Namur Capitale et l'identité wallonne

Du compromis géographique à la légitimité politique
Toudi mensuel n°45-46, avril-mai 2002

Colloque "Namur, Capitale de la Wallonie" 15ème anniversaire, 15 décembre 2001

[Nous reproduisons ici, dans le style oral dans lequel elle a été prononcée, l'intervention de notre ami Vincent Vagman qui complètera heureusement le travail historique de Jean-Pol Hiernaux dans ce même numéro.]

Monsieur le Ministre-Président,

Monsieur le Président du Parlement,

Monsieur le Bourgmestre,

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

L'occasion de confronter les analyses du devenir et des fonctions de la capitale wallonne ne s'est pas présentée souvent. Elle nous est offerte aujourd'hui. Je tiens donc tout d'abord à remercier chaleureusement ses initiateurs.

C'est un exercice quelque peu désarçonnant que celui de se pencher sur un avenir qui a débuté il y a quinze ans.

Permettez-moi dès lors de souligner que notre rencontre procède - qu'on le veuille ou non - de la commémoration. Ce constat ne se veut pas impertinent. C'est au contraire celui qui peut guider une intervention axée sur des aspects identitaires. Chacun sait en effet combien une identité peut tirer sa force d'un enracinement dans une histoire et dans des institutions. Chacun sait également combien la pratique commémorative est lourde de significations au plan de l'identité. Réjouissons-nous qu'elle soit aujourd'hui placée sous le signe des perspectives.

D'une part, Namur bénéficie largement de la construction de la Wallonie. Je ne doute pas que d'autres intervenants s'emploieront à le souligner. De l'autre, notre ville a constitué tour à tour un lieu et un outil de promotion de l'identité wallonne. Cette fructueuse interaction n'est pas terminée.

Comme toute identité collective, celle de la Wallonie est fluctuante, ambivalente, paradoxale. Ce n'est pas sans susciter une série de questions relatives à sa capitale. Sans prétendre à l'exhaustivité, j'ai choisi d'en aborder quelques unes à partir d'une série d'observations liées aux Fêtes de Wallonie de Namur.

L'engouement populaire pour les Fêtes de Wallonie correspond à d'autres traditions festives. Liège fête le 15 août. Ath honore ses géants. Binche vit au rythme du carnaval ou Mons à celui du Doudou. La tradition festive wallonne est donc riche et multiple. Pas plus que l'identité, l'enthousiasme ne se décrète. Chaque ville cultive une tradition populaire, avec ses chants, ses costumes et son folklore.

On observe ainsi que Li Bia Bouquet résonne pendant les Fêtes de Wallonie namuroises. Quant à l'hymne officiel wallon, s'il est parfois décrié, il est plus souvent méconnu.

On observe également que les Fêtes de Wallonie offrent par leur caractère officiel une vitrine médiatique unique à la puissance publique wallonne. Non moins officielle, la Fête du 27 septembre ne bénéficie d'aucun enracinement dans une tradition festive locale.

De ces quelques observations ressortent plusieurs traits majeurs d'une interaction originale entre la Wallonie et sa capitale.

La Wallonie se fête massivement à Namur

Une vieille tradition namuroise connaît un nouveau souffle depuis que de nombreux fonctionnaires régionaux y participent. Au-delà de la fête, c'est bien là la fonction première d'une capitale wallonne que de brasser toute l'année des individus venus des quatre coins de la Région pour se consacrer à des tâches d'intérêt wallon. Namur constitue en ce sens un foyer de la conscience wallonne, aussi variable et hétérogène soit-elle.

Aucune autre ville ne consacre sa fête majeure à la Wallonie

Derrière ce constat purement festif se cache ici une autre réalité. La Wallonie constitue à certains égards un conglomérat de pôles de sentiments d'appartenance sous-régionaux souvent très prononcés. Un profond fossé sépare le discours préconisant d'éradiquer le sous régionalisme de la réalité de certains marchandages politiques. Pour tenter de renforcer une primauté de l'intérêt régional, il a d'ailleurs été proposé de procéder à l'élection directe du Ministre-Président. Une autre proposition, émanant du Gouvernement wallon, consiste à faire élire un tiers de députés wallons sur une circonscription unique. Avancer sur cette voie est séduisant. Mais toute médaille a son revers. N'est-ce pas aussi prendre le risque de renforcer une particratie trop heureuse de peser davantage sur la composition des listes ? Peut-être faudrait-il un jour oser mettre sur la table le problème du cumul d'un mandat de parlementaire wallon avec celui d'Échevin ou de Bourgmestre ? En effet, la fonction parlementaire n'est-elle pas trop souvent dénaturée tant elle est utilisée comme un outil au service de l'action communale ?

