Introduction
Ce livre [Le discours antiwallon en Belgique francophone (1983-1998 : pour la suite du livre voir numéros spéciaux ] est le fruit de quinze années d'observations attentives des médias francophones belges et de toute une littérature. Il m'a semblé utile d'utiliser l'espace d'un numéro double de TOUDI pour établir ce dossier. Ce qui suit s'inscrit dans un horizon plus large que celui des questions institutionnelles: celui d'une Wallonie un jour plus autonome ou indépendante.
Une société moderne s'appréhende à travers les médias, mais aussi les ouvrages de sciences humaines, de plus ou moins grande vulgarisation (histoire, sociologie, économie), la culture et les discours politiques. La plupart de ces moyens de communication et, surtout, de représentation (c'est important parce qu'il n'existe de pays que «construit» à travers des images, des «représentations», au sens fort, comme Paul Ricoeur l'a montré1), en Belgique francophone se trouvent à Bruxelles, capitale belge très majoritairement francophone. La domination par le capital symbolique (celui du prestige, du savoir), d'une capitale ou d'une grande ville, Bruxelles l'exerce par conséquent, principalement, sur la Wallonie. Nous allons voir qu'elle la tient à distance et l'observe d'une position de surplomb. Les médias de langue néerlandaise, eux, ne sont pas qu'à Bruxelles ou, quand c'est le cas, ne peuvent adopter la même distance par rapport au reste de la Flandre, car celle-ci constitue quasiment l'entièreté de leur public (il y a 100.000 Bruxellois néerlandophones et 5,8 millions de Flamands de Flandre). S'ils sont parfois plus durs encore que les médias francophones belges à l'égard du pays wallon, les médias flamands ne mettent pas en cause l'identité même de la Wallonie et, bien sûr, ils exercent moins d'influence sur l'opinion wallonne et francophone. Or, nous le verrons, le discours francophone belge met en cause l'existence même d'un peuple.
Une position de surplomb
Nous avons constitué, au fil d'observations quotidiennes, un épais dossier sur cette attitude à l'aide de centaines de notes, références, comptes rendus (livres, articles de revues, émissions télévisées ou radiodiffusées, littérature, cinéma), dans les domaines les plus divers. Cependant, le matériau rassemblé pour ce travail concerne surtout quelques périodes d'observations plus intenses: notamment les polémiques faisant suite au Manifeste pour la culture wallonne du 15 septembre 19832, les réactions à la réélection de José Happart au Parlement européen le 18 juin 1994 et de récents développements en 1998. Les deux affaires que nous venons de nommer explicitement constituent deux éléments et événements forts de l'affirmation wallonne, susceptibles de provoquer les médias francophones belges et de les pousser à durcir le ton qui est le leur. Le discours du rejet se mue alors en violence symbolique, allant parfois jusqu'à l'odieux, nous en donnerons bien vite un avant-goût.
Une remarque importante est à faire: ce discours dominant dans les médias francophones belges peut être le fait de journalistes, écrivains, hommes politiques, historiens, sociologues bruxellois, mais il est aussi le fait de nombreux Wallons (ainsi d'ailleurs que de Français). Les affirmations de la Wallonie sont d'ailleurs, depuis toujours, plus politiques qu'ethniques. Et il est donc normal de voir de nombreux Wallons prêter leur concours à ce combat du centre belge contre ce qu'il croit être encore la «province», au mépris de l'esprit du fédéralisme auquel ces personnes ne se sont ralliées que du bout des lèvres. En s'en prenant à la Wallonie, elles ne visent pas d'abord à stigmatiser un peuple en tant que tel, mais une option politique. Pourtant, souvent, on va plus loin et quelques fois (un peu plus rares, mais c'est significatif), s'exprime une haine qui déconcerte.
Nous nous sommes donc surtout intéressés à un espace et à la façon dont il était dominé par une structure. Dans cette structure antiwallonne, tout le monde peut rentrer, y compris, nous le verrons, de nombreux Français et étrangers. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, nous prendrons le temps de la décrire dans le chapitre premier intitulé: Une Wallonie dépendante.
