où tu en parles - va-t-il pouvoir vivre sa propre mort ?
L.D. - C'est la question! Je suis mortel, je le sais et en même temps j'ai aussi besoin de me sentir immortel pour vivre. J'ai besoin de cette illusion. Quand j'ai été aimé absolument, je m'aime absolument et cela fait que je ne peux pas m'accepter mort, anéanti. On a besoin de cette illusion d'immortalité qui ne devrait pas se rigidifier. Car si l'amour de l'autre a pu me prendre un moment dans la bulle dont je parlais tout à l'heure, c'est pour m'introduire non pas dans une bulle imperméable où l'enfant veut régresser en venant au monde par peur de l'autre, mais une bulle perméable qui l'ouvre lentement au monde et à autrui. L'autre qui m'aime en premier lieu n'est pas seulement une bulle, c'est aussi un corps, distinct de moi. Le sas qu'il crée entre, d'une part, la bulle imaginaire, absolument close dans laquelle le nouveau-né veut se réfugier et, d'autre part, le monde et autrui, c'est une bulle perméable. C'est grâce à l'amour infini de l'autre (père, mère, couple hétérosexuel ou homosexuel, autre parent, adoptant, peu importe, quelqu'un qui aime inconditionnellement l'enfant), que je vais ensuite me vivre comme immortel tout en étant mortel. En effet, je dois mourir, je sais que je mourrai même si quelque chose en moi ignore ce savoir. Lorsque les illusions collectives et individuelles d'éternité ont été critiquées et se sont dissipées comme idées et comme émotions, lorsque nos démocraties ont fait le deuil de tous les absolus et s'opposent à toute nouvelle forme d'appartenance absolue, nationale, raciale ou religieuse, que reste-t-il pour s'oublier comme être séparé, mortel, solitaire, obsédé par sa mort ? J'essaie de dire dans le livre que « la vie à plusieurs », la vie avec autrui peut nous sortir de cette solitude à laquelle nous nous croyons confinés parce qu'orphelins inconsolables de la mort de Dieu et des idéologies qui ont tenté de le remplacer. Se penser comme solitude face à sa mort est une façon de ne pas avoir accepté la mort de Dieu, de ne pas arriver à en faire le deuil en serrant la main d'autrui, en vivant à plusieurs. Heidegger n'a pas eu un regard de sympathie pour la main d'autrui, pour lui la grandeur de l'homme est dans son face à face solitaire avec la mort, isolé des autres dans sa solitude altière.
Fausses réponses héroïques à la mort de Dieu
Il insiste sur la nécessité de se voir lucidement comme seuls, comme jetés au monde, par authenticité. Cette vision quelque part héroïque, c'est l'impensé de la mort de Dieu, son refus et le choix de la solitude. Comment Dieu étant mort, arriver à ne plus sentir cette solitude ? Ne plus être accaparé par elle, fasciné par elle ? C'est cela la question. Chez des penseurs comme Heidegger et Nietzsche, la solitude est la valeur suprême, une solitude altière.
Ernst Jünger c'est la même chose. C'est tout un courant de pensée qui dans l'héroïsme solitaire a trouvé la solution à la vie sans Dieu, mais je pense que l'investissement dans cette posture vient d'une non-acceptation de la mort de Dieu. Ils sont encore sous le coup de cette mort et nous n'en sommes pas encore sortis. Cela ne va pas de soi de vivre sans Dieu, sans transcendance, sans illusion d'éternité, sans illusion d'un autre qui ferait disparaître solitude et séparation. Car on est séparé, on est solitaire. Mais on peut vivre cette solitude dans le rapport à autrui et avec joie.
- J'en reviens malgré tout au fait que le Christ meurt comme si Dieu était mort, dans une sorte d'angoisse inconsolable qui, comme le dit Falque, n'est ni l'héroïsme (à la Jünger), ni la résignation (celle d'Epicure qui dit que la mort n'est pas un problème puisque tant qu'elle n'est pas, nous sommes et quand elle est, nous ne sommes plus), ni la sérénité de Socrate sûr d'une issue favorable (car persuadé de l'immortalité de l'âme).
