Pacte de stabilité, acte de stupidité

Toudi mensuel n°51, novembre-décembre 2002

Des faits

Le Traité de Maastricht (7 février 1992) a créé la monnaie unique européenne et défini les différentes étapes pour y arriver. On connaît les quatre critères de convergence imposés: uniformisation des taux d'intérêts, convergence des taux de change, déficit budgétaire inférieur à 3 % du PIB et dette publique inférieure à 60 % du PIB ou convergeant structurellement vers cette valeur.

Ces mesures, en particulier la limite fort basse du déficit budgétaire, ont imposé la mise en œuvre de politiques dites d'austérité avec des périodes de blocage des salaires. Dans l'Union européenne, le taux de croissance est resté faible pendant plus de six ans, entre 1992 et 1999, par rapport à d'autres pays comme les États -Unis d'Amérique; on l'a appelée : «la croissance molle». Les conséquences directes ont été un maintien du chômage à un niveau relativement élevé, une faiblesse de la croissance des revenus et donc du bien-être, l'accroissement des inégalités sociales et de la pauvreté, des difficultés supplémentaires pour le redéploiement des activités économiques dans les régions en restructuration comme la Wallonie.1

Le Pacte de stabilité adopté par le Traité d'Amsterdam (2 octobre 1997) a prolongé l'obligation d'un déficit budgétaire inférieur à 3 % du PIB, avec retour à l'équilibre pour 2004 et d'une dette publique inférieure à 60 % du PIB. Les mêmes effets se font évidemment sentir, amplifiés encore par le ralentissement marqué de la conjoncture internationale depuis le début de 2001.

La Banque centrale européenne (BCE) a été instituée dans le même esprit: une banque autonome, non soumise au pouvoir politique et chargée d'assurer la stabilité de la monnaie, c'est-à-dire éviter une inflation supérieure à 2 % par an, objectif fixé par la BCE elle-même. L'Union européenne s'est donc interdite toute politique monétaire visant à stimuler la croissance, au contraire de la Réserve fédérale, la Banque centrale des États-Unis d'Amérique. Le résultat en est un taux d'intérêt européen élevé: le double de celui des États Unis d'Amérique.

Une théorie économique appliquée comme un dogme et contredite par les faits

Toute théorie économique vise à donner une explication de l'activité économique réelle et, par delà l'explication, elle vise aussi à fournir des lignes directrices pour les pouvoirs publics et les agents économiques.

Toute théorie est basée sur des hypothèses qui sont, forcément, simplificatrices de la réalité. Or l'économie réelle est complexe parce qu'elle est multiple et intimement mêlée au politique et aux comportements sociaux et culturels. Les conclusions pratiques qu'on peut tirer d'une théorie ne valent que par les hypothèses qui sont à sa base.

La théorie néoclassique veut que les marchés en concurrence conduisent à un équilibre général qui assure le plein emploi et la meilleure utilisation qui soit des ressources pour obtenir un bien-être général maximum. Dans cette perspective, la monnaie ne joue qu'un rôle de lubrifiant et non pas un rôle actif.

Les monétaristes vont renforcer le caractère nuisible, selon eux, de toute politique monétaire: toute action sur les taux d'intérêt ne peut que conduire à l'inflation sans aucun effet réel sur la croissance ou le bien-être. Cette position sera encore renforcée par les théoriciens des «anticipations rationnelles». Selon eux, il faut uniquement laisser faire les marchés sans aucune intervention des pouvoirs publics, sans action sur les taux d'intérêts pour stimuler les investissements et donc la croissance, puisque toute action dans ce sens étant «anticipée» par les acteurs économiques ne peut que conduire à introduire de l'inflation sans effets durables.

