Chapitre VIII: Les causes du discours antiwallon

Toudi mensuel n°13-14, septembre 1998

Nous serions tentés de dire que ce flux continu de calomnies et même d'injures (pas si rarement), de dédain, voire de mépris (parfois), de simples méconnaissances ou incompréhensions (plus souvent, heureusement), qui alimente sans discontinuer les médias francophones belges, les livres, les revues, flux dont nous venons d'établir la réalité à travers seulement quelques échantillons, constituerait une sorte de «xénophobie de l'intérieur».

Un discours inacceptable

Mais nous hésitons sur ce terme. De même, nous hésiterions à employer l'expression «hate speech» utilisée dans les Balkans, que l'on pourrait traduire par «bréviaire de la haine». Ces manières de s'exprimer sont si souvent utilisées dans ce que nous dénonçons que nous retomberions dans les cercles et cycles vicieux des violences (dont René Girard a montré le caractère infernal), même verbales comme ici, si nous usions à notre tour de tels concepts. La violence verbale n'est pas le fait de tous les Bruxellois, loin de là! Elle est d'ailleurs en premier lieu imputable aux Wallons montés au «Centre» et désireux de s'assimiler à la bourgeoisie dominante. Ce discours n'est pas d'abord insultant. Il empêche tout discours wallon «légitime» vu le mécanisme nécessairement langagier, symbolique de la naissance des pays à eux-mêmes.

La Wallonie a subi, dès la naissance de l'État belge, les effets d'une concentration du capital financier à Bruxelles et le contrecoup d'une direction ou d'une domination de sa «prospérité» (si inégalement partagée entre ses enfants et avec la Flandre), par une bourgeoisie hautaine et lointaine. Dès les années trente, beaucoup de Wallons devinrent conscients que ce type de domination n'était pas seulement (si l'on peut dire) la domination bourgeoise classique. Celle-ci écrase les gens, certes, mais une bourgeoisie peut rester «solidaire de sa communauté» comme de nombreux exemples - y compris héroïques - le démontrent, ne serait-ce que la lutte patriotique et antifasciste pendant la deuxième guerre mondiale. Une bourgeoisie sert, malgré tout, son pays, lui donne quelques clés d'avenir tout en menant la vie dure aux pauvres. Rien de tel avec «notre» bourgeoisie. La vieille bourgeoisie belge francophone ne fut jamais, en rien, solidaire de la Wallonie: cas de figure très rare dans les annales des États-Nations les plus développés (et nous ne devons pas tenir compte de la prétendue «petitesse» de la Belgique: la Wallonie seule, se situait au deuxième rang des puissances industrielles du monde en chiffres absolus). Plus encore, belgitude et belgification obligent, la bourgeoisie belge en un sens, n'a même probablement jamais été que peu belge de coeur et de volonté. C'est le cas des monarques, clés de tout ce système, jusqu'à Léopold III.1 Par conséquent cette gestion hautaine et lointaine, ici, principalement, du patrimoine économique wallon, se termina, logiquement, par un abandon brutal et silencieux. La sidérurgie en est bien plus qu'un exemple: sans l'intervention de l'État, elle disparaissait. Or elle a survécu et bien plus que survécu. Il s'agit d'une sidérurgie rentable, puissante, la sixième ou la septième d'Europe dans un pays de moins de 4 millions d'habitants! Mais elle est encore à la mi-1998 la propriété de l'État wallon alors que l'on est en plein essor du néolibéralisme! Même en sachant que la sidérurgie fera sans doute retour au secteur privé, au moins en partie, la chose reste surprenante en 1998.

Le discours bourgeois belge francophone jusqu'en 1970-1980

Le discours francophone belge - médias, arts et lettres, sciences humaines, etc. - dont nous venons de brosser à grands traits les figures, dérive de cette distance et arrogance de la vieille bourgeoisie francophone belge. Il est cependant à distinguer de cette bourgeoisie dont il provient. En tout cas, il n'est pas imaginable que ce discours exprime l'intérêt concret des femmes et des hommes qui vivent dans les 19 communes de la Région bruxelloise. Ce n'est pas - on l'aura compris! - par souci du «politiquement correct» que nous voulons séparer, nettement, le discours francophone belge négateur de l'identité wallonne, de la «zwanze» - éventuellement antiwallonne, mais sans conséquence! - des «titjes» et autres «zinnekes» bruxellois, une figure populaire au demeurant un peu mythique. Si nous distinguons si fortement le discours francophone de la vieille, un peu mythique et si sympathique population de Bruxelles, si nous le considérons comme encore plus parfaitement étranger à la jeunesse maghrébine qui peuple les rues de Molenbeek, Schaerbeek, Saint-Josse, Anderlecht ... c'est parce qu'il est intellectuellement impossible de faire autrement. Si nous parlons plus loin de discours du «monde bruxellois», l'expression ne vise pas la population des 19 communes, mais l'establishment francophone belge.