L.D. - Quand l'homme Jésus meurt, il meurt réellement et il se sent réellement abandonné par son père, mais le Christ mort ressuscite, c'est cela, me semble-t-il, le christianisme, la victoire contre la mort, la résurrection et la rédemption. On peut certes vivre, ressentir l'angoisse de Jésus mourant parce que c'est un corps de chair et de sang mais si on est un chrétien croyant on se donne toujours, par dessous la table, la certitude que cette mort n'est pas la vraie fin, qu'au contraire elle est passage vers l'éternité. Cela dit, c'est vrai, la mort de Jésus n'est pas rapportée par les textes comme une mort héroïque ou sereine, il est un corps qui souffre comme tout corps humain torturé, il est faible, il appelle son père, il est d'une totale humanité et c'est la sympathie, la miséricorde, la compassion pour cet homme qui souffre qui irrigue notre culture européenne, la peinture, nos images.
L'art européen né de la Passion du Christ
- Dimanche, nous recevions un couple ami. La maman de la jeune femme anime un Centre d'action laïque. Son mari est furieux lorsque l'on parle de telle ou telle dépense pour l'église dans la ville qu'il habite, une cloche par exemple, comme attentatoire à la laïcité. Non qu'il soit chrétien, il ne l'est pas. Mais parce que il a le sentiment que si l'on doit éradiquer tout ce qui est chrétien dans notre vivre-ensemble on va devoir aller jusqu'à l'impensable. Et à ce moment il s'empare de l'album de famille qui traînait sur la table et qui réunit les photos des nonante ans de la maman de ma femme... Il me dit ce que j'ai lu chez toi (dans Au dos de nos images) à savoir que photo ou peinture sont comme ce que tu dis du cinéma, pas au sens théologique bien sûr, mais esthétique : la « résurrection des corps ». Je lui avais rétorqué : mais la statuaire grecque ?
L.D. - Oui et tout cela a fort compté pour l'art européen. Une grande part de l'art européen est liée à la passion du Christ.
La Grèce, son apport est immense au plan de la pensée, de la pensée politique : la démocratie, ce n'est pas les religions qui l'ont inventée. Mais pour moi, l'art grec, il ne me donne pas vraiment d'émotion. J'ai éprouvé celle-ci avec Fra Angelico, avec Botticelli, avec Piero della Francesca, les émotions artistiques les plus profondes. Mon émotion primordiale, c'est par rapport à un corps, à un visage, l'art italien qui peignait les anges, les prophètes, les femmes, les enfants, Jésus, Marie, et puis d'autres corps et visages peints par Caravage, Goya,...
Dans Sur l'affaire humaine, je n'ai pas parlé de l'héritage multiple légué par Dieu, j'ai seulement parlé de Dieu comme consolation disparue mais il y a de multiples héritages de l'existence du Dieu unique du monothéisme, comme l'idée d'égalité. Avoir un troisième terme, là, au-dessus de nous, pour que nous nous regardions comme les images du même, c'est la religion qui l'a mondialisée, notamment à travers l'imprimerie, la colonisation. Quand, aujourd'hui, des noirs chrétiens du Cameroun, des arabes chrétiens du Liban, des belges chrétiens se retrouvent dans un même temple à Bruxelles, ils se sentent tous les fils du même Dieu, ils n'accordent plus la même importance à leur origine ethnique, ils chantent et prient ensemble le même Dieu. C'est un ami camerounais qui m'a dit cela, et c'était important pour lui car les arabes et les blancs continuent encore de regarder les noirs avec beaucoup de préjugés. Bien sûr cette égalité relativisant les différences est aussi une égalité identitaire exclusive, on l'a vu avec le christianisme persécuteur des juifs, on le voit aujourd'hui avec l'islamisme. Mais cela étant, les trois religions monothéistes ont construit le dispositif d'une égalité par référence à un même Dieu unique, même si cette égalité a été et est encore liée à une identité commune particulière, à une communauté particulière et non à tous les humains.
L'idée négative de résurrection des morts
- L'idée de la mort de Dieu, n'est-ce pas plus ancien ? Dans la communauté juive au temps de Jésus beaucoup étaient opposés à l'idée de résurrection. Et lors des apparitions du Christ ressuscité, Mathieu écrit, parlant des disciples (les plus proches, les Onze), que d'aucuns doutent.