L'observateur attentif voit se profiler nettement un discours révélateur, mais dont nous avons le sentiment que ceux qui l'émettent n'ont pas souvent conscience (et nous croyons à leur bonne foi, pour la plupart). La structure dont nous parlons est, comme l'écrit Jacques Dubois: «L'expression sensible de rapports sournois d'appropriation et de domination. On peut les résumer d'un mot, d'une phrase: la Wallonie s'y retrouve en position de périphérie d'un centre, ce qui ne saurait correspondre à l'esprit fédéral. Il est vrai que ces rapports se manifestent de façon plus insidieuse que franche et que, pour cette raison, il est difficile de les cerner et de les objectiver. Aussi taxera-t-on facilement de mauvaise foi ceux qui les dénoncent.»3
Pour écarter d'emblée ce reproche de «mauvaise foi», voici quelques échantillons de discours antiwallon, prélevés justement au moment des deux périodes plus particulièrement observées. Prenons d'abord les réactions au Manifeste pour la culture wallonne. Le 10 février 1984, lors d'une confrontation à Ottignies entre François Martou (président du MOC) et Jean Louvet (dramaturge), j'avais relevé une série d'expressions utilisées à propos du manifeste ou de ses signataires. J'en cite quelques unes qui seront réexaminées plus loin: «rester la tête dans la terre» [La Cité], «nationalistes» [Le Soir], «bas de plafond» [Pol Vandromme], «jobards» [idem], «primaires», [idem] «médiocres avides» [Pan], «moineaux» [Pan], «totalitaires» [Le Soir, carte blanche], «repli frileux» [Le Soir, carte blanche], «d'Annunzio de la Wallonie» [Le Soir], «rétrécissement culturel» [Philippe Moureaux], «des subsides pour le dialecte d'Écaussines» [La Libre Belgique], «grotesques», «bouffons» [un collaborateur de Critique Politique], «si on ne peut plus rentrer dans le ventre de sa mère, on peut se resserrer dans un milieu où l'on est à l'aise» [Philippe. Moureaux], «le chez-nous douillet exprime le besoin de rentrer dans le ventre maternel» [La Flaque], «corniauds frileux» [Pol Vandromme], etc. En 1994, après sa réélection triomphale comme député européen, José Happart est successivement traité de «sous-Keynes de bistrot» (Guy Haarscher, Le Vif], de partie prenante «d'une logique pas fondamentalement éloignée de l'extrême-droite» [Claude Demelenne in Celsius, septembre 1994], de «bonhomme sorti de sa glaise» [un lecteur du journal Le Soir], de fauteur de «populisme» et de «démagogie», de responsable d'un «double jeu grossier» [La Libre Belgique] avec des comparaisons explicites avec Degrelle, Mussolini et Hitler...
Certes, il s'agit d'une polémique, beaucoup plus directement politicienne dans ce dernier cas. Mais la polémique politicienne en général s'est fortement émoussée depuis quelques décennies et on s'étonne de la retrouver à ce degré d'âpreté pour fustiger un homme qui vient justement d'être à nouveau consacré, la veille, par un immense succès électoral en Wallonie. En outre, la polémique sur Happart et la Wallonie trouvera son point culminant quelques mois plus tard avec cette interview de Philippe Moureaux dans le livre de Claude Demelenne et Bénédicte Vaes Le cas Happart. La tentation nationaliste [Luc Pire, Bruxelles, 1995], où celui-ci déclare que Jules Destrée rejette les Bruxellois parce qu'ils ne sont pas «de pure race», ce dont seraient conscients les «wallingants» qui l'invoquent et, notamment, J-M. Dehousse (des allusions sont faites à l'antisémitisme), l'un des plus fermes partisans d'Happart au sein des militants traditionnels du PS. Nous reviendrons sur ce délire.