Cette théorie économique néoclassique et monétariste est à la base de toute la construction européenne, en particulier à partir de 1986. La signature de l'Acte unique (26 février 1986) prévoit un «grand marché intérieur», le Marché unique européen, entré en vigueur au 1er janvier 1993

Cette théorie appliquée traduite en décisions et en politiques économiques conduit à des effets économiques négatifs et à des conséquences sociales néfastes. Il suffit de comparer les taux de croissance, les taux de chômage, la progression du bien-être entre les États Unis et l'Union européenne sur la majeure partie des années 1990 pour se rendre compte, à l'évidence, de la nocivité des mesures d'austérité prises en vertu de cette théorie. Mais l'Union européenne continue.

Une théorie qui s'avère fausse est appliquée comme une doctrine, voire même comme un dogme, ainsi que le fait très justement remarqué l'économiste Jean-Paul FITOUSSI dans un article paru dans le Monde2 : « Bien sûr, il existe une légitimation à la conduite d'une telle stratégie (chercher partout et toujours l'équilibre budgétaire et vous trouverez la croissance), mais cette dernière est doctrinale, plutôt que fondée sur une analyse rigoureuse des faits.»

C'est bien ce qui est inquiétant dans la pratique économique de l'Union européenne et de la Banque centrale européenne, de même que par les Gouvernements de droite. Les uns et les autres conduisent des politiques économiques et sociales conformes au dogme des économistes néoclassiques, au mépris de la réalité des faits, au mépris des conséquences pour les entreprises européennes, en particulier les PME et au mépris des conséquences sociales pour les citoyens: chômage massif et permanent, baisse de niveau de vie.

Car, il ne faut pas se méprendre, la baisse des impôts des particuliers ne constitue pas une réelle mesure de relance économique, surtout après quelques mois de chute des cours de bourses. Les baisses d'impôts vont surtout servir à reconstituer des épargnes qui ont été écornées et ne serviront que peu à contribuer à une relance de la consommation. Elles servent surtout les entreprises multinationales qui trouveront à se financer par les marchés financiers

Une politique budgétaire active

Pour respecter la norme d'un déficit budgétaire ne dépassant pas 3 % du PIB à ramener à zéro % en 2004, il faut nécessairement pratiquer une politique d'austérité budgétaire. On sait que dans ce cas les budgets qui sont le plus touchés sont les budgets sociaux et ceux de la sécurité sociale ainsi que ceux de la justice et de l'éducation. L'austérité touche donc principalement les citoyens et en particulier ceux d'entre eux qui ont le plus besoin de la solidarité. Il ne faut dès lors pas s'étonner de voir le fossé se creuser entre les citoyens et le monde politique ni non plus de voir se développer des populismes d'extrême droite.

Le fort ralentissement économique que connaît l'Union européenne et en particulier l'Allemagne depuis le début de 2001 provoque la chute des rentrées fiscales et l'augmentation inévitable de certains budgets sociaux, notamment celui des indemnités de chômage. Les déficits budgétaires augmentent en France, en Allemagne, au Portugal principalement, mais ce ne sont pas les seuls pays. Les procédures prévues par le Traité d'Amsterdam sont mises en route. La déclaration de Romano Prodi considérant une application aveugle du pacte de stabilité comme une stupidité a, enfin, ouvert le débat sur l'opportunité de cette mesure.

Le budget de l'État est un outil de politique économique, son équilibre n'est pas, en soi, un objectif économique. Le pacte de stabilité est un non-sens. La croissance économique, comme composante du développement, est un objectif économique. On sait depuis 70 ans, depuis la vision macroéconomique développée par Keynes, que l'économie ne tend pas naturellement vers la croissance comme l'affirment les économistes classiques et néoclassiques. À certains moments, il faut la stimuler.

La demande globale est formée de la consommation privée, des investissements privés, des dépenses publiques courantes et des investissements publics. Si la consommation privée se ralentit, il faut la relancer, par exemple en augmentant le salaire minimum, les allocations sociales, les petites pensions. Si les investissements privés se ralentissent, il faut les stimuler par une baisse des taux d'intérêt, des aides publiques et il faut, aussi, augmenter les investissements publics. Dans l'un comme dans l'autre cas, le déficit du budget de l'État - c'est-à-dire l'écart entre les dépenses et les recettes - s'accroît et, forcément la dette publique augmente aussi.