L.D. - Je ne sais pas, répondre à cette question dépasse mes compétences. Mon livre n'est pas une discussion sur l'histoire de la mort ou de la survie de Dieu. D'une certaine façon, je ne parle que de moi, de moi pour qui Dieu est mort. Je ne livre que des ruminations, des pensées obsessionnelles sur la demande de consolation qui m'habite, m'innerve comme elle innerve le gamin au vélo, mon alter ego. Tout ce qu'il me semble pouvoir dire à propos de l'idée de résurrection, c'est qu'elle correspond à un désir d'éternité, de survie et qu'elle n'est pas pensée jusqu'au bout par les croyants, elle n'est pas une pensée, elle est une illusion sécurisante qu'il n'est pas nécessaire de penser, dont la raison d'être n'est pas d'être pensée mais de consoler, c'est une croyance floue que les croyants préfèrent garder dans cet état. L'idée de la résurrection est d'abord une idée négative : la mort ne sera pas ma fin, elle est vécue comme cela par les gens qui croient et ne peuvent pas, ne désirent pas accepter la fin, la fin de leur individualité, de leur conscience. C'est une idée négative même si la peinture et parfois le cinéma, par exemple Terrence Malick, ont essayé de mettre cet autre vie en images.
A quoi a servi l'idée illusoire de Dieu
On a parlé de Dieu et de l'égalité. Mais l'idée d'égalité apparaît aussi dans l'expérience humaine, sans passer par Dieu. J'essaie de le montrer dans un petit chapitre où je parle de la sympathie pour autrui et de la joie pour autrui. Il y a quelque chose entre nous qui fait que l'on a de l'empathie pour l'autre, pour celui qui souffre. Tu veux le soulager ou plus exactement, non, tu ne veux pas, c'est plus fort que ta volonté, tu souffres à sa place, tu es pris par sa souffrance. Tu es aussi heureux qu'il sorte de sa souffrance. Même si c'est ton ennemi. Le judaïsme l'avait bien compris, le christianisme aussi. Dans le roman de Vassili Grossman, Vie et destin, une vieille Russe est présente au moment où des soldats nazis vont exécuter des compatriotes, des proches. Quand les soldats se préparent à le faire, l'un d'entre eux se tire par accident une balle dans le ventre. Il reste là dans la pièce, le garçon regarde la vieille. Alors, bien qu'elle soit en train de perdre les siens, elle le prend dans ses bras parce qu'il va mourir et qu'il a jeté un regard vers elle : elle est avec lui. Quelque chose chez nous nous contraint à souffrir de la souffrance de celui qui souffre et à nous réjouir de la joie de celui qui est joyeux. Tout cela est le fruit d'une longue évolution, de ces multiples générations qui se sont entraidées, qui se sont fait la guerre aussi. La religion a sans doute aussi aidé à fabriquer cette sympathie, elle a été une sorte de prothèse mentale pour que les humains puissent se voir, s'imaginer comme égaux. Souvent je pense à la notion d' « exaptation » des théories de l'évolution quand je pense au rôle de Dieu dans notre longue histoire. Dans un contexte de peur, il a permis de fabriquer de la consolation, de la négation de la mort, et puis dans un nouveau contexte il trouve une nouvelle fonction, comme fabriquer de l'égalité.
L'étrange besoin contemporain d'autrui
J'ai essayé de savoir si le besoin de consolation ne reste pas au fond de tous les humains. Je ne parle pas ici de la croyance en un Dieu, mais du besoin de l'autre pour me sauver, le besoin de l'autre, de l'aide extérieure, où s'origine cet autre qu'est Dieu qui nous sauve de la mort, nous donne l'éternité. Ce Dieu n'étant plus là, n'avons-nous pas tendance à demander à l'autre humain, à autrui de le remplacer ? Mais l'autre ne peut pas le remplacer, sauf à être divinisé. Sans doute y a-t-il un lien entre la demande d'amour, de sécurité, d'éternité et la soumission, l'obéissance.