Sur ces deux brèves périodes, la presse francophone belge fut l'objet d'un dépouillement systématique; pour d'autres années, le recueil des sources fut plus sporadique avec des moments d'observation plus intense: 1987 et 1988 par exemple. Nous avons donc, parfois systématiquement, dépouillé des quotidiens comme Le Soir, La Libre Belgique, La Cité, mais aussi diverses revues comme La Revue Nouvelle, de nombreux livres et essais, quelques émissions de la RTBF, essentiellement la presse bruxelloise qui donne largement le ton mais aussi, plus largement, ce qui se pense, se dit, s'écrit de la Wallonie en «Belgique francophone».
Un élément-clé sur lequel on reviendra, c'est que, par la langue, les médias, le travail des sciences humaines, la Wallonie et Bruxelles partagent un même espace médiatique. Mais les «Bruxellois», portion importante de cette société où il sont dominants, peuvent éventuellement envisager de se situer dans la perspective de l'autonomie fatalement limitée d'une ville, non pas dans celle d'une nation ou d'un pays même seulement partiellement souverain. Ils peuvent penser que leurs partenaires wallons ressentent la même chose alors que, même s'il n'y a pas de projet d'indépendance wallonne porté par des forces politiques importantes et visant le court ou le moyen terme (mais est-ce vraiment le cas en Flandre?), la perspective, à long terme cette fois, d'une Wallonie indépendante ou très autonome dans le cadre de l'Union européenne est parfaitement raisonnable. Nous voulons dire par là que la Flandre et la Wallonie sont comparables à deux tableaux inscrits dans un même cadre, ici le cadre belge. On peut parfaitement imaginer les deux tableaux hors de ce cadre, en dépit des aléas de la conjoncture économique. Pour «Bruxelles», c'est plus difficile parce qu'elle s'identifie au cadre et croit devoir poursuivre dans cette voie.
Si la conjoncture économique semble trop peu favorable pour l'instant à la Wallonie, elle peut se modifier bien entendu. On est frappé de constater que, déjà au début des années 70, dans un contexte différent, l'impossibilité économique de l'autonomie wallonne (alors dans un simple fédéralisme), était déjà avancée comme argument. Si la conjoncture économique subit des variations très grandes au fil des décennies, des années et même des mois, il n'en va pas de même pour une «formation sociale» qui possède la durabilité d'une nation, dont l'identité n'est nullement figée, mais dont les modifications n'ont nullement le caractère capricieux des tressaillements de l'économie.
À cet égard, nous pensons que les différences dans le degré d'aspiration à l'autonomie entre Flandre et Wallonie sont minimes. Simplement, les médias de la capitale sont proches d'une population dont l'avis et les perspectives sont bien plus déterminants pour la Wallonie que pour la Flandre. Or ces médias et cette population de Bruxelles peuvent plus difficilement s'envisager - simplement s'envisager - hors du cadre belge puisque identifiés, pour le moment, à ce cadre.
Nous parlerons plus souvent de «Belgique francophone» et non de «Bruxellois», mais il est clair que dans le rejet de la Wallonie par la Belgique francophone centralisée à Bruxelles, une partie de la population de cette ville, surtout la plus dotée en capital économique ou symbolique, pèse dans le sens antiwallon que nous décrirons tout au long de ces pages. Guy Duplat, rédacteur en chef du «Soir» confirme que ce journal se veut «ancré à Bruxelles»4. À cette population s'identifient très normalement de nombreux Wallons (ainsi que des Français, des étrangers), vivant à Bruxelles ou non. Mais nous ne sommes absolument pas devant le clivage capitale/province. Tout ce qui va suivre le démontrera si lumineusement que nous ne reviendrons plus sur cette remarque: la question est ici celle d'un clivage social (et politique), non pas ethnique.
Pourquoi de 1983 à 1998 ?
Il faut dire un mot de la période choisie. J'ai eu, d'abord intuitivement, la certitude que ce discours antiwallon (qui préexistait) s'était amplifié de manière considérable suite à la publication du Manifeste pour la Culture wallonne du 15 septembre 1983. J'ai pu le vérifier au long de ces pages: l 'amplification du discours antiwallon passe alors de ce qui pouvait encore être considéré comme amusette ethnologique à quelque chose de très inquiétant et très troublant. Nous allons essayer d'indiquer le moment où se fait ce passage.