Le discours francophone belge négateur de l'identité wallonne peut éventuellement se réfracter, superficiellement, sur certaines couches des classes dominées à Bruxelles. Mais il ne peut en émaner. Ces classes dominées n'auraient pu engendrer un discours si méprisant et dominateur, alors que la Wallonie visible, identifiable, concrète fut même quasiment toujours absente de Bruxelles. Ces classes dominées ont d'ailleurs parfois pris le parti des prolétaires wallons. Qu'elles ne se sentent que peu wallonnes n'a d'intérêt que local ou provincial: c'est le Standard contre Anderlecht.

Il faut donc bien envisager une autre source à ce discours. À notre sens, l'origine de ces images, parfois si insultantes ou haineuses pour la Wallonie, c'est la vieille bourgeoisie francophone belge et sa structure si profonde d'indifférence, son «matérialisme» dénoncé par Trotsky. Pour regarder un pays avec une telle hauteur, il faut en effet être assuré d'une position dominante sur celui-ci, être préoccupé de la rentabilité de ce que l'on y a investi, être soucieux de ce que la force de travail s'y discipline, être inquiet de ses grèves et de ses révoltes et, en tout cas, bénéficier du capital ou des réserves qui, le temps venu, permettront de s'en extraire puisque, très profondément, très structurellement - belgitude ou belgification obligent - on ne s'y sent lié d'aucune façon. Il faut être assuré de cette position dominante ou en rester proche.

À notre sens, c'est vraiment le cas des élites wallo-bruxelloises actuelles, incapables de se situer ailleurs que dans le sillage belge de cette classe sociale en voie de disparition, la vieille bourgeoisie belge francophone.

Le discours de négation que nous avons analysé n'a d'ailleurs commencé à se publier, à s'exprimer largement qu'au moment où cette vieille bourgeoisie francophone «passait la main», démissionnait, lâchait tout avec un immense et veule soulagement. Cette bourgeoisie de «dominants dominants» au sens de Bourdieu, n'avait pas été aussi bavarde que l'establishment francophone belge - wallo-bruxellois - qui lui succéda aux environs des années 70, au moment où le déclin wallon est devenu évident et à l'instant même où commence notre analyse.

La vieille bourgeoisie dominait et cela lui suffisait. Comme bourgeoise francophone belge, c'était encore plus évident. Perin a dit un jour de Bruxelles: «La grande ville domine sans comprendre». C'est cela. Son discours ne devait même pas être antiwallon. Il visait très nettement une classe ouvrière écrasamment de Wallonie et les tentatives d'autonomie d'un pays sans pouvoir politique, sans pouvoir économique, sans prestige symbolique ni culturel. Mais, retranché derrière les banques et la monarchie, ce discours antiwallon ne s'est pas dévoilé comme antiwallon.

Les responsabilités de la bourgeoisie belge francophone dans l'État centralisé qu'était la Belgique sont cependant énormes, tant vis-à-vis de la Flandre que de la Wallonie. Pierre Lebrun n'hésite pas à évoquer les Pays-Bas de 1815, donc à élargir notre propos: «La révolution industrielle, s'achevant entre 1840 et 1850, instaura puis consolida un régime capitaliste national et centralisé, forme nouvelle de civilisation. Elle conféra à un axe, de Mons à Verviers, un poids économique démesuré et, dès les lendemains de 1830, le renforça de liaisons de tout genre avec Bruxelles. Ce poids n'avait pu être contrebalancé avant 1830 que par l'ensemble des provinces belges flamandes et, détenant la prépondérance politique, des Pays-Bas du nord. La perte d'équilibre que représenta 1830 fut d'une gravité inouïe et explique bien des comportements des deux communautés linguistiques du pays: dépendance d'abord, le sous-développement économique se doublant d'un sous-développement intellectuel, réaction et rivalité ensuite, avec les flamingantismes, divergence entre les mouvements d'émancipation au nord (nationalisme) et au sud (socialisme), choc en retour enfin et affrontements actuels2

Une classe dirigeante soucieuse de tirer le maximum du pays wallon, écrasant de son même poids le nord du pays, ne pouvait songer à doter de consistance un pays dont le sort l'indifférait, l'État belge d'ailleurs déjà belgifié, soucieux seulement de rentabilité, sans aucun rêve national, suffisant amplement à encadrer l'extorsion de la plus-value dans les corons de Mons à Liège, l'Ardenne fournissant les employés des services à la manière corse. La bourgeoisie francophone belge accepta cependant que la Flandre rejette le français...