Ce que je n'ai pas mis dans le livre, c'est que les gens ont besoin d'un autre de manière maladive. La demande faite à l'autre aujourd'hui devient énorme : « sauve-moi », « aide-moi sinon je meurs», « c'est à cause de toi que cela ne va pas » etc. La demande faite à l'autre pour prendre ma vie en charge me semble devenir plus importante qu'auparavant. Peut-être est-ce lié à la disparition de Dieu ? On ne prie plus Dieu le soir, le matin (« aide-moi, Seigneur, je suis faible »), donc l'autre humain devient le seul à qui adresser sa prière ou sa requête, ou son reproche. Je me demande si parfois le fait qu'aujourd'hui les individus prennent un certain plaisir à être victimes, à prendre la position de celui qui est frappé, qui est persécuté ne serait pas chez ces individus-là, une sorte de mélancolie qui leur fait encore croire que l'on peut diviniser un individu, un autre être humain. Dieu est mort, on le sait, mais on s'adresse à l'autre et on voudrait qu'il soit encore Dieu. « Reconnais ma souffrance ! », dit-on au public des médias à qui on vient raconter sa vie jusque dans les impudiques détails. Les gens qui parlent ainsi veulent que leur souffrance soit vue, soit entendue. C'est normal, quelque part, c'est profondément humain, mais pourquoi cette prolifération de demandes aujourd'hui ?
- A la télévision par exemple ?
L.D. - Oui, à la télé. Et je me demande si les médias auraient pu devenir ce lieu de manifestation de détresse et d'appel à l'autre, le spectateur, si les gens avaient continué à avoir un dialogue intérieur avec Celui qui n'existe pas, Dieu, celui dont je puis être sûr qu'il m'écoute, qu'il ne me laissera pas tomber. Est-ce compatible ou pas ? Moi, je pense que non... Sans doute y a-t-il un lien entre la disparition de Dieu et l'apparition de la Toile, des réseaux sociaux, non pas que les réseaux sociaux ne soient que demandes de consolation mais parce qu'ils sont une manière de sortir de la solitude privée du secours de Dieu, de fabriquer de la relation à autrui, de l'amitié.
- Certains ne diraient-ils pas quand même que tu accordes trop d'importance à la mort de Dieu ?
L.D. - Oui, tu as sans doute raison. Je n'ai pas étudié ces questions, je ne pense ici qu'à travers moi-même. J'essaye d'entrer en moi le plus sincèrement possible en espérant que par là je parle aux autres. Moi, je n'ai pas la foi, je ne l'ai jamais vraiment eue et donc je pars de là, de ma solitude. Cela ne veut pas dire que je ne peux pas parler de Dieu, que je ne peux pas sentir ce qu'est une relation à un Être qui n'existe pas. La voix intérieure, c'est quoi ? On a tous une voix intérieure. On parle avec quelqu'un en nous, mais cela vient d'où, comment ? Est-ce seulement un Surmoi ? N'y a-t-il pas dans cette voix en moi la réponse à une demande de consolation, la trace peut-être du premier amour infini qui me sauva de la peur de mourir ?
L'hédonisme des croyants
- Tu n'as jamais eu la foi ?
L.D. - J'ai vécu une enfance catholique, une mère qui avait la foi du charbonnier, populaire, les miracles, les saints, les chapelles, les tombes, les images pieuses. Beauraing, Lourdes, Saint Antoine de Padoue, Sainte Rita, Saint Guy... Côté paternel, c'est le catholicisme social, c'est Vatican II, c'est plus doctrinaire. Mon père est un homme d'œuvres sociales, un militant qui a le sens de l'égalité. J'ai vécu là-dedans. Donc l'héritage est religieux mais je riais beaucoup quand j'étais adolescent de voir ma mère dans ses histoires. Elle me disait : « Tu ne te rends pas compte, mais durant la guerre, tous ceux qui ne venaient pas à l'église, on les a vus venir. Pense bien à cela ! ». Elle avait raison, quand les gens sont dans la détresse, la religion revient à l'ordre du jour, c'est ainsi. La peur de mourir réclame son Consolateur.
- Malheureusement.
L.D. - C'est normal. Ce que je n'aime pas chez les religieux, c'est leur hédonisme. Ils disent, si tu es plus heureux en croyant, crois ! Et ne te rends pas malheureux en ne croyant pas. Il y a souvent ce sous-texte dans le discours religieux et je trouve que les religieux sont plus hédonistes que moi. Si tu crois, tu te sentiras mieux, tu auras un groupe, tu appartiendras à une communauté et tu auras un Dieu, tu pourras te sentir moins seul quand tu seras seul. J'essaye de penser et de vivre hors de cela : vivre sans Dieu, sans diviniser mon prochain, sans attendre tout d'autrui. C'est difficile mais le goût de la liberté que cette pensée procure est incomparable. Quand je dis : sans attendre tout d'autrui, je ne dis pas : sans rien attendre d'autrui car il n'y a qu'autrui, il n'y a que la relation avec lui. L'enfant attend et continuera toujours à attendre de l'aide extérieure et devenu adulte cette attente de l'aide extérieure continue. Jean Améry dit que cette attente de l'aide extérieure est une dimension du psychisme, je crois que c'est vrai. Améry, c'est Hans Mayer, le penseur autrichien qui s'est exilé pour fuir le nazisme en 1936 et qui a vécu en Belgique. Il a été torturé à Breendonk avant d'être déporté à Auschwitz. Il parle de la torture et de cette attente d'une aide extérieure dans Par-delà le crime et le châtiment - Essai pour surmonter l'insurmontable.