1) État des esprits à la veille de la réforme de l'État de 1970
Toutes les tentatives du Pays wallon pour arracher son autonomie avant 1980 (vote des lois sur la régionalisation définitive), échouèrent, ce qui ne signifie pas que le désir d'autonomie n'ait pas été très fort en 1912, juste avant et après la deuxième guerre mondiale, évidemment durant la brève insurrection de fin juillet 50 et, enfin, à la veille et au lendemain des grèves de l'Hiver 60 ainsi que lorsque commença la réforme de l'État belge, dans le sens fédéral, dès 1970. En revanche, les acquis du mouvement flamand pouvaient s'apprécier au fur et à mesure de victoires de type linguistique ne requérant pas de bouleversements fondamentaux de l'État lui-même. La Flandre, en accumulant ces conquêtes linguistiques, a acquis depuis un siècle une réelle visibilité. Les mobilisations wallonnes ont été plus intenses qu'en Flandre (juillet 50 par exemple). Mais si elles incluaient un projet d'autonomie, elles visaient aussi quelque chose de plus large. Et, par conséquent, quelque chose de plus difficile à imposer à l'ordre belge bourgeois qu'une simple mutation linguistique. Ce n'est qu'à partir de 1980 que la Wallonie acquiert une visibilité plus stable par les lois d'août 1980.
Le livre d'Étienne-Charles Dayez, La Belgique est-elle morte? [Fayard, Paris, 1970] met en présence les déclarations de treize personnalités, le Premier ministre de l'époque Gaston Eyskens, les anciens Premiers Ministres Théo Lefèvre, Pierre Harmel, Paul-Henri Spaak, Paul Vanden Boeynants, ainsi que François Perin (député RW), André Lagasse (député FDF), François Persoons (encore pour une brève période député PSC de Bruxelles et qui passera au FDF), Marc-Antoine Pierson (député PSB bruxellois), Henri Simonet (idem), Léo Collard (président national du PSB-BSP), Omer Vanaudenhove (alors encore président du PLP), Frans Van der Elst (député de la Volksunie: il deviendra Ministre d'État, ce qui révèle peut-être son sens «belge») et Jean Rey (alors président de la Commission européenne). Certes, on a droit au mépris systématique d'Henri Simonet (alors encore socialiste) à l'égard de la Wallonie, prétendant son autoroute inutile et privilégiant les axes reliant le sud du pays à Bruxelles, mais, pour le reste, tout est extrêmement courtois, chacun des interlocuteurs cherchant une solution préservant l'État belge et son unité.
Du point de vue qui nous occupe ici, il est étrange de voir les interlocuteurs nier l'existence d'une économie différente en Wallonie et en Flandre, ce qui, au-delà de l'aspect purement économique de la question a pour conséquence de vider quelque peu de leur contenu (sauf chez Perin et Van der Elst) les autonomies envisagées, et cela d'autant plus que les Wallons et les Bruxellois francophones interrogés ont une nette tendance à considérer que l'autonomie culturelle ne changera rien. Souvent, on souligne que la Wallonie et la Flandre n'existent que linguistiquement. Jamais la crise de 1950 n'est évoquée comme la possible origine des tensions dites «communautaires» (alors que la question avait été posée par E.C. Dayez). Peu de personnes évoquent les grèves de 1960, sauf F. Persoons, pour affirmer «qu'elle n'étaient pas à l'origine dirigées par des fédéralistes» et qu'elles «ont été ultérieurement exploitées à cette fin». Beaucoup disent que les problèmes économiques wallons n'ont pas comme origine la structure unitaire du pays, mais des raisons «objectives» (c'est ce que font Spaak, Persoons, Eyskens par exemple). La plupart des Wallons et des Bruxellois francophones interrogés insistent sur le fait que les problèmes communautaires découlent d'une réaction francophone au mouvement flamand. Chez F. Persoons (qui deviendra FDF), cette explication de l'histoire est très clairement avancée dans le même esprit que Choisir l'avenir, (L.Pire, Bruxelles, 1997) 29 ans plus tard. Une seule personne évoque Jules Destrée et l'année 1912 en un long développement, c'est le président Omer Vanaudenhove, unitariste conséquent et flamand (qui ne veut peut-être pas que la faute des divisions belges retombent sur les seuls Flamands).