La Wallonie a échoué à faire valoir sa personnalité, ce qui était plus dangereux vu ses composantes socialistes. Certes, les derniers jours de juillet 1950, en raison des extraordinaires maladresses de Léopold III, la Wallonie fut à deux doigts d'exploser à la face des dominants belges francophones. Les insurgés de 1950 contestaient, directement ou indirectement, l'idéal de belgification et de souveraineté amputée accepté dès 1831 par la monarchie et la bourgeoisie. Ils rejetaient en effet l'attentisme de Léopold III pendant la guerre, attentisme conforme à l'idéal de non-indépendance ou de neutralité si propice aux grands profits y compris pendant la guerre. Un Front de l'Indépendance, une Résistance, notions étrangères à la belgitude avant la lettre de Léopold III, resurgissaient avec une telle âpreté que Léopold III fut prié de s'en aller aussitôt.

Trois systèmes de représentation

Au fond, trois discours se sont substitués au discours creux (d'un point de vue national), purement fonctionnel de la bourgeoisie francophone belge, «animant» une nation en carton-pâte (au sens propre: comparez les figurines des 25 ans de règne de Léopold Ier et les bateaux faisant le tour des canaux et rivières lors du 150e anniversaire du pays).

Il y a premièrement, le discours triomphant et souvent antiwallon de la bourgeoisie flamande, de certains intellectuels, voire de militants sincères, mais qui voient à tort en la Wallonie, bien plus francophone qu'en 1830, comme l'héritière des bourgeois censitaires francophones et sur laquelle une sorte de revanche (inutile) est à prendre.

Il est l'expression d'une victoire et d'une revanche flamande sur des «Francophones» qui n'étaient pas de Wallonie, mais que la Wallonie figure présentement. Il accompagne la réelle domination de l'État belge par la Flandre. Il exprime aussi le projet de consolider les acquis linguistiques et culturels du combat flamand, notamment en faisant fructifier, et pas seulement sur le plan politique, les acquis, infiniment plus accessibles à la population flamande riche ou moyenne, hautement ou moyennement instruite, d'un bilinguisme qui rend aisée la domination politique sur tout le Royaume.

Il y a en deuxième lieu le discours antiwallon belge-francophone resté dominant, seulement symboliquement, qui dérive de la vieille bourgeoise belge en partance ou moribonde, mais qui prolonge sa vieille indifférence à la Wallonie et se met à détester la Flandre. Ce discours dérive de la vieille bourgeoisie de «dominants dominants». De plus, il doit affronter le discours s'affermissant sans cesse d'une Wallonie à la recherche d'elle-même depuis 1912 et qu'il faut examiner avant de revenir sur le discours belge francophone et antiwallon longuement écouté.

Il y eut donc, troisièmement, dans la foulée du renardisme, le discours de la classe ouvrière wallonne. Elle tenta de prendre en charge la Wallonie. Certes, la classe ouvrière, si puissante lors de cette prise en charge, s'est considérablement affaiblie et elle échoua dans son projet. On peut éventuellement estimer avec Bernard Francq que son discours wallon s'est éloigné («dérive» au sens strict cette fois) des objectifs prioritairement socialistes (sans cesser d'être wallons) du syndicalisme né de l'Hiver 60. On peut considérer que le PS, en charge de cette classe ouvrière, s'est encore plus embourgeoisé dans un nationalisme poussivement antiflamand, tout en restant, quand même, d'abord, wallon, mais oublieux de son socialisme originel. Nous critiquons et nous continuerons à critiquer le «socialisme» prétendu des soi-disant «socialistes» wallons, mais cela ne nous empêchera de mettre en cause une manière d'en parler injuste et peu critique. Présenter la disparition «de l'État-PS», comme le préalable à toute alternative progressiste nous semble juste, mais pourquoi ajouter comme certains, «particulièrement en Wallonie» [Politique, n° 1, avril-mai 1997]? Les socialistes à Bruxelles sont-ils à ce point immaculés et progressistes?

La dérive francophone

Une dérive parallèle, plus grave, ronge le discours belge francophone, celui de l'establishment wallo-bruxellois. La vieille bourgeoisie francophone belge avait sa façade politique, le royaume de Belgique. Ce royaume très centralisé, nourri des surplus de la deuxième puissance industrielle de la planète a constitué des métropoles puissantes comme Anvers ou Bruxelles. Bruxelles, cette virtualité offerte en 1830 à la bourgeoisie francophone belge, par la formidable expansion industrielle wallonne du 19e siècle, a régné au centre d'un pays dont les deux parties étaient méprisées, annihilées presque. Cette ville reste encore la ville la plus importante d'un pays qui compte parmi les vingt premières puissances économiques du monde. Elle est devenue le siège des institutions européennes, de celles de l'OTAN. Elle est ainsi au centre de forces qui pèsent. Mais cette force, qui demeure, n'a plus rien d'autonome. Elle ne joue plus son jeu dans le cadre d'un projet politique national - même frelaté comme le belge - avec ses dimensions politiques et économiques. La force de Bruxelles s'est repliée sur elle-même, avec des élites qui ne l'utilisent plus en vue d'un projet extérieur. Ce qui est étrange pour une métropole, car les métropoles agissent et vivent normalement en vue du pays qu'elles dominent. Mais nous avons vu que la bourgeoisie francophone belge s'intéressait déjà fort peu à la Wallonie. Les élites qui prolongent cette ancienne classe dominante n'ont pas cette aptitude hautaine à la méconnaissance. D'où leur hargne?