II. La télé, le cinéma, la Wallonie et le monde
- François André qui n'a pas pu venir voudrait poser cette question: « La télé fabrique de l'oubli, le cinéma du souvenir (comme le dit Jean-Luc Godard). D'où vient votre volonté à vous les frères Dardenne dans votre cinéma de parler de l'ici et du maintenant ? C'est rare, vous ne faites pas de film à l'étranger ni de film historique et il y a toujours un côté documentaire dans vos films. »
L.D. - La télévision fabrique de l'oubli, il a raison. Elle fabrique de l'unanimisme et de l'oubli parce qu'elle fabrique des objets consommables, sans aspérités, manquant de singularité. Des objets digérables et qui ne laissent pas de traces. Quand un film passe à la télévision, il a besoin de normes de diffusion différentes. On ne peut pas passer des lumières faites pour le cinéma à la télévision. On doit faire un étalonnage différent. On doit éclaircir tout pour que ce soit visible. L'obscurité qui est dans l'image, ce qui lui donne son énigme, doit disparaître. La parole à la télévision est autre. Une interview à la radio n'est pas une interview à la télévision. A la télé cela va plus vite. Il faut que ce soit rapide et simplifié, au mauvais sens du terme, au sens du simplisme. Il faut que l'on comprenne en deux secondes qui tu es, d'où tu viens, où tu vas, et cela suffit, merci, on passe au suivant. Un être humain est plus complexe, mais, là, ils n'ont pas le temps. Ils veulent de la consommation rapide.
Le cinéma est du souvenir, je suis tout à fait d'accord. Le « souvenir » que génère le film, c'est le regard du spectateur demeurant habité par le film, parfois par un seul plan du film. C'est dû aussi au dispositif « cinéma », à la salle obscure où l'on se trouve devant un grand écran, alors que la télé opère dans un petit endroit désacralisé, où l'on vit tous les jours et qui est éclairé : beaucoup de gens regardent la télé toutes lumières allumées et distraits par d'autres choses, d'autres occupations.
Pourquoi faisons-nous de l' « ici » ? Parce c'est de cela que nous avons envie de parler, de Seraing, moi et mon frère, on a envie de parler de notre enfance, des paysages de notre enfance et de notre adolescence. Nous c'est comme cela. Le prochain film se tournera encore à Seraing et dans les environs. Quand nous pensons un film, nous le pensons là et nous voyons des gens là, des gens de la famille, des dialogues, des morceaux de dialogues. Nous avons filmé beaucoup de monde dans les années 75/80 en vidéo. Les films, on disait les bandes vidéos, ont disparu, mais on en a gardé la mémoire et cela nous revient chaque fois que nous discutons de certains personnages de nos fictions. On pourrait imaginer aller filmer ailleurs. Mais nous, c'est notre plaisir, notre joie de filmer dans les décors de notre enfance. Ce n'est pas par appréhension d'aller ailleurs que nous faisons les choses de cette façon. Le scénario que nous venons de terminer, cela se passe ici, dans la banlieue de Liège, Seraing, Flémalle, dans un rayon de 50 kilomètres autour de Liège. Le cinéma est né avec le local, l'ici, et comme industrie avec les nations, les langues et les industries françaises, américaines, allemandes, japonaises.
- « La projection nationale, Cinéma et Nation », livre de Jean-Michel Frodon...
Le cinéma est à la fois mondial et national
L.D. - Le cinéma c'est une industrie liée aux nations, mais, en même temps, c'est un art qui a été directement mondial parce qu'il était muet. Puis les langues sont arrivées et cela a conforté le cinéma en tant que fait national même si le sous-titrage et le doublage permettaient de contourner le problème de la langue. Pour les Américains, cette industrie nationale a joué un rôle important dans l'unification des Etats d'Amérique, et dans la mondialisation de leur mode de vie car la langue anglaise était aussi celle de l'Australie, de l'Angleterre, d'une grande partie de l'Asie.
