Le conseiller du Roi d'Armel Job
Lecteurs de TOUDI, lisez d'urgence ce roman, c'est un poète rebelle au roman qui vous le dit. Dans ces années cruciales pour l'avenir de la Belgique et de la Wallonie, 1949 et 1950, sous le signe du roi Léopold III et de la princesse de Réthy, l'auteur imagine une histoire mise en abîme du drame politique du pays, celle du conseiller du roi, Henri Gansberg van der Noot. L'histoire débute et se termine par une chasse au sanglier, épisode symbolique d'ouverture et de fermeture. Henri est un grand bourgeois engoncé dans des certitudes qu'il sait, au fond de lui, ridicules et surannées, mais il doit jouer le jeu pour lequel il est payé, d'ailleurs il aime le roi. Solitaire dans la vie, coupé du peuple et même de ses serviteurs, séparé de fait de sa femme Martha qui donna quelques enfants qu'il voit de loin en loin, il quitte Bruxelles et le Palais le plus souvent possible pour rejoindre sa gentilhommière de Barzée au fond des Ardennes, que le lecteur situera aisément aux environs de Bastogne. Là, il essaie de réfléchir et surtout il rêve et ce rêve conduit son âge mûr à un premier péché, un désir violent pour la fille superbe de son garde-chasse. Un enfant naît de la liaison, et, croit d'abord le lecteur, un drame bourgeois se noue à la manière d'un roman-roman. Que nenni! Henri promène sa culpabilité calviniste à travers les épisodes, tenant le lecteur en haleine, car Henri a commis un second péché bien plus grave: il a tué un jeune antiléopoldiste du village voisin de Rochebeau, un certain Lambert Renard ( quel clin d'oeil à un autre renard!). Julien, son concierge aidé de Grosjean, le garde-chasse, hommes de mains et de terre, auront vite réglé « l'affaire » en simulant un accident au grand remords du Conseiller, et cela, la nuit où naît un fils. Voilà l'intrigue trop brièvement résumée, car, à ce fil rouge, vous le pressentez, se nouent bien d'autres fils. Chaque personnage a son histoire, et d'histoire en histoire, Armel Job construit ce roman haletant, rythmé par les nouvelles du Palais, de Bruxelles et de Liège, jusqu'au dénouement attendu: l'assassinat de Julien Lahaut mis en abîme avec un autre assassinat que je laisse découvrir au lecteur pris par une intrigue intelligemment menée.
Apparemment ce roman est joué par des hommes très bien campés dans leur singularité, mais au vrai, l'auteur aligne une magnifique galerie de portraits de femmes dont les modèles seraient archétypiques (l'auteur est agrégé de lettres classiques): Nausicaa la rusée, Pénélope la patiente, Euryclée la nourrice perspicace, Calypso la geôlière. Mais les personnages ne sont pas des caricatures, elles vivent, mangent, boivent, aiment, souffrent, accouchent, perdent et gagnent.Le livre fermé, le lecteur n'oubliera pas de sitôt la belle Aline désirée par le Conseiller mais qui cache un secret; ni Rosa la gouvernante, rude et tendre; ni Césarine, la sage-femme, appelée « césarienne » qui ouvre et ferme les bouches des naissants et des morts, ni Martha l'épouse de Bruxelles; ni Lotte, la courageuse Allemande que Julien connut lorsqu'il était prisonnier de guerre.
Un roman enraciné.