Les élites intellectuelles et sociales qui succèdent à la vieille bourgeoisie francophone belge subsistent dans les murs de Bruxelles (ou dans la structure centralisée du Royaume de Belgique). Elles détiennent encore la part la plus déterminante du capital symbolique en Belgique francophone. Ces élites ont pu, par le passé, soit servir le pouvoir belge francophone et bourgeois, soit le contester tout en se maintenant dans le cadre politique national de 1830. C'était leur intérêt.

Mais ce sont maintenant des élites sans projet, capables seulement d'envisager de s'opposer à la Flandre parce que la Flandre menace une certaine identité francophone bruxelloise qui a maintenant fini par s'enraciner et auxquelles ces élites se sont attachées en même temps qu'au profit qu'elles en tirent. Elles s'opposent aussi à la Flandre parce que sa volonté de reflamandisation heurte en elles le sens de la démocratie et du droit des gens que, malgré sa citoyenneté déclassée, l'État belge, cependant réellement parlementaire, a mis en oeuvre. La Wallonie, dans la droite ligne de l'indifférence bourgeoise belge d'antan, leur reste inconnue ou étrange sauf comme alliée éventuelle contre la Flandre (le terme «repli» est d'origine militaire).

Pour ces élites, il n'est rien d'autre à préserver que la «Belgique». Pas seulement à cause de cet égoïsme «bruxellois» parfois vanté par les habitants de la capitale elle-même. C'est aveuglement. Sans la Flandre, il n'y a pas plus de Belgique qui tienne et la Wallonie a d'autres références que la Belgique francophone, celles que le pouvoir socialiste, même mou, met en place, à travers les hymnes et emblèmes, mais, surtout, à travers le choix plus courageux et fondamental de Namur comme capitale, un soutien réel à la culture wallonne.

Si la Wallonie s'affirme, ces élites en conçoivent une profonde irritation mêlée d'étonnement. Dans la situation inconfortable de repli, de déclin, d'anémie où elles s'étouffent, leurs incompréhensions, leurs excès agressifs s'expliquent . Ces élites continuent de se représenter la Wallonie à travers le dédain absolu de la vieille bourgeoisie francophone pour qui le site d'où provenaient ses revenus et ses immenses profits n'existaient que fonctionnellement.

Pourquoi ces élites ne se tourneraient-elles pas plus positivement vers cette Wallonie dont elles peuvent (ou pourraient) si facilement se faire comprendre, dont elles partagent la culture et la langue, vers cette Wallonie dont découlent leur statut. En attendant, le discours de la structure centralisée du pays belge francophone, «dérive» de la nature même de l'ancienne bourgeoisie belge belgifiée, mais il est aussi, au sens propre, «dérive», cheminement sans but, errance.

Errance et repli de l'establishment francophone

Cette structure centralisée, belge francophone («Bruxelles» mais un «Bruxelles» comprenant des Wallons, des Flamands francisés...), héritière et résidu de la vieille bourgeoisie francophone belge, ne peut s'inscrire dans un cadre politiquement, linguistiquement ni même économiquement flamand. Les universités, les journaux, le reliquat encore si énorme de l'administration publique concernant la «partie francophone du pays» (pour parler «belge»), ont comme seule raison d'être le Pays wallon, même affaibli (mais qui se relève). Certes, les entreprises qui gravitent autour des éléments de la force métropolitaine de Bruxelles qui dépendent exclusivement de la Wallonie (administration, presse, université, communications, culture), se nourrissent aussi de la part flamande apportée à Bruxelles, et ont donc aussi des débouchés en Flandre, plus importants sans doute, mais seulement sur le plan matériel. Cette Flandre est en outre incontestablement plus forte économiquement. Mais les élites de cette Flandre-là, les sièges sociaux de ses entreprises par exemple, ses journaux, ses médias ne sont pas vraiment à Bruxelles. Ce qui est dans la logique d'émancipation flamande.