- Les Américains pouvaient déborder des USA...
L.D. - Oui, et avec la technique du doublage, ils ont encore plus débordé : John Wayne a parlé français, japonais allemand, etc... Cela c'est la puissance de l'industrie cinématographique américaine. Au départ, les gens filmaient chez eux si je puis dire. Quand le cinéma ne travaille pas en studio - dans un studio, on peut travailler dans n'importe quel pays - quand tu travailles dans un décor naturel, dans une langue particulière qui est la tienne et celle du pays où tu tournes, pour un cinéaste, c'est difficile de s'en passer, d'immigrer. Et je remarque que quand Kieslowski vient tourner en France ce n'est plus le même Kieslowski. On retrouve encore un style, des manières qui sont propres au cinéaste, mais les corps, les visages, les démarches, les habits, la langue, il y a un univers qui n'est plus là. Pourquoi pas ? Mais moi, je préférais quand il filmait en Pologne. Pour moi, le grand film de cette année 2013 est Oslo, 31 août de Joachim Trier, l'histoire d'un homme jeune qui veut mettre fin à ses jours. Il est tourné là-bas, en Norvège, avec les gens qui ont leur accent, leurs manières de parler dans leur contexte de vie. Certes, ce contexte de vie n'est plus tout à fait national, car il y a des Macdos partout, tout cela est mélangé, tout cela est bariolé, mais quand même c'est chez eux et on a l'impression que le cinéaste sent quelque chose, il parle d'un lieu, d'une langue, d'une manière de s'habiller, de pratiques locales tout à fait singulières, de cuisines spécifiques et c'est cela que tu vois aussi : même si le film parle un langage universel, il est ancré dans cette spécificité. On peut émigrer, dire « je vais tourner à New York » oui d'accord, mais te voilà avec des autres décors, avec une autre langue, avec d'autres dimensions dans les bâtiments, avec plein de choses qui changent, ce qui t'oblige à changer également ton regard. Cela nous arrivera-t-il un jour ? Je ne sais pas. Je crois que l'immigration pour un cinéaste n'est pas la même que pour un écrivain. L'écrivain, il n'a pas besoin du visible, de l'audible, tout est d'une certaine façon dans sa tête même s'il a besoin de faire des enquêtes pour certaines choses. Pour nous cinéastes, il y a d'abord le visible et l'audible et dans la mesure où notre cinéma est plus « réaliste » qu' « imaginaire », ce visible et cet audible sont très liés à des contextes singuliers, « locaux ».
Le cinéaste a besoin d'être toujours au présent. Moi, je sais comment mon village était, je sais ce qu'est la Meuse, j'allais jouer tout près, nos parents nous l'interdisaient. Les bords de la Meuse n'étaient pas encore sécurisés, c'était peut-être très dangereux. Ce rapport au fleuve lorsque j'étais enfant, si je devais le filmer, je devrais en faire un film historique parce que, aujourd'hui, ce n'est plus cela. Nous ne faisons pas des films historiques mais, sans remettre en scène ce que nous avons vécu tel quel, nous avons un rapport intense avec les éléments, les personnes qui composent le film, même s'ils ont changé, un rapport affectif. Je ne prêche ni le protectionnisme culturel, ni la singularité culturelle comme ceux qui ont essayé de protéger des espaces dans des réserves, des parcs. Il faut que les choses bougent, c'est bien. Il paraît qu'un jeune cinéaste hollandais est venu tourner à Seraing et que son film est très bien, voilà ! Je parle seulement pour nous : nous avons ce rapport avec une lumière, à des couleurs, à la poussière, à des gens, des visages...
- Et leurs corps?
Seraing et l'identité wallonne
L.D. - Et le corps des immigrés, des Italiens, des Espagnols, des Turcs. On met des Maghrébins dans nos films, mais c'est venu après, moi quand j'étais enfant il n'y avait pas d'émigrés venus du Maroc ou d'Algérie. Ce sont des choses qui te font, tu ne t'en rends même pas compte. Par exemple, je sais bien que dans la région, les carrossiers, ce sont souvent des Italiens. Mais quand tu exprimes toutes ces choses que tu as vécues sans très bien t'en rendre compte sur l'écran ou sur la scène, là tu te rends compte des particularités que tu transmets.