La lecture de cette longue, très longue conversation étonnerait beaucoup de ceux qui prétendent parfois que le chantier fédéraliste aurait fait partie du «cycle auto-programmé du Pouvoir», que les politiciens auraient désuni la Belgique contre le voeu de ses habitants. Manifestement, c'est le contraire qui est vrai: toutes ces personnes (et même le FDF Lagasse, le Rassemblement Wallon Perin et le VU Van der Elst) disent avant tout vouloir maintenir l'unité du pays. Ils pèseront de tout leur poids sur la décennie suivante (1970-1980), eux-mêmes ou l'esprit dans lequel ils agissent et qui est partagé par leurs successeurs. La plupart de ces hommes croient peu à une action économique de l'État alors que, pourtant, c'est déjà dans ces termes que se posent le problème du déclin wallon dans les milieux de gauche5. Ils considèrent l'évolution négative de la Wallonie comme étrangère à la structure belge. On les sent assez éloignés des préoccupations syndicalistes ou économiques de la FGTB wallonne et du Mouvement Populaire Wallon né des grèves et du renardisme (dont le PSB a d'ailleurs réussi la mise à l'écart en 1964). Pour les francophones présents sur cette sorte de «plateau», il n'est pas question de culture ( la FGTB à l'époque, avec notamment le livre de W. Nova, se préoccupe aussi d'enseignement, voire note 5). Malgré les questions posées par E.C. Dayez, aucun interlocuteur n'insiste sur le rôle de 1950 et 1960 dans la question nationale et même François Persoons rejette clairement cette référence qui, probablement, le gêne, les partis communautaires francophones d'alors (qu'il va rallier) cherchant à séduire un électorat de droite et du centre.
Juste après, en 1970, il s'agit de mettre en place des Communautés culturelles (française et néerlandaise). Bien que les principaux supports de discours que sont les deux grands journaux nationaux d'alors en Belgique francophone - Le Soir et La Libre Belgique - , aient les plus vives réserves à l'endroit de toute mise en cause du caractère unitaire de la Belgique (de même que la grande majorité de l'intelligentsia francophone, des Universités etc.), il ne peut encore vraiment y avoir de discours massivement antiwallon dans leurs colonnes. Les réticences de ces journaux s'expriment plutôt vis-à-vis des «fédéralistes» (décrits alors comme «extrémistes» ou «séparatistes»). On en a la preuve par le dépouillement complet de La Libre Belgique par Jean-Francois Bastin [Le phénomène «Libre Belgique», EVO, Bruxelles, 1972] du 1er octobre 1969 au 30 septembre 1970 et notamment, les journaux des 29 septembre, 4 octobre, 14 octobre 1969, des 27 avril, 30 avril 1970 etc. Certes, de temps à autre, le journal parle de «Wallons insensés s'ils se coupaient de Bruxelles» [La Libre Belgique du 4 octobre 1970], mais les attaques visent le fédéralisme et ses supporters dans tout le pays, surtout en Wallonie certes, mais d'abord parce que ce sont des hommes de gauche et du PSB qui prônent le fédéralisme. Ceci pour «La Libre».