Les élites politiques, intellectuelles, la petite-bourgeoisie bruxelloises, qui sont peut-être plus fascinées par la Flandre que par une Wallonie actuellement moins performante, sont profondément et objectivement plus liées au «sud du pays» (pour parler comme Le Soir). Bruxelles est, politiquement, culturellement, sociologiquement bien plus liée à la Wallonie qu'à la Flandre et les intérêts qui l'allient économiquement à la Wallonie, s'ils sont un peu moindres (ce n'est pas sûr) que ceux qui la lient à la Flandre, constituent, avec tout ce qui vient d'être dit, non pas des raisons pour les Bruxellois de se couper décidément de la Flandre, mais des raisons certaines de changer d'attitude à l'égard de la Wallonie. Sous peine de graves revers.

Le seul débouché de ce «monde bruxellois», politique mais aussi économique, culturel et linguistique (car tout se lie), c'est la Wallonie.

Nous reposons donc la question de savoir pourquoi ces élites tiennent le discours que nous savons à l'égard d'une Wallonie qui se construit politiquement. Certes, cette Wallonie est fragile. Elle n'est plus celle dont rêvait les insurgés de 1950 et 1960. Nous comprenons qu'elle ne puisse attirer d'emblée les élites bruxelloises ou les élites wallonnes qui s'y assimilent: ni celles de droite (parce que la Wallonie est moins intéressante économiquement) ni celles de gauche (parce que la gauche y est décevante).

Mais le rejet systématique de la Wallonie - sauf comme alliée de second rang contre la Flandre comme dans Choisir l'avenir - n'est pas rationnel.

Le rejet de l'identité wallonne participe en effet d'une nostalgie et d'un manque de lucidité. Il est clair que Bruxelles ne pourra pas maintenir à la longue l'influence et le rayonnement qui lui restent en continuant à enserrer la Wallonie dans une Communauté française qui l'empêche d'être un pouvoir politique moderne et complet (assumant aussi la politique scolaire et culturelle). Au lieu de se soucier exclusivement de résistance à la Flandre, présentée comme le seul ennemi et le seul adversaire, la part de Bruxelles à laquelle nous en appelons et qui, incontestablement, est si liée à la Wallonie qu'elle lui doit son existence, devrait, ne fût-ce que par intérêt, soutenir les efforts d'une Wallonie qui se redresse, s'affirme de jour en jour de plus en plus, politiquement, culturellement, tant sur le plan intérieur qu'extérieur et dont le relèvement économique s'est amorcé. En somme, Bruxelles devrait rompre non pas avec la Belgique, entendue ici au sens d'une identité nationale qui a existé et à laquelle on peut rester attaché, sentimentalement, ethniquement, mais rompre avec la nostalgie d'une bourgeoisie qui a disparu avec le cadre belge dans lequel cette classe dominante évoluait.

Abordons enfin, franchement, pour préciser encore notre pensée, une objection, intelligente à certains égards, de C. Kesteloot [Une identité aux contours incertains op. cit.]. C. Kesteloot observe: «La Belgique par le passé et, aujourd'hui, les structures de la Communauté française ne sont-elles pas aussi peuplées de Wallons qui sont donc producteurs d'une culture? Il nous semble dès lors trop aisé de céder à une mise en cause unilatérale de Bruxelles et de ce qu'elle représente symboliquement pour expliquer la faible conscience identitaire wallonne.» Tout ce qui précède montre effectivement que la Belgique francophone et «Bruxelles» sont des structures où s'intègrent de nombreux Wallons, négateurs de l'identité wallonne.

Mais que penser de cette idée que les gens qui écrivent en faveur de l'identité wallonne seraient soucieux de justifier sa «faiblesse»? Cette «faiblesse» nous semble une hypothèse de travail d'autant moins bonne que nous venons d'achever la lecture de milliers de pages s'efforçant, précisément, depuis quinze ans, de mettre en doute, minimiser, relativiser, disqualifier, stigmatiser, suspecter, accuser gravement, ignorer ou même nier ce que C. Kesteloot appelle la «conscience identitaire wallonne». A notre avis la «faible conscience identitaire» est à chercher plutôt du côté d'une Belgique francophone bourgeoise en pleine dérive.

Le discours antiwallon "prouve" la Wallonie

Nous pensons donc que tout ce dont nous venons de faire état prouve la force tranquille de la conscience wallonne malgré sa stigmatisation par une bourgeoisie en plein désarroi, malgré le soutien trop timide d'une classe politique, notamment «socialiste», mais guère. Les élites, la classe dirigeante, les expertises de toutes sortes, la haute culture, les autorités dans le monde des arts et des lettres, les autorités éthiques dans la vie religieuse, spirituelle entraînent, normalement, moralement, dans tous les pays du monde, le reste de la société. En Belgique francophone, c'est l'inverse. Le poids énorme de ce qu'est le «monde bruxellois» ou, mieux, la structure centralisée du pays francophone où se meuvent ces «entraîneurs», tient au contraire un discours démoralisateur et démobilisateur, allant jusqu'à nier que la Wallonie existe, c'est-à-dire allant jusqu'à se nier puisque, sans la Wallonie, Bruxelles n'est rien.

