Ne tournons pas le dos à notre histoire

Denis Monière, Pierre de Bellefeuille, Gordon Lefebvre, membres du Cercle Godin-Miron
Toudi mensuel n°38-39, mai 2001
Tous les pays en quête d’autonomie se heurtent, malgré la différence parfois énorme des situations, aux mêmes problèmes. Tous les pays qui ont à lutter contre des «séparatismes» utilisent des langages proches. Mais parmi ce flots de dissemblances et de similitudes, l’une d’entre elles émerge avec évidence: la nécessité de se référer au territoire (non aux «Communautés» pour parler «belge»), si l’on veut créer un pays moderne et démocratique. La leçon québécoise qu’on va lire ici est limpide pour la Communauté française de Belgique: elle doit disparaître. On lira avec attention les courtes réflexions d’intellectuels québécois qui vont suivre.
TOUDI
Nous avons un passé et nous devons l’assumer car c’est lui qui fonde la légitimité de notre volonté d’émancipation nationale. Si nous renions ou cachons nos origines comment allons-nous justifier notre projet de souveraineté nationale ?
Dans un récent document de réflexion sur la citoyenneté, la direction du Bloc québécois a lancé un débat sur la définition de l’identité québécoise en mettant en cause la notion de peuple fondateur: «Quand les souverainistes désignent le peuple québécois comme un ”peuple fondateur”, se rendent-ils compte du raccourci historique qu’ils prennent en associant les Québécois d’aujourd’hui avec les Canadiens français de 1867?»
Cette phrase a retenu l’attention des médias et soulevé la controverse chez les militants, car elle pose la question des fondements de l’identité collective sur laquelle repose le sens de notre combat national. Le but visé par les auteurs est d’attirer les nouveaux arrivants au projet de souveraineté en soutenant une conception inclusive de la nation. «Il importe, nous explique-t-on, que les Québécois et les Québécoises d’origines diverses et de milieux sociaux différents puissent s’y reconnaître.» On peut certes approuver l’objectif, mais la manière de l’atteindre est discutable, car les bonnes intentions qui animent ce texte ne font pas nécessairement de bonnes politiques.
Du «Canada français» au «Québec»
Dès l’origine, le mouvement souverainiste s’est attaqué à la conception ethnique de la nation en délaissant l’identité canadienne-française pour l’identité québécoise. Ce changement de définition modifiait le but de la lutte nationale. Il ne s’agissait plus de se définir comme minorité linguistique, mais comme majorité nationale. Il ne s’agissait plus de défendre la survie culturelle de la minorité de langue française au Canada, mais de fonder un nouveau pays souverain qui incarnerait l’existence politique d’un peuple majoritairement de langue et de culture françaises et qui serait ouvert à tous ceux qui voudraient en partager le destin. Cette nouvelle identité se réfère essentiellement au territoire et aux institutions politiques qui devaient devenir les critères principaux de loyauté et d’appartenance.
Il est sans doute sain intellectuellement de récuser la notion de peuple fondateur de la Confédération canadienne de 1867,
car historiquement rien ne justifie une telle prétention, car le peuple n’a jamais été consulté et les opinions étaient très partagées. De la même façon, la thèse du pacte entre les deux nations est une fiction qui a servi a obtenir le consentement des Canadiens français à la Constitution de 1867. Et depuis lors elle est utilisée pour maintenir la loyauté de nombreux Québécois fédéralistes à un Canada illusoire. C’est un mirage où se laissent prendre les alouettes autonomistes.
Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, car on ne peut fonder un pays s’il n’y a pas de peuple fondateur. Nous ne devons pas pour des motifs électoralistes procéder à la canadianisation de notre projet national. L’idéologie canadienne fonctionne en occultant le passé. Elle produit une identité qui se construit sur l’oubli: l’oubli de la conquête de 1760, de la répression des forces démocratiques en 1837-38, de la répression des Métis dans l’Ouest, etc. Pour ces raisons, l’histoire du Canada ne commence qu’en 1867 aux yeux des idéologues canadiens qui ont célébré, en 1992, le 125e anniversaire du Canada.