Quant au journal Le Soir, nous avons la chance d'en posséder une histoire rédigée par son ancien rédacteur en chef jusqu'en 1972, Désiré Denuit, et paru comme supplément tabloïde dans Le Soir du centenaire du journal, le 17 décembre 1987 [Un siècle d'histoire, 96 pages]. Si, par exemple, pendant l'affaire royale, Le Soir prend position contre Léopold III, ce n'est certainement pas dans le même élan qui amènera des militants socialistes, communistes et syndicalistes wallons à envisager de proclamer l'indépendance de la Wallonie, fin juillet 1950. C'est même au contraire la scission du pays que craint le journal: «La Belgique porte au flanc une plaie profonde. Pour la guérir, il n'y a pas deux remèdes. Il n'y en a qu'un, répétons-le: regrouper tous les Belges autour d'un roi indiscuté, et dont la seule présence sur le trône suffirait à recréer, automatiquement, l'unité nationale.» [Le Soir du 23/7/50]. Désiré Denuit rappelle que Le Soir «déposa les armes» au lendemain de l'abdication de Léopold III, ce qui, dit-il, provoqua «l'étonnement général de la Cour» [D. Denuit, op. cit. p. 87]. Quand D. Denuit devient rédacteur en chef et que les problèmes communautaires s'avivent, le journal conserve la même ligne politique. Désiré Denuit fait même état d'une suggestion d'un homme politique, fin des années 60, de traiter initiatives, déclarations et événements liés aux projets des «extrémistes» (c'est-à-dire les fédéralistes) d'une manière qui, typographiquement, les marginalise. D. Denuit est réticent même vis-à-vis de l'autonomie culturelle. (Charles Rebuffat partage le poste de rédacteur en chef avec Désiré Denuit depuis quelques années). Le Soir est donc pénétré de son devoir à l'égard de la Belgique. Même si, par ailleurs, il commence déjà à donner de l'ampleur au FDF, à notre sens sous la pression de l'opinion locale. Le FDF, parti de réaction vis-à-vis des plans flamands sur Bruxelles ne sera d'ailleurs pas lui-même, immédiatement, fédéraliste. Mais il le deviendra, se liera au Rassemblement wallon. À la veille des élections difficiles pour ce parti wallon en 1977, Le Soir est même relativement favorable au Rassemblement wallon.
En revanche, Yvon Toussaint qui devient directeur au début des années 80, déclarait récemment ceci qui est hautement significatif: «Au fil des années, tous les partis ont abandonné le discours unitaire pour le discours fédéraliste, c'est-à-dire séparatiste» [Marianne, 13/4/98]. S'il n'a jamais peut-être repris à son compte ces termes exacts au cours de son règne de 1979 à la fin des années 1980, Yvon Toussaint entretient par contre la vieille tradition bourgeoise francophone du journal Le Soir, allant par exemple jusqu'à qualifier la campagne électorale de la fin 1987 d' «ennuyeuse comme le sentiment et triste comme la fidélité» [termes repris aux Liaisons dangereuses in Le Soir du 12/12/87]. Or avec, notamment, la grande manifestation de la FGTB à Bruxelles quelques mois auparavant, sur laquelle claquaient tant de drapeaux rouges et de drapeaux wallons, avec une élection qui suscita tant d'espoirs à gauche (le PS wallon retrouva presque son meilleur résultat de 1961, celui d'avant et après les grandes grèves), avec une crise suscitée par José Happart sur la question de son mandat de bourgmestre de Fourons, crise dont Charles Bricman prétendit qu'elle avait mené la Belgique au bord du gouffre6, on était dans un contexte ni «triste» ni «ennuyeux». Et cela, même si les espoirs des Wallons furent ensuite cruellement déçus par l'attitude du PS en matière économique (maintien d'une réforme fiscale avantageuse pour les revenus élevés7 par exemple) et sur la question des Fourons (il y eut un énorme chahut à Liège, proche de la violence, lors du meeting traditionnel du 1er mai). Bref Le Soir apparaît bien, au moins pour une bonne partie de la période envisagée, «comme le porte-parole d'une certaine moyenne bourgeoisie francophone de Bruxelles et des environs»8. C'est même d'après cette source, «le seul journal lu par la haute-bourgeoisie belge.»9
2) L'éclatement du RW: le conflit Wallonie/Belgique francophone sur la place publique
Revenons-en à 1977. Les Communautés qui n'avaient que des parlements, se voient dotées d'un Exécutif. Du côté flamand, la fusion entre la «Communauté» et la «Région» est immédiate. Dès la fin 1979 (Charles Rebuffat est mort en septembre 1979), les premiers craquements entre le FDF et le RW se font entendre très publiquement. Le 15 décembre 1979, à Thuin, P-H. Gendebien remet en cause la réduction de la Wallonie à «une notion floue, stérilisante et réductrice, celle de la Communauté française de Belgique...»10. En septembre 1981, le Rassemblement Wallon (RW) éclate. C'est sans doute la première fois que le conflit entre l'option «défense de la Belgique francophone» et l'option «émancipation de la Wallonie» se manifeste à ce degré d'intensité, sur la scène politique elle-même. Nous disons bien «sur le plan politique et avec cette intensité» parce que cette opposition est aussi vieille que le mouvement wallon, elle a près d'un siècle11. Historiquement, on doit le dire, c'est Paul-Henry Gendebien qui aura aiguisé jusqu'à la crise cette contradiction Wallonie/Belgique francophone, au sein de son propre parti et plus largement.