Combien d'amis bruxellois universitaires ne nous ont-ils pas dit, en confidence et en le regrettant, que, à leur corps défendant, ils avaient un premier réflexe de retrait chaque fois qu'ils entendaient parler le français avec l'accent wallon!

Il faut replacer cette considération de détail dans le contexte tout entier de ce travail. L'allusion à la langue wallonne3 rend plus imagée la conclusion qui s'impose. Malgré la perte de centaines de milliers d'emplois, malgré un déclin aussi long qu'une longue vie d'homme, malgré le traumatisme d'avoir vécu seule la Résistance, malgré la trahison de la Dynastie à la même époque, malgré l'abandon dans lequel l'a laissée la vieille bourgeoisie belge francophone ainsi que l'État qu'elle dominait, passé depuis en d'autres mains, malgré la dureté de la domination bourgeoise flamande à travers la Belgique étatique, malgré, enfin, comme pour l'achever définitivement, la formidable dénégation de ses élites exilées à Bruxelles qui vont jusqu'à mettre en cause la personnalité de ce peuple dont elles sont souvent issues, la Wallonie vit, se redresse, s'éveille à de nouvelles expansions, édifie sa capitale, maintient, contre vents et marées, l'affirmation de sa culture, augmente ses emplois, préside des Conseils de ministres européens, aménage obstinément son territoire (notamment rural)4, met patiemment en valeur son patrimoine, enregistre la fin du déclin économique, se prononce pour la citoyenneté aux personnes étrangères, réclame la totalité des compétences exigibles dans le cadre de l'actuel fédéralisme.

Médias, sciences humaines, culture, universités, politiques à «Bruxelles», contestent ou rejettent cette identité wallonne. Les arguments utilisés ne se sont guère renouvelés, car ce discours est sans issue. Nous avons d'ailleurs montré que les mêmes mots, les mêmes images, parfois les mêmes dessins au sens propre (ceux de Royer) se retrouvaient à dix ans de distance. Le discours du rejet ou de la négation de l'identité wallonne est cependant toujours aussi répandu et ce fait contraste avec la faiblesse de diffusion du discours qui lui est opposé (celui de la Wallonie et de son avenir).

Optimisme et pessimisme de la gauche

Les faiblesses économiques présentes de la Wallonie - que personne ne nie - sont soulignées à l'envi par trois types d'acteurs: la bourgeoisie flamande, les héritiers wallo-bruxellois de la vieille bourgeoisie francophone belge, enfin les hommes de gauche, d'extrême-gauche ou d'opposition politique en Wallonie.

Il fut sans doute un temps où l'idée de «déclin wallon» - dans les années 60 et 70 - était l'arme absolue de la mobilisation fédéraliste et socialiste. Cette arme se retourne aujourd'hui trop souvent contre la Wallonie5. Cela ne veut pas dire pour autant que nous souscriverions entièrement au discours optimiste des officiels. Nous avons dit ce que nous pensons des deux premiers acteurs du discours antiwallon. Qu'ils soulignent les faiblesses de la Wallonie est dans leur logique, d'ailleurs souvent étrangère au bien des populations, des nations, des collectivités. Le langage négatif de la gauche pose un tout autre problème.

Nous ne mettons absolument pas en cause ici le caractère salutairement critique des observations de socialistes radicaux, d'écologistes, de militants syndicaux, du POS, de l'AET etc. Mais eux-mêmes doivent bien voir l'effet de leur insistance sur la dégradation de la situation sociale et économique dans le pays wallon. D'abord, en tenant compte d'un contexte statistique où, en raison des liens avec la capitale belge, le potentiel wallon est parfois attribué à autrui (sièges sociaux d'entreprises à Bruxelles, effets de porte, comparaisons indues avec la Flandre à cause, par exemple, de l'industrie diamantaire).