On découvre de la sorte l'autre face du phénomène sous-régionaliste. Celle d'un localisme ou supralocalisme aigu, ancré dans une tradition multiséculaire forgée au fil des régimes politiques successifs depuis la période bourguignonne. L'éradication d'un sous-régionalisme si profond va peut-être s'avérer être une tâche insurmontable pour le pouvoir politique wallon. Nos voisins flamands sont également confrontés à un sous-régionalisme, vivace jusque dans leurs patois. Ils l'ont souvent transcendé, mais en s'engageant dans la voie douteuse du nationalisme. Au point de choisir une capitale qui leur renvoie l'image perpétuelle de la minorisation.

La Fête de la Communauté française ne répond à aucune tradition populaire

Ce constat nous ramène tout droit à un débat régionaliste bien connu. Depuis 1905, le mouvement wallon a porté un intérêt croissant à la défense et à la promotion d'une Wallonie qu'il distingue clairement de Bruxelles. La capitale du royaume restera simultanément perçue comme un objet de griefs et comme un partenaire dont une large composante mérite l'instauration d'une solidarité culturelle et linguistique. Au plan institutionnel, les positions sur le rapport à établir entre Communauté française et Région wallonne s'inscrivent dans cette double tradition. L'hypothèse peut être énoncée à cet égard que le choix d'une majorité parlementaire de fixer la capitale régionale à Namur reste, malgré quelques avatars ultérieurs d'implantations, un fait décisif. Le vote du décret Anselme a en effet contribué à éloigner toute perspective de fusion entre les deux institutions. Ceci a comporté une double conséquence :

•renforcer la nécessité de mettre sur pied la Région bruxelloise. Elle se réalisera quelques années plus tard en 1989 ;

•confirmer une orientation régionaliste, que l'on a vérifiée dans les étapes ultérieures de la réforme de l'Etat.

La Fête de la Wallonie constitue une vitrine médiatique unique de la puissance publique wallonne.

On recourt souvent à l'expression «partie officielle des Fêtes» pour évoquer la coutume du discours des dirigeants wallons. Cette Wallonie officielle s'exprime également quotidiennement dans sa capitale. Deux exemples, social pour l'un et spatial pour l'autre, en attestent.

L'instauration future de zones neutres en prévision de manifestations traduit socialement le fait d'un pouvoir public wallon. Manifester contre le Gouvernement, c'est désormais aussi prendre le chemin de Namur.

La puissance publique s'exprime également dans une symbolique spatiale. Il en a longtemps été ainsi avec les pourtours du Parc de Bruxelles où se côtoient le Palais royal, la Générale et le Palais de la Nation. Au plan wallon, la représentation démocratique jouxte le confluent entre la Meuse et la Sambre - un symbole hydrographique, lui, d'unité wallonne. Ce Parlement fait presque face à la Maison jamboise où siège le Gouvernement. Les symboles spatiaux du pouvoir wallon relèvent quant à eux exclusivement de la représentation populaire.

Dernier constat lié aux Fêtes de Wallonie : Li Bia Bouquet

L'omniprésence de ce chant de ralliement namurois durant les Fêtes de Wallonie illustre la relation complexe que vivent les Namurois avec leur capitale. On peut évidemment se réjouir d'un effet attractif de la capitale au plan démographique. Contrairement aux grandes villes wallonnes, la population namuroise ne connaît pas le déclin démographique. Il n'y a pas à proprement parler de profonde défiguration de Namur : l'intégration des fonctions de capitale impose des aménagements qui ne perturbent pas fondamentalement une harmonie d'ensemble. Non seulement une esthétique namuroise est conservée, mais elle est renforcée grâce à une certaine représentation immobilière de la fonction de capitale. Allusion est faite ici à l'action de la Région wallonne au plan du patrimoine : les Moulins de Beez, les Célestines, le Bibot. Ainsi que l'écrit l'historien Dominique Poulot dans un article intitulé «ce que restaurer le patrimoine veut dire», «dans le processus de restauration, c'est moins le maintien des choses en l'état qui est en jeu que la construction d'une relation spécifique entre la vie sociale et des objets tenus tout à la fois pour indices du passé et garants de l'authentique au sein d'un présent qui s'en éloigne à chaque instant de manière radicale»1.

Nous pouvons par exemple mesurer à cet égard le contraste entre le succès d'estime constaté lors des visites découvertes des Moulins de Beez par la population namuroise et le rejet de certaines formules d'implantation du Parlement.

