Contradiction et paradoxes des élections
François André plaide depuis longtemps dans ces colonnes en faveur de la thèse que la Wallonie va connaître une bipolarisation de sa vie politique. Ce qui est très paradoxal c'est de voir les deux éléments de cette bipolarisation à la fois se combattre et s'allier.
L'alliance MR/PS
Mais évidemment l'alliance a pour but de se débarrasser (le PS) d'adversaires à gauche ou (le MR), d'adversaires à droite. Il est vrai que, avec, respectivement, 7,45 % des voix et 15,35% des voix, les Écolos et le CDH pèsent moins que ne pesa un moment donné le Rassemblement wallon (en 1971 et en 1974), et que ne pesa longtemps le PSC (qui obtint par exemple 34% des voix en 1950 ou encore 35% en 1958 et se maintint, longtemps, au-dessus des 20%).
On a expliqué la défaite écolo de différentes façons. Il est clair qu'un résultat heureux aux élections qui précèdent vous expose toujours à faire moins bien la prochaine fois. Si les Écolos ont bénéficié de la crise de la dioxine en 1999, ils ont sans doute pâti de la déception que leur participation au pouvoir a dû engendrer. Ils en ont pâti non peut-être pas tellement chez leurs électeurs habituels, mais chez ceux qui les choisirent en 1999 pour émettre un vote de protestation. La meilleure façon d'éponger un vote protestataire, c'est de mouiller (curieuse suite logique de la métaphore), les partis vers qui se porte ce type de vote.
Francorchamps important : les Écolos auront du mal à le voir ?
On a aussi entendu parler de Francorchamps tout le temps dans cette campagne électorale, comme, par exemple, auprès d'électeurs peut-être moins politisés rencontrant les candidats aux élections au Collège de Belle-Vue à Dinant. On sait que Francorchamps ne faisait pas partie des accords gouvernementaux qui emprisonnent les votes des parlementaires. De sorte que sur cette question, une certaine liberté fut rendue aux députés et aux sénateurs. Mais rendre la liberté aux élus, dans le Parlement fédéral tel qu'il est, c'est souvent redonner une chance à la majorité flamande. Certes de nombreux élus flamands votèrent tant à la Chambre qu'au Sénat les dispositions permettant qu'éventuellement Francorchamps soit sauvé. Au Sénat, cela a suffi. On n'est de toute façon pas ici exactement dans le même cas de figure que celui des Fourons par exemple. Mais à la Chambre ce vote de députés flamands compréhensifs ne suffit pas, d'autant qu'Écolo crut se refaire une virginité écologiste sur le dos de Francorchamps et des Wallons minorisés.
Il y a certes les paillettes et l'immédiateté de la vie politique. Mais il y a aussi la mémoire populaire, la force du symbolique profond (par opposition au symbolique superficiel de la télévision trop souvent). Les Wallons sont très conscients de leur position minoritaire en Belgique. Il y a trop de choses qui continuent à les marquer dans ce sens. Il y eut l'affaire royale de 1950 qui obligea les Wallons à renverser une décision majoritaire qui était moralement inacceptable, par la violence et en versant leur sang. Puis vint l'affaire des Fourons. En 1962, on insista aussi sur le fait que le transfert de ces six villages au Limbourg n'était pas une affaire d'État. En ces années-là, pour tenter de décrire la « médiocrité » des problèmes de politique intérieure, on invoquait telle « grande » réunion internationale où officiait Paul-Henri Spaak et qu'il avait dû quitter à cause d'un rebondissement de la question « mesquine » des Fourons. On ne s'apercevait pas que, à travers les Fourons, tandis que les Flamands mesuraient et éprouvaient l'achèvement de leur émancipation linguistique, les Wallons mesuraient ou éprouvaient leur minorisation démographique. Or, c'est cette position de peuple minoritaire qui handicapa gravement la Wallonie dans les années qui suivirent. Dans ce domaine, on peut même aller jusqu'à dire que les Wallons ont un réflexe typiquement national. L'affaire de la vente d'armes empêchée par le Gouvernement fédéral en 1991 et qui provoqua la réunion du Parlement wallon dans le but de passer outre aux « lois et à la Constitution du peuple belge », montre bien que ce réflexe national wallon demeure vigoureux. Les Écolos, méfiants vis-à-vis du nationalisme et peut-être aussi en partie incrédules à son propos, peut-être moins enracinés que les vieux routiers libéraux et socialistes ou CDH, peut-être aussi trop dominés par leur aile bruxelloise, n'ont écouté que les gens qui se disent « au-dessus de tout cela ». Et il est vrai que les enquêtes montrent que les électeurs écolos font partie des non concernés par les trois niveaux de pouvoirs belges (Commune, Wallonie, Belgique). Ces non concernés sont souvent « de jeunes universalistes hautement scolarisés se sentant des attaches avec le monde entier ou l'humanité considérée comme un tout ».1 À notre sens, c'est un peu cela qui domine à Écolo. Et cela a dû lui jouer des tours non seulement pour Francorchamps, mais aussi pour toute une série de politiques fédérales (les ventes de la FN au Népal) ou régionales (Bierset, Cockerill), où l' « universalisme » des positions écolos a pu donner surtout le sentiment qu'ils se f... des gens concernés. Et être « concerné » par la Wallonie ne signifie pas qu'on ne considère pas l'humanité comme un tout, ou qu'on ne serait pas universaliste. Il y a une manière chez Écolo de le dire qui les rend détestables.