Du côté syndical, de la gauche radicale ou extrême, l'impératif serait de ne rien concéder ni à la négativité du discours bourgeois ni à l'optimisme officiel du gouvernement wallon. Il y a là un chemin de crête - sur le plan économique et social surtout - difficile à tracer et à suivre, mais qui doit intégrer un réel patriotisme wallon. Même si se maintiennent pour l'instant l'injuste extorsion de la plus-value, la fraude fiscale, l'imposition profondément inégalitaire, on ne peut bouder son propre plaisir lorsque la joie s'impose en cas d'amélioration de la santé économique wallonne. C'est exactement ce que Maurice Merleau-Ponty faisait remarquer à propos de l'attitude de certains marxistes rigoureux pendant la deuxième guerre mondiale. Ils refusaient de se réjouir des victoires des alliés anglo-saxons en partant du fait que la guerre laissait subsister en-dessous d'elle la vieille structure exploiteuse et la lutte des classes6. Nous n'avons qu'une vie, soulignait le philosophe et le régime capitaliste libéral est préférable au fascisme, d'abord pour le prolétariat. Sur un terrain plus modeste, nous affirmons la même chose. Sans dire que cela résoudrait tout, il est bien plus que légitime, il est nécessaire, y compris pour l'extrême-gauche, de lutter pour une Wallonie recouvrant le plein-emploi. Même si c'est à l'occasion des profits capitalistes qui s'y rétabliraient à la faveur d'une collectivité wallonne plus sûre d'elle-même et grâce à une meilleure répartition des pouvoirs de la Communauté française vers le pays wallon. La lutte des classes ne perd pas ses raisons d'être dans une région prospère, au contraire même! Même si l'argument a été abondamment employé - on l'a fort oublié - ce ne sont évidemment pas les déchaînements des colères sociales et politiques en Wallonie qui en ont éloigné primordialement les capitalistes. Ce n'est pas non plus, primordialement, les hauts salaires wallons.

Le discours antiwallon annonce la Wallonie qui vient

Revenons maintenant à notre propos: le discours antiwallon d'origine bourgeoise.

Pour Jean-Marie Klinkenberg, la formulation collective d'une identité repose sur trois mécanismes: I. L'existence d'un substrat (cadre de vie, comportements, situations sociales etc.),II. Une sélection efficace de certains traits qui peuvent être utilisés comme signes de démarcation, III. La reprise de cette sélection qui démarque de telle manière qu'elle se manifeste largement aux yeux de la collectivité. Selon l'auteur, la première condition est remplie, mais il y a hésitation sur la deuxième en ce sens qu'il existe plusieurs modèles de l'identité wallonne, contradictoires entre eux. Enfin, la troisième condition n'est pas remplie, ce que notre étude confirme! Les déficiences II. et III. expliquent la faiblesse de formalisation de l'identité wallonne7.

Il faut critiquer Jean-Marie Klinkenberg quand il distingue une identité wallonne populiste (régionaliste au pire sens, rurale et réactionnaire), une identité «socialiste» (correspondant au renardisme grosso modo), une identité rattachiste (l'identité de la Wallonie est l'identité française) et une identité «manifestaire» (liée au manifeste culturel wallon). En fait l'identité dite «populiste» ou «régionaliste» n'est pas nécessairement aussi réactionnaire qu'il le laisse entendre puisqu'elle s'est réclamée, quand elle est née, de théories modernes et progressistes comme celle de Proudhon, ce qu'Arnaud Pirotte8 démontre avec éclat. Les trois modèles ne sont pas aussi contradictoires entre eux qu'il ne le dit. En outre, l'idée qu'un modèle devrait s'imposer ne nous semble pas acceptable. Il est clair qu'il n'existe pas un seul modèle de l'identité française (à supposer que celle-ci soit absolument évidente, ce dont on peut douter).

En revanche, l'existence parfaitement avérée d'un discours antiwallon, d'un contre-modèle si l'on veut, nous semble répondre aux conditions de formalisation posées par J-M Klinkenberg: «Le modèle mobilisateur (...) doit être à même de surdéterminer tous les discours variés qui s'y inscriront (..). La puissance du modèle va nécessairement de pair avec sa souplesse: il doit en effet pouvoir absorber les modifications apportées par l'histoire, ne pas voler en éclat au moindre changement de la structure sociale. Il lui faut donc comporter les mécanismes de son propre aménagement.»9

Le discours antiwallon que nous avons analysé intègre les éléments qui correspondent aux chapitres II, III, IV, V et VI et VII (l'absence, la disqualification, la suspicion et leurs différentes modalités: morcellement, repli, racisme, passéisme, vide, le traitement particulier réservé à J. Happart), et débouche sur la négation de l'identité wallonne. Cette négation se déduit du substrat belge, autour de la structure très centralisée du pays au temps de la bourgeoisie francophone. Ce substrat peut encore faire illusion avec ses arcs de triomphe, ses morts de roi, ses émotions artificielles autour de faits divers, ses intellectuels pour les commenter. Ce discours a en outre l'avantage de répondre à la condition III. puisqu'il est, manifestement, largement, très largement répandu. Certes, il est répétitif, nous l'avons vu. Mais il s'adapte comme les moments d'émotion «nationale» le prouvent en 1986 (Mundial), en 1993 (mort de Baudouin), en 1996 (Marche Blanche). Il n'est pas contradictoire, comme Ricoeur l'a montré avec l'idéologie, que ce discours, qui rend la Wallonie captive d'un projet conçu contre elle au départ et qui s'est vidé de lui-même, soit à la fois dynamique et lourd d'inertie.

