L'accent du Québec

Toudi mensuel n°47-48, juin 2002

Nous n'avons pas toujours bien conscience du fait que notre accent trahit notre identité, au-delà même de ce que nous voulons. Ainsi, entré très jeune à l'Université de Louvain et y devant lire un jour un texte assez long et à voix haute, je me vis agresser par un condisciple de la capitale « belge » avec cette question: « Tu es fou. Tu veux rétablir les dialectes wallons? » Je tombai des nues. Je parlais le français avec l'accent de ce qui était vraiment alors soit la première, soit la deuxième langue de tous les Wallons. Mais si j'en avais conscience, je ne liais cela à aucune intention précise, j'étais moi, tout simplement. Mon grand-père avait écrit une grammaire française. Ma mère, professeur de français, surveillait le français dans la famille où l'on parlait exclusivement cette langue, sauf parfois le wallon mais avec des ouvriers ou mes grands-parents. Je crois que je n'ai jamais vécu d'insécurité linguistique et que le français, je l'ai toujours possédé sans problèmes.

Récemment, François Perin écrivait dans Le Soir que les Wallons pensaient aussi lentement qu'ils ne parlaient. Cela lui a valu une réplique cinglante de notre ami Laurent Hendschel qu'on peut lire dans la rubrique République.

Je lis cette note de linguistes québécois dans la revue Change de mars 1977, p. 196: « La plupart des linguistes québécois s'entendent pour dire que la langue franco-québécoise possède plusieurs caractéristiques qui lui sont propres et qu'elle constitue un ensemble relativement homogène. Ainsi sur le plan phonétique, la plupart de nos [i] sont prononcés comme le [I] anglais de "sit" ou de "is" (...): il fine, fille, type etc. (...) Certains [è] sont prononcés comme des a (c'è vra, cartain, marde) (...) Les élisions sont par ailleurs assez nombreuses: "aimable" devient "aimab", " sur le" devient " sul" (sul divan)... »

Je dois dire qu'ici j'ai une réserve car en Wallonie on s'exprime aussi comme cela (sul). De même j'ai une autre réserve à l'égard de cette note de linguistes selon lesquels la formule du type « la fille que le père a gagné la tombola», est une tournure anglaise. Je n'en sais rien parce que le linguiste wallon Remacle remarque que cette tournure est celle de tous les parlers populaires en France et du wallon, le «dont» français étant étrange par rapport au latin originel qui ne fait que décliner « qui » ou « que ». Il y a beaucoup d'autres remarques faites par ces linguistes mais je me limite à quelques exemples qu'ils donnent où je retrouve bien les Québécois...

Et d'ailleurs, au-delà de l'accent, il y a la personnalité d'un peuple. Il n'y a rien à faire, chaque fois que j'entends user de notre langue à la québécoise je pense au Québec et ... au général de Gaulle criant « Vive le Québec libre! », aussi à quelques condisciples québécois de Louvain, en plus à l'idée sans doute mythique, mais pas tout à fait, que les Québécois usent du français originel, le vrai français, celui du fond des âges.

L'accent wallon est peu connu car on le confond avec l'accent belge mal imité par les Français mais dont la caricature a fait le tour du monde (francophone en tout cas). Cela tient au fait que, en dehors des Wallons, la plupart des autres Belges, les Flamands, parlent aussi le français et avec l'accent flamand. Nous sommes noyés devant cela. Je sais que beaucoup de Français en voyant C'est arrivé près de chez vous (un film assez discuté mais célèbre), se demandèrent où il était fait cet usage du français. En Wallonie, justement!

Les Suisses romands, au-delà de l'accent, revendiquent depuis Ramuz un statut de copropriétaire de la langue française qu'ils ne considèrent ni comme étrangère ni comme adoptive mais à eux. Les Québécois aussi, me semble-t-il. Les Wallons ont affirmé leur singularité française en 1983 par le Manifeste pour la culture wallonne (qui ne vise pas le dialecte wallon mais utilise « wallon » comme on use de « québécois » et en se référant au modèle québécois). Ceci est contesté par quelqu'un comme François Perin: « La coupure d'Etat [NDLR: en 1815 entre la Wallonie et la France selon F. Perin après Waterloo] n'a pas été neutre; elle a été nuisible. Le quadrillage scolaire homogène de la République nous a manqué. Nous parlons plus lourdement, nous pensons moins vite, les accents locaux restent plus incrustés. »

Je ne partage pas ce point de vue: avec les Kabyles comme les gens de Louisiane ou de l'île Maurice, nous les Wallons aimons à nous considérer comme des « cousins » comme les Québécois. Mais si nous devenions comme les Français, une branche du cousinage serait perdue et je ne crois pas que la famille y gagnerait.

Il faut souhaiter que le Québec continue à bien parler « son français » (c'est ainsi que s'exprimait Ramuz à propos du français de Suisse romande), c'est-à-dire le français universel en même temps parfaitement québécois.

En une formule contestable par ailleurs, les Flamands disent « De taal is gans het volk ». Ce n'est pas tout mais c'est beaucoup et c'est comme si notre identité, certes spirituelle, avait aussi son corps, justement dans la langue et par la manière dont on en use.

PS: Bien qu'opposée par exemple à tout fantasme sur le joual, Michèle Lalonde a écrit un texte très savoureux intitulé Deffence & illustration de la langue Québecquoyse (sur le modèle de Joachim du Bellay à la Renaissance). En voici les premières lignes: « Doncques je me réclame, comme qui dirait, en bon vieux frança, des ceusses qui reconnaissent la richesse de la langue populaire; en l'occurrence, la Québecoyse. Comme icelle hélas fait actuellement l'objet de moultes controverses et vilaines chicanes toutes plus ou moins envenimées par une effroyable confusion des termes du problème, au point qu'on ne sait plus qui c'est qui la parle bien qui c'est qui la parle mal, ni mesme quoi-c'est qu'il faut entendre par parler tout court et s'il ne serait pas par exemple plus pratique pour des humains de hennir, bref comme, dis-je, rien n'est pour l'instant plus impitoyablement et par tous côtés challengé que cette Parlure Québecoyse, point n'est aisé de voler à son secours. Quand on n'est comme moi savante en rien, c'est à dire ny grammairienne, ny linguiste, ny mesme tout bonnement lettrée (guère plus cultivée en somme qu'un ministre des Affaires culturelles), on ne peut espérer comprendre le fin fond de la question sans l'ayde de personne. C'est pourquoy j'ai décidé de remonter aux bonnes vieilles sources et d'aligner mon entreprise sur celle de Joachim du Bellay, homme de petite orthographe mais de gros bon sens, qui sut venir à la rescousse de la Langue Françoyse en l'année quinze cent quelque chose et bravement la défendit au risque de perdre son latin. »