De la réalité à la fiction ? Quelques propos sur le film "Bloody Sunday" de Paul Greengrass

Toudi mensuel n°51, novembre-décembre 2002
24 December, 2010

Lors d'un précédent article de TOUDI, nous avions évoqué la parution d'un nouvel ouvrage tentant de décrire méthodiquement ce qui s'était réellement passé le dimanche 30 janvier 1972 à Derry, dimanche qui entra dans l'histoire comme le dimanche sanglant (Bloody Sunday)1. Si nous abordons à nouveau cette question, c'est en raison de la sortie prochaine sur nos écrans d'un film reposant essentiellement sur l'ouvrage de Don Mullan, oeuvre ayant obtenu l'Ours d'or du festival de Berlin en 2002.

L'histoire du dimanche sanglant

Rappelons les faits. Ce dimanche-là, le Mouvement nord-irlandais pour les droits civiques (NICRA), très actif depuis 1968, organise une manifestation contre l'internement administratif des personnes « suspectées » d'appartenir à un mouvement terroriste. Ce rassemblement n'est pas autorisé, une interdiction générale de manifester ayant été décrétée quelques mois auparavant par le Gouvernement autonome nord-irlandais (exclusivement protestant). 20.000 personnes marchent, dans un calme relatif, dans les rues de Derry et se rassemblent pour écouter les discours de Bernadette Devlin, députée à Westminster, et des dirigeants de la NICRA. Malgré quelques affrontements sporadiques et mineurs (jets de pierres et de bouteilles) entre quelques jeunes et l'armée britannique, la manifestation se déroule pacifiquement. Les deux factions de l'IRA (l'officielle et la provisoire) ont par ailleurs promis de ne rien tenter ce jour-là. L'assaut du 1er bataillon parachutiste (SAS) fut aussi soudain que disproportionné, trois à quatre voitures blindées foncèrent dans la foule et les paras ouvrirent le feu de manière indiscriminée.

En l'espace d'une dizaine de minutes, treize personnes sont tuées, treize autres blessées. Des témoignages évoquent le cas de trois personnes abattues à bout pourtant alors qu'elles se rendaient, une autre l'est alors qu'elle portait secours à un blessé, un blessé aurait même reçu le coup de grâce par un para. Tous ceux qui essayent de secourir les victimes deviennent la cible des tirs britanniques: des coups de feu sont tirés sur les ambulances, des bénévoles de l'Ordre de Malte sont tabassés. La réprobation mondiale que suscita cette tuerie eut deux conséquences. Le gouvernement britannique voulut retirer le maintien de l'ordre des compétences du gouvernement autonome nord-irlandais, la confusion existant, depuis l'été 1969, entre une police dépendant de ce dernier et les troupes militaires, déployées sur le terrain sous l'autorité du gouvernement à Londres, ne pouvant plus durer. Devant le refus des ministres nord-irlandais, Londres suspendit l'autonomie locale et décida d'administrer directement la province.

Sauf un bref interlude de 6 mois en 1974, Londres restera seul maître à bord jusqu'en 1998! Ensuite, le cabinet Heath confia une mission d'enquête sur les événements de Derry au Lord Chief Justice Widgery2. Ce dernier conclut à l'innocence des paras: ils ont riposté de manière légitime à des coups de feu tirés par divers civils ainsi qu'à l'envoi de bombes artisanales. Ce haut magistrat refusa de prendre en considération les 700 témoignages rassemblés par la NICRA au motif que, même s'il les prenait en compte, ses conclusions seraient de toute façon critiquées! Aucun para ne fut donc jugé ou poursuivi, tant par la justice civile que militaire. Pourtant les tests pratiqués sur les vêtements des diverses victimes démontraient qu'aucune ne fut en contact avec des armes à feu ou des explosifs. Seuls deux témoins civils soutiennent avoir entendu des coups de feu avant l'attaque des paras, tous les autres témoignages parlent de quelques coups de feu tirés en riposte à l'avancée des paras. Plus grave encore, divers témoignages affirment que d'autres unités britanniques que les SAS seraient responsables de la mort de certaines victimes. De une à trois personnes ont probablement été abattues par un ou plusieurs soldats postés sur les remparts ceinturant le Derry historique. Cette hypothèse ne fut même pas évoquée dans le rapport du Lord Chief Justice. La hiérarchie judiciaire et l'appareil étatique concluant à la légitime défense des assaillants, aucun para ne fut déclaré responsable de ces morts ni ne fut l'objet d'une quelconque sanction disciplinaire.

Pendant longtemps, lorsque le droit à la justice et à la vérité fut évoqué, l'État britannique et ses serviteurs répondirent : « Pourquoi déterrer des événements douloureux qui sont si peu relevants dans le contexte présent ? », oubliant ainsi que ce qui demeure impardonnable, c'est de voir des civils, non armés de surcroît, se faire abattre comme du vulgaire gibier! Les familles des victimes se regroupèrent au sein de la « Bloody Sunday Justice Campaign ». Selon leurs propres mots: « La vengeance et le châtiment ne sont pas l'objet de notre campagne. Nous aimerions pardonner. Toutefois lorsque les responsables refusent d'exprimer le moindre remords et nous traitent avec dédain plus souvent qu'à leur tour, la question du pardon et de l'oubli s'en trouvent sérieusement compliquée.(...) La Vérité et le temps sont de notre côté »3. Suite à l'accord multi-partite et multi-confessionnel de Pâques 1998, dans le cadre du processus de « réconciliation » entre les communautés nord-irlandaises, Tony Blair accepta de rouvrir ce douloureux dossier et instaura une nouvelle commission d'enquête sous la présidence de Lord Justice Saville. Cette commission a entamé ces travaux début 2000 et devrait rendre son rapport en 2004. Les dernières semaines furent cruciales car elles donnèrent lieu à l'audition des paras présents à Derry, en particulier celle d'un para qui reconnut, sous le couvert de l'anonymat et de la protection de l'État, pour la première fois, qu'il ne pouvait y avoir riposte légitime puisque lui et ses collègues ne firent l'objet d'aucun coups de feu de la part des manifestants. En outre, selon lui, deux paras, ayant perdu toute maîtrise de leurs actes, seraient responsables à eux seuls de 8 à 10 des victimes!