Ce discours fait encore illusion. Mais, à notre sens, il n'opère plus en profondeur. Et notamment sur ce point-ci, le plus contesté par ce discours, la progressive régionalisation de la Communauté française, c'est-à-dire le nettoyage par les Wallons de l'héritage belge bourgeois. Malgré le soutien de tous les médias qui comptent, malgré celui des universités, de la haute administration, la Communauté française ne parvient manifestement pas à se maintenir. La suppression de la Communauté n'est plus combattue que dans les médias et une partie du personnel politique. Sa suppression répond, selon certaines enquêtes, aux voeux de l'opinion10, voeux confirmés par le succès des fêtes de Wallonie, de manifestations comme les journées du patrimoine, la foire de Libramont, l'absence totale de mouvements d'opinions hostiles aux progrès de l'autonomie wallonne, même s'ils se font au détriment de cette Communauté.

Seule, à notre sens, l'opinion des médias, qui se situent du côté de la «société civile», ce qui peut faire illusoirement figure de contre-pouvoir au monde politique, peut donner le change sur l'état réel de l'opinion wallonne et sur le dynamisme fatigué, usé, terriblement vieilli de la Belgique francophone. Ce monde centralisé francophone, sans plus aucun but, en dérive, parvient seulement encore à freiner de tout son poids l' «émancipation» wallonne (pour reprendre le terme de Pierre Lebrun) sans pour autant servir en quoi que ce soit les populations bruxelloises.

La domination de la bourgeoisie belge francophone a nié la Wallonie dans sa réalité ouvrière et dans sa réalité de Wallonie. Les élites résiduaires de cette bourgeoisie francophone belge, campées dans une Ville autrefois faite pour le pays (même si c'était pour l'exploiter) et qui reste puissante, délestées du capital économique propre à cette bourgeoisie, ne peuvent plus dominer qu'à l'aide de leur capital symbolique. Elles le font avec le concours d'une moyenne et petite bourgeoisie wallonne, catholique surtout, mais aussi laïque, restée «provinciale», car incapable de s'élever à la hauteur de vue que nécessite la construction d'un État, d'une Nation. Une hauteur de vue républicaine.

Au lieu de prendre en charge la nation wallonne à construire grâce à ce capital symbolique, qui leur reste de leur héritage belge bourgeois - ce qu'elles pourraient concevoir et qui leur serait profitable - ces élites bruxelloises et wallonnes tentent d'en freiner l'avènement à travers le discours antiwallon que nous avons tenté de décrire et d'expliquer.

Repliées sur un royaume déchu, elles refusent, avec la République, la Wallonie qui vient.


  1. 1. Robert Devleeshouwer, La Belgique, contradictions, paradoxes et résurgences, article cité, le montre pour Albert Ier.
  2. 2. Pierre Lebrun, Le traitement idéologique du problème majeur de l'emploi par la société-époque belge, in Contradictions n° 80, 1996, p. 62.
  3. 3. Jacques Werner, Notre langue wallonne: quelles chances d'avenir?, s'interroge sur cette donnée importante de notre patrimoine (mémoire de la FOPES, Louvain, 1997).
  4. 4. En 1997, 60 communes sont en développement rural dans sept sous-régions. En 15 ans, 104 communes (sur 258) ont développé maisons de village, aménagement de places publiques, dépollution de rivières, logements, mesures agri-environnementales, Fondation Rurale de Wallonie, Rapport d'activités 1997, 6700 Arlon.
  5. 5. J. Fontaine, Réflexions sur certains aspects idéologiques de l'expression «déclin wallon», in Critique Politique, mai 1980, pp. 36-45.
  6. 6. Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Nagel, Paris, 1966, pp. 261-268.

  7. 7. Jean-Marie Klinkenberg, Les blocages de l'identification wallonne, in Nationalisme et postnationalisme, Presses Universitaires de Namur, Namur, 1995, pp.47-62, p.49.
  8. 8. Arnaud Pirotte, L'apport des courants régionalistes et dialectaux au mouvement wallon naissant, Collège Érasme, Louvain-la-neuve, 1997.
  9. 9. JM Klinkenberg, op. cit. p. 50.
  10. 10. Notamment celles du CLEO menées en 1988, 1989, 1990 (TOUDI, annuel n° 4 et mensuel n° 10, 1998).Voici 8 ans. Rappelons que F. Martou disait, en 1984, qu'en cas de référendum, la population wallonne aprouverait les thèses du Manifeste pour la culture wallone. Il y a 14 ans... Voir TOUDI (mensuel) (n°10).