Nous avons un passé et nous devons l’assumer car c’est lui qui fonde la légitimité de notre volonté d’émancipation nationale. Si nous renions ou cachons nos origines comment allons-nous justifier notre projet de souveraineté nationale ?
Des générations successives de Canadiens, comme nous nous désignions jadis, ont ouvert les terres de l’Amérique septentrionale à l’agriculture, au commerce, au développement culturel. Nous avons construit des villes et des villages où s’est tissée une vie sociale et culturelle originale et différente du reste du continent. Nous avons assuré le rayonnement de la civilisation française en Amérique comme d’autres l’ont fait à partir de l’Angleterre, de l’Espagne et du Portugal. Toutes ces entreprises ont donné naissance à des peuples nouveaux qui sont devenus indépendants et se sont par la suite ouverts à tous ceux qui ont voulu partager leur expérience du nouveau monde. Ce destin nous aurions pu l’assumer n’eussent été la conquête et la soumission par la puissance des armes britanniques.
Un peuple, non une minorité
Nous pouvons ajouter à cette expérience de peuple fondateur la lutte de résistance à l’assimilation qui nous distingue aussi des autres peuples des Amériques et qui nous rapproche des peuples inuit et amérindien. Cette lutte de résistance, que nous menons depuis plus de deux siècles pour conserver notre identité, nous permet de bien assumer les exigences de la diversité et de comprendre la situation des nouveaux arrivants. À cet égard, nous pouvons à juste titre nous réclamer de l’héritage de nos ancêtres, car après avoir été contraints par la force des armes de remettre à plus tard leur projet d’indépendance politique, ce sont eux qui ont assuré dans le cadre de l’État canadien la lutte pour le respect de la différence culturelle. Nous n’avons pas à renoncer à cet héritage qui fait partie de notre expérience historique. Ce sont les nationalistes canadiens-français qui ont lutté pour le bilinguisme et qui ont affronté la hargne impérialiste du Canada anglais. Et rappelons aussi que c’est sous la pression des revendications québécoises dans les années soixante, que les élites politiques canadiennes ont choisi les valeurs du multiculturalisme et du bilinguisme pour mieux consolider leur emprise sur les esprits et nous maintenir sous leur tutelle.
C’est en assumant ce passé et l’identité que nous construisons depuis quatre siècles que nous serons intéressants pour ceux qui viennent se joindre à nous. Dans le cadre du fédéralisme, ils sont forcés, comme nous d’ailleurs, à l’allégeance canadienne, mais lorsque nous aurons décidé ce que nous voulons comme avenir politique, ils partageront le même destin collectif que nous. Si nous n’avions pas été un peuple fondateur, nous ne pourrions pas aujourd’hui aspirer à fonder une société de culture et de langue françaises. Rien ne nous distinguerait des divers groupes ethniques qui se sont établis successivement au Canada. Si nous n’avions pas dans le passé contrôlé des institutions politiques qui, de la Nouvelle-France au Québec contemporain, ont régi notre vie collective et ont façonné notre histoire, nous ne pourrions prétendre à autre chose qu’à un statut de minorité ethnique. S’il y a un territoire qui nous regroupe et nous institue en majorité politique, c’est parce que nous nous sommes pensés comme peuple. Et aujourd’hui, c’est parce que nous avons été et que nous sommes un peuple que nous pouvons réclamer le changement de statut politique. Sortons de l’ambivalence que nous impose la double appartenance, osons être nous-mêmes et les autres nous retrouveront dans le vouloir-vivre collectif.
Denis Monière, Pierre de Bellefeuille, Gordon Lefebvre, membres du Cercle Godin-Miron
(Article paru dans la revue québécoise L’Action Nationale, Québec, Septembre 1999. Les intertitres sont de notre rédaction).
Adresse internet de L’Action Nationale: http://www.action-nationale.qc.ca/