Le Souffle d'Allah

7 June, 2017

La petite sirène de Copenhague, dernière surprise de ce roman

Ce roman de Guy Denis Le Souffle d'Allah (L'Harmattan, Paris, 2017, 20 €), est bien emballé. Ce n’était pas gagné d’avance, car il y a ici, somme toute, plusieurs récits qui s’entrecroisent au point qu’on craint à tout moment de perdre son chemin dans le tourbillon qui nous emporte d’Arlon à Paris en passant par la Tchétchénie, l’Afghanistan, Strasbourg, Ostende, le sillon industriel wallon etc.

Une superbe Flamande

Mais on le retrouve chaque fois. Cela commence par les impressions d’un rescapé flamand d’un attentat islamiste commis dans une galerie portant son nom (Frans Vandeputte), exposant beaucoup de nus à Arlon (terre lorraine, certes), rue du marché-au-beurre. Amnésique et aphasique au départ, il finit par se refaire peu à peu, se débarrasse de l’ardoise « d’un bagnard ou d’un crucifié » (p. 17) 1, lui permettant de communiquer.

Nous faisons d’emblée la connaissance de sa fille Mia, splendide jeune femme rousse, très intelligente, très cultivée, qui, jeune fille au pair d’à peine vingt ans, vient améliorer son français dans le quartier chic d’Arlon chez les Legrand et leurs deux enfants à qui elle parle en néerlandais. Mais à l’instigation de Geneviève, épouse de Bernard Nivelet (un couple du même quartier), elle vient aussi se reposer des criailleries enfantines quelques jours à leur domicile. Etrange couple alliant une Geneviève fille du riche Sénateur Brandy qui fait la loi au Luxembourg et un Bernard venu du sillon industriel et de la classe ouvrière. D’« un ciel perpétuellement gris, des terrils abandonnés, des maisons vides et décrépites, des terrains vagues où vivaient des crapauds au milieu des crasses, bouteilles, plastique divers ; crottes de chien, chaises plastiques cassées […] L’environnement dans lequel vécut le serial killer Marc Dutroux… » (p. 44), mais où a surgi le surréalisme wallon, ajoute Guy Denis. Bernard a acquis un master en lettres et est devenu professeur d’histoire et de français au Collège du Sacré-Cœur de Jésus à Arlon, collège hyper-catho comme on n’en fait plus ou comme on en fait encore, malgré tout…

Une femme médecin Tchétchène et son fils radicalisé

On voit que que l’auteur du livre a le goût du mélange. Mais cela ne se limite pas aux deux Wallonie (l’industrielle et la rurale), et à la Flandre. Le récit va intégrer bien d’autres horizons. Comme avec Lors Sirkaeff, sa maman Zina et sa sœur Dina réfugiés de Tchétchénie où ils ont vu la mort et l’ignominie humaine de près. Lors est devenu un brillant élève de Bernard Nivelet : Zina, médecin dans son pays d’origine ne voit pas son diplôme reconnu et survit en faisant des ménages. Lors a été élevé par un père athée et une maman peu pratiquante, mais il se « radicalise » peu à peu à la mosquée de la capitale du Grand-Duché de Luxembourg puis disparaît 2.

Kévin Maillard, le postmodernisme et le rapport Rigaux

Un autre élève de Bernard, Kévin Maillard, attire l’attention du directeur de Sciences Po à Paris. Ce Charles Henri Dessart (CHD), bisexuel mondain, désire mettre son école au goût du jour en y multipliant les cours en anglais, l’« ouverture », tout aussi grand chic, sur les éléments défavorisés mais au QI élevé. Il fréquente aussi le MEDEF et tout qui peut assurer, via des bourses d’études notamment, le prestige et la rentabilité de son institution. Ce n’est pas ici le « souffle d’Allah » que l’on sent nous effleurer, mais le vent puissant du postmodernisme. Il y a aussi la belle Olga Shorayeva qui tient salon à Arlon, accueille tous les amis des Nivelet du quartier chic qui reçoivent un jour la visite d’un commando « terroriste » pour rire qui va les ligoter après les avoir déshabillés. Ceci pour protester contre les participants au salon (un promoteur flamand, le directeur de l’intercommunale Vivalux, le banquier Verra, le sénateur libéral Brandy, le député social-chrétien Lamotte…) qui, malgré le mystérieux « rapport Rigaux » qui en déconseillait la construction pour des raisons de stabilité du sol, se sont enrichis en construisant la clinique de Molinfaing, hôpital pharaonique pour toute la province de Luxembourg3. Il s’est produit un effondrement qui a fait cinq morts…