Dans un récent article publié dans l'Encyclopédie du Mouvement wallon, J.P. Hiernaux a rappelé combien Namur Capitale résulte avant tout d'un compromis géographique. J'ai pu vous proposer une variété d'éléments attestant que le compromis géographique initial s'est enrichi d'une incontestable légitimité politique. C'est la conclusion majeure à tirer de cet avenir entamé il y a quinze ans.

Retenons également deux contraintes. Elles pèsent sur l'avenir qui se poursuit dès aujourd'hui. Il faut s'assurer qu'elles ne puissent contrecarrer ni la nécessité d'approfondir la fonction politique de la capitale, ni celle de renforcer sa fonction symbolique.

La première contrainte provient en ligne directe des sous-régionalismes. Il n'est pas innocent que les Bourgmestres des grandes villes wallonnes aient été pour beaucoup à la base d'un partage de sièges institutionnels attribuant une vocation économique à Liège, sociale à Charleroi ou culturelle à Mons. Leurs motivations aussi localistes que légitimes ont probablement fait peu de cas de la recherche d'une meilleure cohésion wallonne. Avec le recul toutefois, la Wallonie dispose désormais d'un maillage fonctionnel conforme aux critères de modernité spatiale. De plus, elle tourne irréversiblement le dos au centralisme d'avant régionalisation. Exercer la fonction de capitale suppose donc également de fédérer un réseau de villes wallonnes reconnues dans leur vocation régionale.

Ceci m'amène à évoquer une seconde contrainte, celle de la dimension internationale d'une capitale coincée entre deux métropoles régionales et une capitale fédérale, de surcroît principal siège européen. Comparativement à d'autres régions européennes qui n'ont installé à Bruxelles que des bureaux de lobbying, la Wallonie y a concentré l'essentiel de ses ressources internationales. Il importe donc de dégager d'autres pistes afin d'éviter à notre capitale un trop grand effacement sur la scène internationale. Indépendamment d'une politique de réseaux de villes qui n'est pas nécessairement spécifique au statut de capitale, il faut se réjouir de la relation privilégiée nouée avec Québec. Namur et Québec partagent le sort de villes capitales d'identités territoriales francophones confrontées à la proximité de métropoles continentales linguistiquement composites. La réflexion stratégique doit être poursuivie dans le cadre des échanges entre les deux villes.

L'expérience québécoise a déjà inspiré à divers égards la création de la Commission de Namur Capitale. Je suggère que cette Commission ajoute à l'ordre du jour de ses travaux deux fonctions primordiales pour la capitale wallonne : politique et symbolique.

Les étapes successives de régionalisation de compétences fédérales ont largement contribué à renforcer sa fonction politique. Or la régionalisation a également provoqué des scissions dans bon nombre d'instances publiques ou privées qui se sont adaptées à leurs nouveaux interlocuteurs institutionnels. Ces mouvements n'ont pas toujours été suivis de relocalisation auprès des nouveaux interlocuteurs namurois. La Commission Namur Capitale pourrait faire œuvre utile en repérant et facilitant les opportunités d'installation à Namur de ces diverses instances. Pour ne prendre qu'un exemple, rien ne justifie désormais que la section wallonne de l'Union des Villes et Communes demeure à Bruxelles.

Assumer une fonction symbolique de capitale implique que Namur héberge un lieu ouvert de représentation des réalisations ou des ressources humaines et naturelles de la Wallonie. Un lieu idéalement intégré harmonieusement dans l'espace physique et le paysage. Nous le savons, la Wallonie est récente et polycentrique. C'est pourquoi Namur ne peut par exemple offrir ce passé «lutécien» qui emblématise historiquement Paris aux yeux de l'ensemble des Français. Il importe alors qu'un site chargé d'histoire accueille ce lieu de représentation collective. Surplombant ce symbole hydrographique d'unité wallonne que j'évoquais tout à l'heure, la Citadelle répond, me semble-t-il, idéalement à cette exigence spatio-temporelle.

Clôturant de la sorte mon intervention, je peux faire mien ce propos d'Amin Maalouf : «On invoque trop souvent l'histoire pour légitimer les affrontements d'aujourd'hui, pourquoi ne l'invoquerait-on pas également pour légitimer les rencontres?»2


  1. 1. D. POULOT, Ce que restaurer le patrimoine veut dire, dans J.P. SAEZ (sous la dir.), Identités, cultures et territoires, Paris, Desclée de Brouwer, 1995, p. 144.
  2. 2. M. ANCELOVICI & F. DUPUIS-DERI, L'archipel identitaire. Recueil d'entretiens sur l'identité culturelle, Québec, Les éditions du Boréal, 1997, p. 180.