Ce roman qui prend en compte notre grande histoire, ressuscite aussi la petite histoire des petites gens. Chacun s'y reconnaîtra, en mère, en père, en fils, en fille, en dominant, en dominé. Armel Job scrute admirablement l'âme humaine, sans négliger les détails qui font la vie, la cuisine, le logis, les paysages, les naissances, les mariages, les enterrements, les jalousies...et jusqu'aux coutumes ardennaises : « Le cadet de la famille doit habiter avec ses parents et veiller sur les jours de leur vieillesse. Si c'est une fille, elle ne se marie pas.Si c'est un garçon, c'est souhaitable.Mais il y a des fils ingrats, Julien en était et ses vieux avaient résolu de le lui rappeler chaque jour. »( p.246 ) L'humour qui constelle le récit, nous distrait à propos, d'une atmosphère oppressante: « À la fin de 1941,Léopold épousait en privé Liliane Baels, une erreur politique d'une beauté fascinante. » (p. 35) Aline passe devant la Mère Supérieure, directrice de son école d'infirmières : « Il ne faut pas s'y tromper. Un abîme sépare " ma chère enfant " de "ma pauvre fille". Dans l'idiome des soeurs de la Miséricorde de Jésus, ma "pauvre fille"ne signifie rien d'autre que "salope .".».(p. 53) Armel Job connaît l'autodérision : « Une curiosité dans une contrée où la seule femme fumante était la réclame des papiers à cigarettes Job. » ( p. 66) Un constat politique: « Les curés ont parfaitement expliqué en chaire de vérité que Léopold avait épousé Liliane dans l'intention chrétienne de rendre une mère à ses enfants. Un sacrifice, en somme, sur l'autel de la famille.Oui, un sacrifice, mes bien chers frères! Et à la mine résignée des gens mariés dans la nef, les hommes à droite, les femmes à gauche, le prédicateur a bien vu qu'il était inutile de développer. » (p.67) Un humour de bon aloi, sorti de l'auteur ou des personnages, rabat au ras des mottes de terre, les élucubrations des personnages comme les nôtres. Ce serait presque la morale du récit, ce bon sens wallon, ce « rastrins valet », de cette tragédie qui tourne à l'opérette avant de revenir brutalement au drame: les humains sont prisonniers d'un destin funeste dont s'en sortent les femmes. Aline, la pauvre fille du peuple que l'on croirait naïve, sait où son nez la conduit; de même Martha, l'épouse du Conseiller que l'on supposait bafouée; ou Rosa la gouvernante qui a dû sacrifier son fils Martin en l'envoyant en pension au Séminaire. Ces trois femmes, aux intérêts, aux âges, aux amours, à la classe sociale différents, tombent d'accord sur l'essentiel: assurer la vie, la famille, l'avenir. « Quelle petite nature, les hommes! Ca vous massacre du canard, du chevreuil, du sanglier et même du Fridolin quand l'occasion se présente mais si une donzelle en mal d'enfant leur adresse des grimaces, les voià qui tournent de l'oeil! » ( p.112) Les hommes s'agitent, fabriquent la grande histoire; elles, elles agissent dans l'ombre, dirigeant les désirs des hommes, prévenant les coups durs. Elles assument la permanence. Aussi bien Liliane Baels dont la beauté insolente annihile les faibles pensées d'un roi que la ténacité de Rosa ou l'intelligence instinctive de Martha et d'Aline.
Le style
Certaines phrases sont frappées comme dans la pierre, à la romaine, on reconnaît le latiniste en l'auteur: « L'avantage avec les morts, contrairement aux parturientes, c'est qu'il n'y a jamais urgence. » p.111. « La souffrance, c'est drôlement plus résistant que le bonheur, Aline. » p.173. Comme les autres femmes, Césarine a les yeux en face des trous: « Léon lui avait-il fait une chatouille? Non, il respire avec la régularité d'un scaphandrier. Ce n'est pas encore aujourd'hui qu'ils vont quitter l'enseigne du cul tourné. » (p.125). L'auteur n'est pas en reste : « Maintenant si les choses se déroulaient comme dans un roman, il suffirait à Césarine d'entrer à La République... » p.122. Cette «République » est un café du bourg, léopoldiste, tenu par une Suissesse dont la fille s'appelle « Marianne »! Avec sa houppe sur le devant du crâne,Lambert Renard évoque irrésistiblement Tintin!
L'histoire dure 18 jours, le temps d'une campagne de 40 !L'humour n'empêche pas la vision politique: « Ce pays tout entier est l'incarnation même du compromis (...) Pourvu que cela tienne! C'est la véritable devise nationale. » (p.198). Ou la pensée religieuse : « L'adultère l'a ramené à Dieu. Dieu aime les pécheurs, dit-on. Forcément, il n'y a que les pécheurs qui s'intéressent à Lui. Au creux de leur malaise, ils se demandent ce qu'Il pense, Lui qui connaît les tenants et les aboutissants de leurs petits tripotages.Les justes se moquent de l'opinion du Tout-Puissant, certains qu'ils sont qu'elle ne diffère pas de la leur. » (p.218). « Comment, selon le commandement de l'Éternel, aimerait-on son prochain comme soi-même, si d'abord on ne s'aime pas soi-même. » (p.257). Ou la pensée tout court: «Le pire rival de lui-même, c'est l'homme qui le plante dans le ventre de son amour. » (p.222). En parlant du couple Julien - Rosa: « Eux-mêmes ensuite ne vécurent pas autrement qu'un attelage: durs à l'ouvrage,flanc contre flanc, mais séparés par le timon. » (p.248). « Les puissants sont faibles. La faiblesse les fascine.Voyez Léopold entre les griffes de Liliane. Tandis qu'il la pressait contre lui, le sceptre est tombé de ses mains. » (p.254). « La richesse, l'instruction, les fonctions l'ont condamné à vivre avec des gens qui portent leur imbécillité en sautoir comme l'insigne de leur classe. »(p. 262)
Une opinion politique?