D’un attentat rigolo à un autre qui l’est moins

La presse, le lendemain parle d’« atteinte à la démocratie » (p. 125), très fine observation de Guy Denis. D’autant plus que cet « attentat » est là pour dénoncer la disparition du rapport Rigaux. Or Bernard Nivelet, demeuré fidèle à ses origines sociales et qui a trouvé dans son métier une façon de rester à l’écart d’un monde sans valeurs ni profondeur, a découvert le fameux rapport chez son beau-père. Celui-ci devinant qu’il le possède tente de l’acheter. Mais La Clairière, la revue de poésie à 150 abonnés (un beau chiffre au demeurant), qu’il dirige, en publie des passages le lendemain. Bernard Nivelet et la belle Mia ont disparu et on devine que c’est ensemble. Ces deux-là le demeureront jusqu’au bout.

Il n’en va pas de même de bien d’autres (comme le Sénateur Brandy, le promoteur flamand de la clinique, le directeur de Vivalux) tués lors de l’explosion commanditée par Lors du vernissage de la galerie Frans Vandeputte à Arlon. Et où périssent Zina et Dina, sa mère et sa sœur. Manière de démentir Marx pour qui l’histoire se reproduit toujours deux fois, d’abord comme tragédie ensuite comme comédie. Ici, c’est l’inverse.

Le tourbillon du roman

On pourrait se demander si tant de choses peuvent se passer « en même temps » (ou du moins dans le court laps de temps d’un roman), à Arlon. Mais pourquoi pas ? Et on peut répondre aussi au « mais pourquoi ? » qui surviendrait ensuite.

Après tout c’est ce que vous « vivons » tous les jours, sur cette vieille terre d’Europe occidentale ouverte à tous les vents —tous les souffles—du monde. Tout cela est vu au fond depuis le fameux quartier chic de « La Pommeraie » à Arlon, que les habitants, ont même un instant songé à privatiser à l’américaine avec grilles de protections et veilleurs privés grassement rétribués. Au voisinage du directeur général de l’Intercommunale Vivalux, d’ingénieurs, de politiciens enrichis, Bernard Nivelet n’y est certes pas comme un poisson dans cette eau-là que Guy Denis nous fait détester de bout en bout au point que le commanditaire de l’attentat de la galerie Vandeputte finirait par nous être sympathique. C’est un lieu commun que de dire que l’islamisme est le reflet de l’ère du vide et de la propension de l’Occident à se protéger du reste du monde en le bombardant. Par conséquent arrive ce qui arrive.

La plus « belle « scène

La plus « belle » scène du roman, la plus juste même peut-être, c’est la visite d’un inspecteur de l’ONEM au domicile de la mère de Kévin Maillard, Marie Maillard, dans l’aube grise du petit matin. Elle vit avec Paul Furet mais ne l’a pas déclaré à l’ONEM : « Elle a perdu son job de vendeuse à Carrefour il y a un an. Elle a couru de place en place, a lu des centaines de petites annonces sur ordre de l’ONEM exigeant qu’elle trouve au plus vite un autre emploi à n’importe quel salaire. Son loyer est de 550€. Restent 300 € pour payer l’eau, le gaz, l’électricité, la nourriture, les vêtements, les chaussures, et les frais scolaires du gamin qui fréquente une école de bourges en gréco-latines, l’Institut du Sacré-Cœur de Jésus. » (p. 76)