D'ailleurs Jacques Bauduin confirme à La Libre Belgique de ce 24 mai que, pour évaluer l'impact des fameuses « convergences » avec le PS, Écolo fit procéder à un sondage, dont les résultats furent catastrophiques à cause de... Francorchamps.
Les réunionnistes peuvent parfois rejoindre... les Écolos
On sait que les non concernés se rencontrent principalement parmi la population la plus instruite. Ce phénomène n'est pas que wallon. Il relève de la « distinction » bien étudiée chez Bourdieu et qui concerne surtout les intellectuels ou ceux qui se représentent comme tels.Il y a un soupçon de cela chez certains réunionnistes.
Nous reproduisons dans cet éditorial un tract édité à Virton et que tous les militants wallons, y compris les réunionnistes ont un peu ressenti comme une gifle :
SURTOUT PAS L'INDÉPENDANCE DE LA WALLONIE
Bien sûr la notion d'indépendance est à relativiser dans une Union européenne à l'économie intégrée. Même si, à TOUDI, sans exclure nécessairement des formes de réunion à la France, nous luttons pour cette indépendance, nous pensons qu'elle est déjà plus qu'esquissée à travers la gamme de pouvoirs de plus en plus étendus dont dispose la Wallonie qui devrait d'ailleurs hériter de toutes les compétences de la Communauté Wallonie-Bruxelles.Et nous savons que le tract réunionniste a été critiqué au sein du RWF-RBF.
Mais, d'autre part, le point de vue rédigé par Paul-Henry Gendebien dans Le Monde du Vendredi 9 mai 2003 et intitulé Fin de la Belgique ? mérite aussi quelques critiques. On y lit notamment: « L'État belge ne fut jamais qu'une création diplomatique des puissances européennes (...) Les instrumentalisations successives de l'Etat, d'abord par une bourgeoisie francophone, ensuite par un mouvement flamand combatif et de plus en plus nationaliste, ont fait avorter toutes les tentatives de surmonter la dualité originelle. Le conflit de nationalités oppose deux sociétés de plus en plus distinctes. » Il n'est pas sûr que l'État belge ait été seulement une « création diplomatique ». Il procède aussi d'une révolution nationale dont la substance ne se résume pas aux seuls combats à Bruxelles, aux morts qu'on y a relevés, mais aussi à la pression d'ouvriers venus du Hainaut qui encouragèrent le soulèvement en marchant sur la capitale. Qu'ils y soient arrivés au moment où les Hollandais avaient fui ne diminue en rien l'importance de ce mouvement sans doute capital comme sont essentiels les mouvements révolutionnaires qui, partout en Wallonie, chassent les Hollandais des places fortes. Paul-Henry Gendebien, admet que la bourgeoisie francophone puis la Flandre auraient instrumentalisé l'État belge, mais ne dit rien des Wallons dont on peut supposer à cette lecture qu'ils auraient été toujours passifs. Or les masses populaires wallonnes ont créé l'État belge puis l'ont souvent remué de fond en comble: huit grèves générales en 1886, 1893, 1902, 1913, 1932, 1936, 1950, 1960. Secousses qui instaurent le Suffrage universel (tempéré par le vote plural), en 1894, mettent en cause le régime en 1950 (en chassant Léopold III), puis mettent en cause la structure même de l'État en 1960 (sans la Wallonie, il n'y aurait pas de fédéralisme à trois, mais sans doute seulement une Belgique avec deux communautés culturelles autonomes). Gendebien poursuit : « Les francophones, même s'ils atteignaient un jour le seuil critique économique pour constituer autre chose qu'un État confetti, n'auraient pas pour autant la volonté d'ériger une construction politique souveraine, un État digne de ce nom. » Le problème c'est que cette construction souveraine existe déjà, que la volonté de la consolider est réelle et que la Wallonie est souveraine. À l'« État confetti » de P-H Gendebien, Robert Collignon opposerait le fait qu'il y a bien des États de la future Union européenne que cette Wallonie dépasse en importance, surtout si elle est liée à Bruxelles (Chypre, Malte, Slovénie, Lettonie, Estonie, Luxembourg), ou égale (Irlande, Danemark, Norvège Islande, Finlande) et des Régions à prétentions nationales (pays basque, Écosse, Catalogne et, hors l'Europe, le Québec) . En outre, la Wallonie est engagée souverainement comme telle dans les discussions européennes, sans que cela gêne personne. Avec la croissance de leurs compétences - inévitable - Flandre et Wallonie s'imposeront peut-être en Europe sans imposer deux nouveaux États. Flandre et Wallonie se nourrissent déjà de l'État belge. Elles pourraient aussi, par diplomatie, maintenir un État belge coquille vide tout en décidant ainsi de leur sort sans pressions ni objections externes. Ne l'ont-elles pas déjà commencé ?