Oserait-on deviner l'opinion de l'auteur sur les événements de 1950 ? Dans un avertissement, il Déclare : « Le roi refusa, en effet, de suivre les ministres en exil. Il fut assigné à résidence par les Allemands au château de Laeken ( Bruxelles). Faisant figure de prisonnier au milieu de son peuple, le roi s'attira une grande popularité. » (p.8). Plus loin: « Ce remariage eut un effet désastreux sur l'image du prisonnier royal censé partager les souffrances de son peuple. » Les avis paraissent tirés au coin du bon sens populaire mais il nomme les résistants « Les Bandits masqués » et les décrit tout juste bons à perpétrer des actes tardifs et inutiles de gamins. Voilà l'avis de Gansberg sur l'Affaire royale : « Vous savez aussi bien que moi que le peuple n'en veut qu'à la personne du roi. Le régime, il s'en fiche comme de l'an quarante!Les gens ne peuvent plus souffrir Léopold, voilà tout! Il leur est devenu insupportable à cause de ce qu'il est, pas à cause de ce qu'il a fait. À leurs yeux, il n'est qu'un planqué qui a dévergondé une femme trop jeune et trop belle pendant qu'eux se bourraient de topinambours et de rutabagas.» (p.193).
L'art romanesque
Le roman est construit sur un montage parallèle de récits, avec des retours en arrière propices et des coups de théâtre. Quant au style, lisez ce « « Retour du Prisonnier », un morceau d'anthologie : « Un matin, ils se sont retrouvés sur le quai de la gare qu'ils avaient quitté cinq ans plus tôt. Personne ne les attendait.On les avait libérés au hasard des avancées.Ils n'avaient pu donner de nouvelles. Les voilà dans la cour de leur maison.La femme, les bras dans la lessive, la main à la bêche, dans la cuisine, le jardin , le fournil,a entendu un pas, s'est étonnée que le chien n'aboie pas. Mon Dieu, ce vieillard maigre...Ils s'embrassent, mais leur coeur est navré. Leurs larmes coulent comme au seuil d'une chambre mortuaire. La femme a appelé un enfant. Il se terrait dans l'escalier.Il les regardait à travers les barreaux.Elle doit le pousser contre l'inconnu. Il ne sait que les baisers de femme.L'amour mal rasé de l'homme lui écorche les joues. » (p. 74). Ou cette vision de Liège: « Maintenant, ils arrivaient à la passerelle sur la Meuse.Un courant d'air avait pris le fleuve en enfilade.Il faisait bouffer la chevelure moirée d'Aline et résumait la crinière de Lambert à un seul épi.Ils s'appuyèrent au parapet, presque à se toucher.Sous eux, les péniches glissaient. Leurs ventres s'ouvraient sur des pyramides de coke, de phosphate, de laitier, si lourdes que les flots noyaient les coursives. Des lessives chamarrées flottaient sur les cordes tendues de la proue à la cabine où le marinier levait les yeux vers eux.Aline serrait entre ses genoux sa jupe ondoyant comme un pavillon. Les palpitations des diesels imprimaient au tablier du pont une vibration qui passait dans leurs membres. » (p.183). Dans les passages sur les manifestations à Liège, il y a du Zola, et lorsque l'auteur décrit Outremeuse, un zeste de Simenon! Il serait intéressant de comparer un roman comme Le Bourgmestre de Furnes à celui-ci, et de poursuivre le parallèle avec le roman de Conrad Detrez, Les Plumes du Coq, qui traite des mêmes événements historiques. « Mon âme est triste à en mourir" (...)Triste à en mourir, triste à en mourir...Il a ouvert les paupières pour faire taire le verset qu'il rabâchait à la cadence d'une flagellation. » (p.141).
On l'aura compris! Le Conseiller du roi d'Armel Job est à lire séance tenante. Oh! j'allais oublier le principal, ...la poésie: « Derrière son dos, les mains de Lambert s'étaient détachées sans prévenir et elles se dandinaient étourdiment à hauteur de ses hanches.Par mégarde, elles effleurèrent plus d'une fois les bras nus d'Aline. Elles les trouvèrent doux et lisses comme les mirabelles dont c'était la saison.» (p. 183).
Le Conseiller du roi, Laffont, Paris, 2003, 21,46 € en librairie. Armel Job est directeur d'école à Bastogne. Il a publié plusieurs romans dont La Femme manquée qui ont obtenu divers prix en France. Helena Vanneck, son avant-dernier roman publié en 2002 chez le même éditeur, a obtenu le Prix Rossel Junior et le Grand Prix Littéraire France-Wallonie-Bruxelles. Un très grand romancier de Wallonie est né !