L’inspecteur de l’ONEM annonce à Marie Maillard qu’elle perdra ses allocations tant que sa situation ne sera pas régularisée. A la question que lui pose Marie, avec une grande dignité —sans dote fait-ellle des ménages au noir chez plusieurs couples de la pommeraie—de savoir de quoi elle va vivre, il lui répond : « Ce n’est pas mon problème. »

Certes cet homme sait ce qu’il fait endurer de cette façon. Lui-même est marié et a un enfant. Il pourrait se retrouver dans la même situation que Marie Maillard s’il le perdait, mais « impossible de lâcher ce boulot sinon c’est la dèche des Maillard ! Il n’a qu’un diplôme du secondaire supérieur, ses parents étaient sans le sou et ne pouvaient pas lui payer des études universitaires. Même topo pour sa femme Muriel. Il regrette cette vie à moitié ratée de médiocre, pourchasser les chômeurs, cette vie de remueur de merde. Il crache de nouveau. Quel est le nom du prochain client ? Client ou victime ? Il tire son agenda de sa poche. Lui ne possède pas de tablette, de smartphone ! Encore une femme pincée ! Toujours la même affaire ! Les plus pauvres sont ciblés ! Normal ! » p. 78.

L’argent n’achète pas tout

Directeur de La Clairière qui va publier le rapport Rigaux (on ne saura rien des suites de la publication), refusant de se laisser acheter par son beau-père, Bernard Nivelet songe : « Ces gens-là ne soupçonnaient pas que le métier d’enseignant il l’aimait, qu’il n’aurait rien pu faire de mieux, qu’à la fin de chaque année scolaire, le 30 juin, sous un ciel azur et un soleil chaud, il voyait s’éloigner ses étudiants avec un pincement de cœur et un goût d’amertume dans la bouche. Finis les rires, les chahuts, les silences attentifs, et ces centaines de feuilles griffonnées couvertes de centaines d’écritures qu’il reconnaissait car chacune était un palimpseste d’une année d’empathies, de colères d’encouragements. Résonnait ce 30 juin la cloche d’une petite mort, scansion sur la portée du temps qui passe. » (p. 83-84).

Certes, Guy Denis embellit les choses et c’est un enseignant retraité, il a donc du mérite et tout n’est pas faux dans ce qu’il dit. Par contre je n’ai pas tout dit de son livre qui est une sorte d’accéléré des images des JT de toute une année ou de concentré de ce que nous lisons tous les jours dans les quotidiens. Un roman très belge ou très wallon. Peut-être aussi une métaphore (comme la cabane en hiver où Mia et Bernard réfugient leurs amours), où l’on passe en fait du rêve à la réalité ou de la réalité au rêve comme lorsque se noue le lien très fort entre ces deux amoureux. Ou de la réalité au cauchemar ou au fantasme comme lors de l’attentat contre la galerie. Il me semble que c’est le cas dans la mesure où cet attentat tombe comme un couperet ou surgit comme un deus ex machina mais n’est en réalité pas incorporé au récit, moins que la façon dont Lors parvient par exemple à rencontrer Kévin à Paris en déjouant complètement ceux qui le suivent, ce qui est amplement raconté avec force détails ou encore l’épilogue où Lors arrêté à Copenhague avoue un crime étrange.

Et j’ai encore passé sur d’autres dimensions comme le roman d’espionnage avec au centre le directeur de Sciences po. La preuve qu’un roman en vaut la peine c’est lorsque l’on ne peut plus s’en détacher.

  1. 1. Aucune philosophie ne tient compte de la douleur, le christianisme excepté, dit aussi l’auteur, ce qui à première vue semble juste, quoique l'on puisse se demander si le stoïcisme ou l'épicurisme ne soient pas aussi une façon de la dominer.
  2. 2. Il est aussi question de la synagogue d’Arlon que les musulmans de la ville ont aidé à restaurer
  3. 3. Qui n’en aura peut-être même plus qu’un avec les mesures actuelles de la ministre de la santé