Le film de Paul Greengrass

Ce qu'il y a de remarquable dans le film de Paul Greengrass, bien que tourné en 2001, c'est que ces derniers faits sont déjà évoqués dans l'haletante reconstitution qu'il a faite du Bloody Sunday. Son film est centré sur la personne d'Ivan Cooper qui, bien que protestant, était un des dirigeants de la NICRA et député de Derry au Parlement de Belfast. Sa journée est décrite alternativement avec celle du commandement central de l'armée britannique, ce déroulement parallèle de l'intrigue montrant bien l'état d'esprit des deux côtés de la barricade. Lorsque ces deux mondes se rencontrent sur l'écran, c'est l'affrontement fatal. Puis ils se séparent à nouveau. Cette double perspective était absente du livre de Don Mullan qui était centré sur le témoignage des victimes.

Le filmage est brut, on court et hurle aux côtés des manifestants qui cherchent un abri face à la rage homicide des paras, on est à côté des paras et on sent leur peur monter avant l'assaut et le grand défoulement meurtrier dont ils vont être les auteurs. Il est clairement montré que le chef local de la Police nord-irlandaise (RUC) redoutait, dès le début de la manifestation, l'engagement des paras. Derry en raison de sa forte majorité catholique, après l'explosion d'août 1969, connaissait en effet un niveau d'activité faible de l'IRA comparé à Belfast, à Newry et aux comtés de Tyrone et Fermanagh. On connaît la volonté des Irlandais d'affronter par le biais du cinéma leur histoire récente, ainsi il y eut notamment la guerre d'indépendance avec le Michaël Collins de Neil Jordan, l'erreur judiciaire des quatre de Guilford avec In the name of the father de Jim Sheridan, les grèves de la faim de Bobby Sands et ses compagnons de l'IRA à la prison du Maze avec Some mother's son de Terry Georges, les magnifiques fictions de Joe Comerford sur les « troubles » (Reefer and the model et High boot Benny). Mais Bloody Sunday est d'une force différente par sa « fictionalisation » originale. Sa grande force repose notamment sur le fait que le rôle des paras est tenu par des soldats ayant effectivement servi en Ulster. Lorsqu'à l'Hôpital central de Derry, les parents des victimes découvrent l'horrible vérité, ce sont les réelles familles des vraies victimes qui sont montrées à l'écran, la marge entre fiction et reconstitution devenant ainsi floue ou infime. La mise en abîme de la mise en scène est accentuée par la présence à l'image des caméras des télévisions qui filmèrent en direct presque tout le déroulement des événements de ce jour de 1972 ou lorsque, au début du film, Ivan Cooper passe devant un cinéma qui joue le film de John Schlesinger Sunday, bloody Sunday.

On ne peut être que déstabilisé par les divers procédés utilisés tout au long de cette re-constitution des faits qui s'avère ainsi redoutable de tension et d'émotion, conduisant le spectateur jusqu'à ressentir quasi physiquement un malaise de plus en plus envahissant au fur et à mesure du déroulement des évenements et du film. Cette coproduction irlando-britannique, cela mérite d'être signalé, est toutefois loin du film « politique » ou « militant » tel qu'il existait surtout dans les années 60-70, le filmage brut utilisé et l'absence de tout discours moral ou moralisant laissant toute son autonomie au spectateur considéré comme assez adulte pour tirer les conclusions qui s'imposent. Le film s'achève sur les visages défaits des dirigeants de la NICRA, ils savent en effet ce soir là que le rôle principal va dorénavant être tenu par les paramilitaires, il faudra plus de 25 ans pour que le processus politique occupe durablement l'avant scène.

À la sortie de ce film on ne peut s'empêcher de se demander, à quand un réalisateur wallon filmant le dénouement de la question royale, la tuerie de Grace-Berleur, le meurtre de Julien Lahaut, l'ethnocide léopoldien au Congo, les massacres de l'armée allemande en août 1914, etc. ?

Il est possible de suivre le travail de la Commission d'enquête de Lord Saville sur www.bloody-sunday-inquiry.org.uk ou le dossier rassemblé par la BBC http://news.bbc.co.uk/2/hi/in_depth/northern_ireland/2000/bloody_sunday_...


  1. 1. Don Mullan (ed) « Eyewitness Bloody Sunday », Wolfhound press ltd, Dublin 1997. Commande possible via notamment www.readireland.ie
  2. 2. Le Lord Chief Justice est le deuxième personnage de la hiérarchie judiciaire anglaise après le Lord Chancellor, il préside la section criminelle de la Cour d'Appel.
  3. 3. D. Mullan, op cit, P 267-268.