Lorsque la croissance économique se ralentit, de telles mesures sont de nature à la raffermir et trouvent, au cours des années suivantes, de quoi éponger le supplément d'endettement par une augmentation naturelle des recettes fiscales qui résulte de l'augmentation de l'activité économique et des revenus,

En ce qui concerne les investissements publics, qu'il s'agisse d'investissements matériels comme le développement d'infrastructures, un réseau RER par exemple, ou d'investissements immatériels comme la recherche scientifique, la recherche appliquée, le développement de l'éducation et l'enseignement, l'amélioration des soins de santé ou, même, ce qu'on appelle l'insertion ou la réinsertion de publics défavorisés, tous ces investissements trouvent une rentabilité globale à moyen ou long terme. Tout comme les entreprises ou les particuliers, il est normal que l'État, les Régions ou les Communes financent leurs investissements par le recours à l'emprunt, donc par un accroissement du déficit l'année où l'emprunt est contracté.

Certes, il faut éviter de financer les dépenses courantes par un déficit et il faut maintenir l'endettement dans une limite raisonnable pour éviter un alourdissement trop fort des charges d'intérêt des emprunts. Dès lors, s'il faut choisir un critère, ce devrait être l'endettement global plutôt que le déficit annuel.

Avec une dette publique qui dépasse 250 milliards d'EURO (10.000 milliards de francs belges), soit environ 103 % du PIB, on pourrait dire que l'État belge, niveau fédéral, niveaux régionaux et sécurité sociale, est fort limité.. Il faut, cependant, apporter deux précisions qui tempèrent nettement la gravité de la situation telle qu'elle apparaît à première vue. D'abord la quasi-totalité de la dette publique (97,25 %), est en EURO (elle était en francs belges avant le passage à l'EURO) et la majorité de cette dette est, selon certaines études, détenues à raison d'environ 70 % par des institutions publiques et privées d'envergure, telles que organismes de crédit, banques, assurances, entreprises publiques. L'État belge n'a donc pas de dettes vis-à-vis de l'extérieur, situation évidemment toute différente de celle du Brésil ou de l'Argentine, par exemple.

Il ne faut pas oublier que les États Unis d'Amérique ont un déficit budgétaire considérable depuis l'arrivée de Bush au pouvoir. Certes les choix budgétaires ne sont pas spécialement orientés vers la croissance mais davantage vers les dépenses militaires, les baisses d'impôts et les subsides à certains secteurs comme l'agriculture. Évidemment, la puissance et l'hégémonie des Etats Unis et du dollar compensent les effets négatifs qu'a normalement un déficit budgétaire considérable sur les acteurs économiques : leur confiance n'est pas ébranlée comme ce serait le cas pour d'autres pays.

Une politique monétaire qui favorise la croissance

Pour la Banque centrale européenne, ni l'emploi ni la croissance ni une politique de croissance économique ne sont dans ses compétences et attributions; elle est seulement gardienne de la monnaie, veillant dès lors à éviter toute menace, même minime, d'inflation. Autrement dit, elle maintient des taux d'intérêt élevés, même en cas de faiblesse de la conjoncture économique, même quand les prévisions de croissance sont revues à la baisse de mois en mois, comme c'est le cas actuellement.3

Des taux d'intérêt élevés ont comme effet direct de freiner les investissements, mais aussi d'aggraver les charges de toutes les formes de crédits: crédit hypothécaire, crédits commerciaux, crédits de caisse avec un effet très important sur les petites et moyennes entreprises. Une baisse de ces taux constitue un stimulant, et le maintien de taux élevés constitue un frein, d'autant plus important que la récession sévit.