Paul-Henry Gendebien continue: « Estimant que la Wallonie ne pourra pas rester «belge toute seule», les mouvements wallons se prononcent ouvertement pour le rattachement - plus exactement la réunion - des provinces francophones (Bruxelles compris) à la République française. Les réunionnistes disposent dorénavant de porte-parole quasi officiels au sein même des partis de pouvoir et, surtout, ils se sont eux-mêmes constitués en parti : le Rassemblement Wallonie-France. » Personne ne peut dire ce qu'est la position actuelle du mouvement wallon et le résultat modeste du RWF n'indique nullement un ralliement qui irait dans le sens proposé. Ce qui dérange le plus, c'est la suite : « La «solution française» proposée par le RWF permettrait d'éviter une balkanisation périlleuse des anciens territoires belges, d'empêcher la prolifération de nouveaux États faibles nuisibles à la construction européenne, d'accroître le poids démographique, économique, culturel, politique de la France, de garantir sa présence à Bruxelles. » (nous soulignons) Logiquement cette phrase signifie que, certes parmi d'autres indépendances, la solution d'une Wallonie indépendante serait « nuisible » (à, la construction européenne). Mais cela rejoint, quand même, un peu le SURTOUT PAS LA WALLONIE INDÉPENDANTE. Di Rupo voulait redresser la Wallonie pour « sauver la Belgique ». Mais s'opposer la Wallonie indépendante à cause de l'Europe, n'est-ce pas aussi prendre trop de liberté avec ce que nous sommes déjà devenus et grâce à quoi nous sommes passés du statut d'entité modeste à l'inexistence. Or nous souffrons justement dans le cadre belge de ne pas être reconnus. Je crois que jamais le mouvement wallon n'a estimé que la création d'un État wallon serait une chose « nuisible ».
En 1999, les réunionnistes, sous le label WALLON présents pratiquement dans tout le Hainaut avaient obtenu près de 1,7 % des suffrages et surtout, aux élections provinciales de 2000, dans certains cantons carolos, avaient quasiment atteint les 5% de voix. En 2003, malgré une campagne bien plus efficacement menée qu'en 1999, malgré la présence de Paul-Henry Gendebien, figure historique de la Wallonie, de tels résultats intéressants ne se reproduisent pas et le parti perd 25% de ses voix dans la seule province où des comparaisons avec 1999 sont possibles.
Qu'il s'agisse des Écolos ou du RWF, le dédain du sentiment wallon a joué très fort dans ce que nous considérons comme des défaites. On doit se désoler des « Sa Majesté le Roi » d'Élio Di Rupo mais lui-même, s'il est évidemment belgicain et royaliste, ne commettrait pas l'erreur de refuser à tout prix une Wallonie indépendante... Ceci dit, le résultat réunioniste (quand on additionne les résultats des deux listes) est appréciable : un peu moins que 1,5%. Mais nous connaissons beaucoup de candidats sur les listes RWF qui y sont allés parce c'était le seul parti « wallon » en oubliant qu'il y avait le MS qui obtient 0,4% des voix en Wallonie. MS et RWF veulent d'ailleurs poursuivre leur action et se présenter aux élections wallonnes de 2004.
Di Rupo (et tant d'autres), pour l'indépendance de la Wallonie ?