- Et alors, par rapport à l'identité wallonne ?
L.D. - Lorsque l'on me demande si je suis wallon, belge, européen, lorsque l'on me demande ce que je suis, je me sens mal à l'aise, parce que moi, je suis plein de choses si je puis dire et je me débrouille avec cela. Je suis né à Engis, aux Awirs plus exactement, au-dessus d'une margarinerie, j'ai vécu une partie de ma vie à Engis, une partie à Liège, une partie à Flémalle, une partie dans le Brabant wallon, une partie à Bruxelles, la plus grande partie aujourd'hui et j'ai beaucoup voyagé grâce au cinéma. Je ne peux pas dire que je me sens ceci plus que cela. Lorsque je reviens d'autres continents en Europe je le sens, que j'atterrisse à Paris, à Bruxelles, à Rome ou à Londres, je me dis : ici c'est l'Europe. Ce qui ne veut pas dire que je désire faire de ce sentiment une particularité qui m'identifierait à une communauté et me rendrait moins disponible à l'échange, et aussi au métissage, à la créolisation comme disait Edouard Glissant. Pour moi, être wallon c'est l'enfance parce que l'école était au bord de la Meuse et parce que mes souvenirs les plus nombreux sont ceux de l'école autant que de la famille. Je me souviens de mes instituteurs, de mes institutrices, de mes amis, des jeux, de la cour, des grillages que l'on escaladait pour voir passer les bateaux transportant les minerais de différentes couleurs dont on demandait le nom à l'instituteur, qui ne le savait pas toujours, mais qui se renseignait et venait nous le dire. Et leur destination dans les usines de Seraing, de Liège, Herstal. Notamment les bateaux fantômes qui transportaient de la chaux jusqu'à Chertal, les ponts, tout cela, c'est ma vie, les grottes pas loin de chez moi. Et ce sont des traces, mais je ne sens pas le désir d'affirmer cela comme une appartenance, j'aime en parler et si je trouve quelqu'un qui est allé dans les mêmes grottes, je suis content. Ou dans les bois où l'on jouait. Il y a beaucoup de détails de la vie qui je pense sont liés à l'enfance dans nos films - transposés. Moi-même je ne sais pas toujours le dire. Quand je donne mes cours à l'ULB et quand je vois nos films, je me dis parfois, « mais telle scène doit être liée à notre enfance, à tel détail ...». Je le dis à mon frère « j'ai revu le film et je me demande quand même si ce n'est pas lié à ce que l'on a fait tel ou tel jour au bord de la Meuse... » Et il me dit « Oui, possible... je ne suis pas sûr. » Je pense que l'on est nourri par toutes ces choses-là et c'est pour cela que je pense que quand tu vas ailleurs, que tu te transportes ailleurs, tout ce terreau fertile des souvenirs d'enfance n'est plus à ta disposition. Toi tu as vécu une réalité dans ton enfance et tu essayes toujours de la retrouver, tu essayes de retrouver des éléments d'un univers singulier.
III. Retour à la consolation
- Parce que Le passeur de Gethsémani dont j'ai parlé en commençant se termine par une citation de Bernanos je suis venu aussi avec Les Grands cimetières sous la lune d'où cette citation que je voudrais te lire est extraite. Falque conclut son livre par elle (car il estime que la mort nous fait redevenir des enfants, des êtres qui ne peuvent plus parler, qui n'ont plus rien et que mourir c'est consentir à se donner en oubliant même que l'on donne, en ne disant rien, comme l'enfant qui est infans, sans paroles). Bernanos parle des héros de ses romans « tels que son enfance les a rêvés ». Voici :
« J'étais parti à votre rencontre, j'accourais vers vous. Au premier détour, j'aurais vu rougir les feux de vos éternels bivouacs. Mon enfance n'appartenait qu'à vous. Peut-être, un certain jour, un jour que je sais, ai-je été digne de prendre la tête de votre troupe inflexible (...) Chemins du pays d'Artois, à l'extrême automne, fauves et odorants comme des bêtes, sentiers pourrissants sous la pluie de novembre, grandes chevauchées de nuages, rumeurs du ciel, eaux mortes... J'arrivais, je poussais la grille, j'approchais du feu mes bottes rougies par l'averse. L'aube venait bien avant que fussent rentrés dans le silence de l'âme, dans ses profonds repaires, les personnages fabuleux encore à peine formés, embryons sans membres. Mouchette et Donissan, Cénabre, Chantal et vous, vous seul de mes créatures dont j'ai cru parfois distinguer le visage, mais à qui je n'ai pas su donner de nom - cher curé d'un Ambricourt imaginaire. Etiez-vous alors mes maîtres ? Aujourd'hui même l'êtes-vous ? Oh ! je sais bien ce qu'a de vain ce retour vers le passé. Certes ma vie est pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant, l'heure venue, c'est lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années jusqu'à la dernière, et comme un jeune chef ses vétérans, ralliant la troupe en désordre, entrera le premier dans la maison du Père. »
Il y a un endroit où tu dis cela dans ton livre : l'enfant est le père de l'homme.