Des taux d'intérêts élevés ont, aussi, comme effet d'inciter les entreprises qui ont besoin de capitaux pour leurs investissements à les chercher sur les marchés financiers plutôt que de recourir à l'emprunt. cela défavorise naturellement les petites et moyennes entreprises, qui n'ont pas la taille pour accéder aux marchés financiers si ce n'est en les rendant dépendantes de groupes financiers. Le recours aux marchés financiers contribue à la «bulle financière», avec les risques de krach et de menaces sur le système bancaire lui-même.

Tourner le dos aux politiques néolibérales

La conclusion s'impose par les faits. Politique monétaire uniquement anti-inflationniste et politique budgétaire d'austérité conduisent inévitablement à un taux de croissance faible, avec comme conséquences directes l'accroissement du chômage et des inégalités, l'accroissement des faillites touchant principalement les petites et moyennes entreprises, un découragement des initiatives de création d'entreprises, un appauvrissement du tissu économique et de la recherche.

La preuve en a été donnée: croissance molle entre 1992 et 1999, années pendant lesquelles ces politiques conjuguées ont été appliquées. La preuve a été donnée a contrario : croissance relativement forte entre 1999 et 2001, lorsque ces politiques se sont relâchées, l'EURO étant bien installé.

À moyen et long terme, les politiques néolibérales, soi-disant justifiées par les théories néoclassiques et monétaristes conjuguées, sont néfastes. Il faut le dire et le répéter: on en a les preuves. À leur place, il faut en revenir au niveau européen aux politiques keynésiennes. Elles ont fait leurs preuves à l'échelle des États-nations entre 1945 et 1970. Elles ont fait leurs preuves aux États Unis d'Amérique dans la décennie 1990. Elles sont tout à fait possibles au niveau européen ou dans des politiques nationales coordonnées au niveau européen.

Puisque la coordination européenne des politiques restrictives au niveau budgétaire et monétaire est possible, il n'existe aucune raison que des politiques de croissance et de développement ne puissent pas se coordonner au niveau européen.

Taux d'intérêts directeurs

Zone euro

Etats-Unis

Banque centrale européenne

Réserve fédérale

Novembre 2002

3,25 %

1,25 %

Source : Bulletin de la Banque centrale européenne

Produit intérieur brut en volume (pourcentage de variation par rapport à l'année précédente)

Union européenne

Zone euro

Etats Unis

1985

2,5

2,2

3,0

1986

2,7

2,4

3,4

1987

2,8

2,5

3,4

1988

4,2

4,1

4,2

1989

3,6

3,9

3,5

1990

3,1

3,6

1,8

1991

1,8

2,5

-0,5

1992

1,2

1,4

3,1

1993

-0,3

-0,8

2,7

1994

2,8

2,3

4,0

1995

2,4

2,2

2,7

1996

1,7

1,4

3,6

1997

2,6

2,3

4,4

1998

2,9

2,9

4,3

1999

2,6

2,7

4,1

2000

3,3

3,4

4,1

2001 (provisoires)

1,5

1,5

1,0

2002 (prévisions)

1,3

1,2

0,9

Source : OCDE, Perspectives économiques


  1. 1. Nous avons déjà stigmatisé l’erreur de ces politiques dites d’austérité; voir notamment dans République, sous la signature de Necker : Maastricht contre l’Europe, n°12, juin 1993; Pourquoi on dramatise la dette publique, n° 21, juin 1994; Le monétaire au mépris du social, n° 22, mars 1995; Franc fort, compétitivité et austérité, une stratégie dépassée, n° 30, juin 1995; Budget et emploi, au fou!, n°31, septembre 1995; Leçon d’économie à l’usage du Gouvernement fédéral, n°32, octobre-novembre 1995.
  2. 2. Le Monde, 31 août 2002, pp. 1 et 13.
  3. 3. Cet article a été rédigé le 20 novembre 2002. Sous la pression des gouvernements et des milieux d'affaires, la BCE a, finalement, été contrainte d'abaisser son taux directeur de 0.5 point, le ramenant de 3,25 % à 2,75 % le 5 décembre, ...