Di Rupo est-il opposé à l'indépendance de la Wallonie? Nous sommes évidement dans un processus confédéral et de séparation. L'État fédéral belge, explique à juste titre Le Figaro du 19 mai, « organise sa propre dislocation ». C'est ce qui fait quand même supporter les « Sa Majesté le Roi » de Di Rupo, qu'aucun homme politique ne disait comme cela jusqu'il y a peu.
Il y a une formidable contradiction dans la manière de se comporter et de parler de Di Rupo, car son entreprise ne peut que déboucher sur moins de Belgique, donc aussi moins de monarchie, et Di Rupo le sait !
Nous n'empêcherons pas M. Di Rupo de se pavaner avec ses « Sa Majesté le Roi », mais il y a là une contradiction énorme. Plus que jamais, indépendamment même de ce que fait Di Rupo ou même à cause de ce qu'il fait, il est réaliste de se tourner encore plus ouvertement vers la Wallonie et non vers la Belgique, vers la République et non le « Roi ». Puisque cela vient.
Di Rupo sait ce qu'il fait et qu'à terme la Belgique va se déliter : qui oserait dire d'ailleurs qu'elle va se renforcer? Alors pourquoi ces « Sa Majesté le Roi » ? (Quatre mots, trois majuscules).
Demain, de toute façon, la Wallonie sera plus indépendante qu'aujourd'hui. Alors pourquoi ces poses belgicaines chez le président du PS ? Ne sont-elles pas conçues à court et moyen terme en vue d'obtenir ce poste de Premier Ministre qu'il convoiterait selon Guido Fonteyn (De Standaard du 21 mai), en fonction d'une vision à long terme de sa propre carrière, mais d'une vision qui n'intègre les cadres nationaux (même wallons d'ailleurs), où elle s'exprime, que comme des moyens et non des fins. Ce qui est si typique des politiciens postmodernes.
En tout cas, la Wallonie va de toute façon acquérir de nouvelles compétences, étendre son action internationale à la coopération au développement, apparaître encore plus visiblement dans l'espace public. Le Sénat devenu Chambre des États renforcera son poids politique. Et à l'occasion des élections régionales de 2004, de la formidable opération de relations publiques qu'est la venue du Tour de France pendant cinq jours, la même année, en raison de la poursuite du Contrat d'avenir, les Wallons vont intégrer de plus en plus fort l'État wallon en devenir dans la perspective de leur cadre de vie politique et quotidien.
Quelques intellectuels réécrivent le Manifeste pour la culture wallonne et nous savons qu'une immense majorité de Wallons y souscrivent. Il faut supprimer la Communauté française !
Il faut à tout prix lutter plus que jamais pour les services publics, la paix, la primauté de l'ONU dans la politique mondiale, et la République comme contre-modèle absolu du néolibéralisme.
Quelle déception à cet égard que le résultat très modeste du Mouvement Socialiste qui, lui, se positionnait à la gauche du PS. De même qu'il faut réunir les militants wallons pour autre chose, il y a lieu de repenser une alternative de gauche ne passant pas nécessairement pas par la lutte électorale mais, pour commencer, par l'information. Car il y a toutes sortes de préjugés qui confortent le néolibéralisme dont le plus énorme est de croire que les entreprises privées sont plus performantes que les entreprises publiques. Ou pire encore : que l'État social en Europe serait un obstacle à la croissance.
Ou, ce qui est le plus grave de tout et qu'on répète sans cesse bêtement : qu'il faut d'abord des entreprises performantes avant de songer à opérer la répartition et à financer le non-marchand !
Comme s'il pouvait y avoir des « entreprises performantes » sans instituteurs, sans professeurs, sans infirmières, sans médecins, sans officiers et soldats. Sans police, sans éducateurs, sans Justice, sans politiciens, sans recherche scientifique, sans fonctionnaires, sans pompiers. Sans éclusiers, sans postiers, sans ouvriers communaux, sans journalistes, sans pasteurs, sans prêtres, sans animateurs, sans créateurs, sans écrivains, sans cinéastes, sans acteurs, sans État et même sans idéaux s'élevant au-dessus du niveau du tas de billets dans le tiroir-caisse ! (Mais on n'est pas contre les commerçants et les patrons !).
Et sans héros ni saints.
- 1. R.Doutrelepont, Jaak Billiet et M.Vandenkeere, Profils identitaires en Belgique in Bernadette Bawin, Liliane Voyé, Karel Dobbelaere, Mark Elchardus (directeurs) Belge toujours De Boeck et Fondation Roi Baudouin (Bruxelles, 2001), p.243.