Dans les deux morceaux du RW éclaté en Hainaut (le RW maintenu et la liste Wallon hostile au FDF), ce sont les électeurs de tendance «wallonne» si l'on veut qui l'emportent12, malgré les sondages préélectoraux organisés à usage interne par A.P. Frognier, qui prédisaient l'inverse. Ce qui ne signifie pas que, sur l'autre bord (avec Robert Moreau, Maurice Bologne, etc.), on soit prêt à une optique plus «francophone» que «wallonne». Ceci aboutira à la mort du RW aux élections de 1985 (même si M. Libert en maintient le nom à Charleroi) et même si le vote en faveur de José Happart constitue manifestement une sorte de prolongement de ce parti à l'intérieur du PS.
C'est donc bien fin des années 70, début des années 80, ce qui coïncide avec la mise en place d'une première forme de fédéralisme, véritable et en partie fondé sur les Régions (menaçant donc la Communauté française, expression institutionnelle de la bourgeoisie francophone belge ou prolongement de celle-ci comme nous le verrons), que commence à se manifester le discours antiwallon. Un peu plus tard, en 1987, le holding francophone belge le plus important, la Société Générale de Belgique, commence à passer lentement entre des mains étrangères. Il y a donc toujours une bourgeoisie francophone belge, mais son noyau directeur, la bourgeoisie financière, est éjecté.13
C'est le Manifeste pour la culture wallonne du 15 septembre 1983 qui cristallisera les oppositions entre ceux qui privilégient la défense de la Belgique francophone face à la Flandre et ceux qui se battent pour un projet wallon autonomiste voire indépendantiste. Il est clair en effet que ce texte, à lui seul, n'aurait pu provoquer de tels remous. C'est parce que le contentieux entre ces deux options est aussi vieux que le mouvement wallon que le choix de la période proposée est pertinent. L'avancée fédéraliste de 1980, aussi timide soit-elle, oblige en effet à poser la question de savoir comment l'organiser concrètement: selon le clivage droite/gauche par exemple, avec le choix d'un siège pour les institutions wallonnes autonomes (Namur ou Bruxelles), avec les interrogations sur des compétences culturelles et en matière scolaire toujours exercées de Bruxelles, c'est-à-dire d'un lieu «belge francophone» qui a toujours placé la Wallonie dans une position subalterne de pays dominé (économiquement, politiquement mais ici aussi symboliquement), etc. Dès le début des années 80, le conflit est ouvert. Il ira de rebondissements en rebondissements. Mais le choc initial, c'est celui du Manifeste pour la culture wallonne sur lequel on a pu d'autant plus facilement s'exprimer qu'il est étranger aux piliers belges habituels (ni parti ni église ni syndicat ni patronat) et qu'on pouvait le mettre violemment en question dans la plupart des journaux sans remettre en cause leur pluralisme implicite de piliers. Les journaux plus à gauche comme La Cité, Le Drapeau Rouge, La Wallonie aujourd'hui disparus (Le Peuple et La Wallonie ayant fusionné dans Le Matin) sont plus nuancés voire favorables.