L.D. - C'est le poète anglais Wordsworth qui le dit. Je pense que la mélancolie nous demande de retourner dans un lieu clos, le plus clos possible, c'est-à-dire avant la naissance, même si c'est imaginaire parce que l'on était déjà né quand on a désiré ne pas naître, quand on a refusé de devenir un être séparé. Mais la nostalgie, c'est différent : elle retourne vers ce moment où l'on a commencé à être aimé d'un amour infini et grâce à cet amour, à aimer la vie. On retrouve cela en certains moments de la vie adulte, pas avec la personne qui nous a aimés à ce moment-là, mais le sentiment de reconnaissance, le sentiment de plénitude qui revient dans des relations interpersonnelles ou dans des contacts fraternels et amicaux dans des moments particuliers de l'histoire, si l'on en croit les gens qui ont connu ces moments-là, qui se sont battus ensemble et qui ont eu des moments de fraternité très intenses.
Les moments de plénitude
C'est paradoxal, j'essaye d'évoquer cela dans le livre en citant Mandelstam ou Proust chez qui la connaissance du nouveau, de l'inconnu est en relation avec une reconnaissance. Dans la connaissance il y a une reconnaissance et je pense que ce qui revient là, c'est justement ce moment d'amour infini. J'essaye de le dire comme cela, mais je ne vais pas plus loin car je crois que seule la poésie peut nous permettre d'échanger cette expérience. Si tu dis cela à un psychanalyste il te répondra : « C'est parce qu'en fait ce premier amour est l'amour oedipien, interdit, c'est normal qu'il revienne et il revient toujours comme l'impossible possible. »
- Faire l'amour avec votre mère...
L.D. - Oui, c‘est cela si tu veux, vous voulez revenir dans le sein de votre mère mais c'est l'amour interdit, c'est pour cela qu'il est tellement et inévitablement désiré. J'essaye de dire quelque chose de différent. J'essaye de dire que ce qui revient, ce qui constitue ma nostalgie, est l'amour infini de l'autre qui a apaisé ma peur panique de mourir et m'a fait adhérer à la vie, m'a aimé et a fait que je m'aime. C'est ce moment de joie, d'amour de soi donné par l'autre qui revient tout au long de notre vie, qui constitue l'infini de notre vie, qu'elle n'est jamais finie tant que nous sommes vivants, qu'elle peut continuellement se relancer. C'est difficile à exprimer. Les poètes en parlent mieux que les philosophes.
- Bernard Stiegler dit qu'on ne peut se proposer d'aimer qu'infiniment. J'ai travaillé un jour cela à l'école et quand on donne cours, c'est aussi un peu une sorte d'expérience scientifique. On se demande si cela va marcher, mais là j'ai vu les yeux de plusieurs jeunes femmes briller qui pensaient à leurs enfants.
Nous avons été aimés inconditionnellement mais pas par Dieu
L.D. - C'est la demande qui nous traverse quand nous venons au monde : être aimés inconditionnellement, être enveloppés par l'amour d'un autre pour dissiper la peur de mourir qui nous saisit au contact du dehors auquel nous sommes absolument inadaptés. C'est cet amour fait de choses concrètes, de gestes, de nourriture, de chaleur qui nous délivre de la peur de mourir et nous rend la vie aimable, c'est-à-dire nous-mêmes et les autres aimables.
Propos recueillis par José Fontaine et relus par Luc Dardenne.
Voir aussi Chapitre XI : Un cinéma wallon populaire en Wallonie ? (suite de l'interview de Luc Dardenne)