En tout cas, c'est le point de vue francophone belge aux relents unitaristes et qui va s'avérer antiwallon qui, concrètement, se diffusera le mieux (médias, culture, sciences humaines). Dans le premier chapitre, nous allons tout replacer dans un cadre plus large qui nous aidera à comprendre.
À ceux qui pourraient me reprocher d'être trop inquisiteur, j'avouerai mon propre esprit antiwallon des débuts où je vivais à Bruxelles (j'y ai habité de 1976 à 1982), avec cette réflexion sous le titre «Pacification à la belge ou naissance de la Wallonie» [4 Millions 4 du 9/6/77]: «Les problèmes wallons sont: l'emploi, le déclin industriel et démographique. Il faut de toute urgence que les hommes politiques de Wallonie établissent le lien entre ces problèmes concrets et quotidiens et l'autonomie politique que nous venons d'acquérir, on n'ose dire: que nous avons conquise...» (je souligne évidemment cette manière absurde de sous-estimer tout le combat fédéraliste wallon précédant le Pacte d'Egmont de 1977, puis le travail des négociateurs PS, Cools, Dehoussse, entre autres, au moment même des négociations de cette année-là qui fut décisive).
- 1. Paul Ricoeur, Science et idéologie in Revue Philosophique de Louvain, mai 1974 repris dans Du texte à l'action, essais d'herméneutique, Seuil, Paris, 1986 pp. 303-331.
- 2. Voir une grande partie des textes cités dans le n° commun TOUDI n°7- Cahiers Marxistes n° 187, La Wallonie et ses intellectuels, Quenast, 1992.
- 3. Jacques Dubois, Réalité wallonne et médias, in JC Van Cauwenberghe, Oser l'identité wallonne, Quorum, Ottignies, 1998.
- 4. Voir son interview in Wallonie Nouvelle, Charleroi, n° 58, mai 1990, p.9.
- 5. Walter Nova, Dossier pour un gouvernement wallon, Far, Liège, 1970.
- 6. Charles Bricman, Y a-t-il un État belge? in Belgitude et crise de l'État belge, Facultés St Louis, Bruxelles, 1989, pp 71-72, remarquable réflexion à partir de Carl Schmitt.
- 7. Voir La Revue Nouvelle, mai 1989, pp. 116-117 et TOUDI (mensuel) n° 12, pp. 3-4.
- 8. René Campé, Marthe Dumon, Jean-Jacques Jespers, Radioscopie de la presse belge, Marabout, Verviers, 1975, p.147.
- 9. Ibidem, p. 148.
- 10. V.Vagman, Le mouvement wallon et la question bruxelloise, CRISP, n° 1434-1435, BXL, 1994.
- 11. Philippe Destatte mentionne les nombreuses manifestations de cette divergence dès 1912 et durant toute l'entre-deux-guerres in L'identité wallonne, Institut Jules Destrée, Charleroi, 1997. Et notamment, p. 105, le président de l'Assemblée wallonne Remouchamps qui déclare, le 13 mai 1923: «Les séparatistes, sous prétexte d'immuniser plus facilement la Wallonie contre la menace du bilinguisme voudraient cesser de défendre le demi-million de Flamands de langue française.» Cette réplique annonce le thème du repli des années 1980, car ce n'est pas par antiflamingantisme qu'agissent les «séparatistes» (notamment Destrée) mais par désir positif d'autnomie wallonne.
- 12. Vincent Goffart, Comment les Belges ont voté le 8 novembre 1981? in La Revue Nouvelle, juillet, 1982, pp 34-52. Dans les tableaux des résultats, la liste «Wallon» passe même inaperçue parce qu'elle est occultée sous le titre «divers» alors que, cependant, l'article reconnaît qu'elle dépasse les résultats du RW officiel (p. 47).
- 13. F. Bismans et J. Fontaine, Nations et lutte des classes, in La Revue Nouvelle, 1/1986, pp. 80-93.