L'état social actif : le sens caché

Toudi mensuel n°44, février-mars 2002

«État social actif» dans l'État fédéral belge, «troisième voie» dans la Grande-Bretagne de Tony Blair, «nouveau centre» de Schroeder en Allemagne et plus récemment dans les milieux nationalistes flamands principalement «libéralisme d'émancipation» (qui se nomme parfois «quatrième voie» ou encore «libéralisme de gauche») . Voilà des expressions mais surtout des politiques qui ont des origines communes et des objectifs communs. Toutes veulent donner une image de progrès, de modernité, tournant le dos aux anciennes politiques de gauche considérées comme périmées ou inefficaces, sans pour autant suivre les traditionnelles politiques de droite.

Un retour en arrière : le pacte social des années 1945 à 1974

La période des années 1945 à 1974, les trente glorieuses comme on les appelle, ont connu une croissance considérable, une progression importante des salaires et du bien-être, le plein-emploi. Ces effets bénéfiques résultaient du pacte social de l'après guerre, conclu entre les employeurs, les organisations syndicales et les pouvoirs publics, sous des formes différentes mais semblables dans tous les pays occidentaux développés. Ce pacte social tenait essentiellement en trois points: aux entreprises la production et la distribution des biens, aux entreprises et aux organisations syndicales la négociation des conventions collectives de travail sur les salaires et les conditions de travail, à l'État la création des conditions favorables de croissance et la politique monétaire. La sécurité sociale, financée par une triple solidarité: employeurs, travailleurs et citoyens (au travers de la contribution de l'État), garantissait les revenus, par un mécanisme d'assurance obligatoire, contre les aléas que pouvaient rencontrer les travailleurs: maladie, pension, accident de travail, allocations familiales, chômage.

Entre travailleurs et entreprises, l'accord s'était facilement opéré sur les partages des gains de productivité. L'effet était double : d'une part, les coûts des entreprises baissaient, elles dégageaient des profits qui pouvaient être réinvestis et, d'autre part, les travailleurs voyaient leurs rémunérations augmenter ce qui stimulait la consommation et donc la demande pour les entreprises. Le circuit était bouclé. Il suffisait de l'entretenir.

C'était le rôle de l'État s'appuyant sur les politiques keynésiennes. Lorsque la conjoncture s'affaiblit et que le chômage s'amorce: relancer l'activité économique par des investissements publics, par la baisse des taux d'intérêts et par la stimulation de la consommation privée (par exemple par des relèvements d'allocations sociales). Lorsque l'activité s'emballe et que l'inflation menace: pratiquer les mesures inverses.

D'un capitalisme sauvage encore dans les années 30, on était passé à un capitalisme civilisé, pour reprendre les expressions de Jacques Nagels. La référence était le travail et la croissance.

«La» crise et l'avènement d'un capitalisme mondialisé, financier et dominant l'information

Au début des années 70, l'économie avait profondément changé, précisément en raison de trente années de croissance. Des sociétés multinationales s'étaient développées, le capitalisme financier s'était progressivement renforcé, le système monétaire de changes fixes sur la base du dollar, lui-même convertible en or, avait volé en éclat et une inflation importante, amplifiée par la crise pétrolière, s'était généralisée.

Les conditions d'application des politiques keynésiennes s'étaient transformées, d'économies relativement fermées dans chaque État, on était largement passé à des économies ouvertes, avec des échanges nombreux et importants entre elles. Le progrès technologique s'était fortement accéléré. Les grandes entreprises devaient fait appel à l'épargne privée pour se développer, les taux de profit étaient devenus faibles, trop faibles aux yeux des apporteurs de capitaux..

En conséquence, sur quelques années dites de crise, de 1975 à la fin des années 80 environ, on va assister à un bouleversement: le capitalisme industriel fait place à un capitalisme financier qui le domine. La référence n'est plus le travail et la croissance mais le capital et la compétitivité, c'est à dire la diminution des coûts, en particulier des salaires et de l'emploi.

La crise est la mutation du capitalisme, elle provoque chômage et restructurations d'entreprises jusqu'à la fin des années 80. Le nouveau capitalisme entraîne une croissance faible, un chômage permanent, une montée des inégalités en même temps que des taux de profits élevés et des prix relativement élevés. Mais les systèmes de sécurité sociale tiennent bon; le pouvoir politique y veille par crainte de troubles sociaux, les organisations syndicales les défendent, les directions des entreprises productrices y tiennent par rapport à leurs actionnaires financiers.

L'idéologie du néolibéralisme

Sous l'influence des universités américaines, en particulier l'École de Chicago, consacrée par plusieurs prix Nobel d'économie, un nouveau modèle de libéralisme s'est développé. Il dénonce l'État-providence (la Sécurité sociale), parce que les allocations détournent les gens de la volonté de travailler, parce que les budgets des États comme de la Sécurité sociale sont importants et constituent des coûts considérables pour les entreprises. Il dénonce, aussi, les interventions de l'État de type keynésien ou de type monétaire, jugées coûteuses, inefficaces et néfastes. Seul le libre-échange et le marché laissé libre, y compris la formation des salaires, permet l'efficacité économique, toute intervention de l'État conduit à des gaspillages ou à des mauvaises utilisations des ressources. À la base, le néolibéralisme est l'apologie de l'individualisme; c'est le règne des «battants», tant pis pour les perdants.

Le néolibéralisme va gagner toutes les universités et les organismes internationaux. Il envahit le champ du politique, restreignant celui-ci à peu de choses; on connaît les modèles de Reagan aux États- Unis de 1981 à 1989 et de Margaret Thatcher au Royaume Uni de 1979 à 1990.

Des réponses venant des partis socialistes

Les réactions aux politiques libérales ont amené les partis socialistes au pouvoir, généralement en coalition. Dans plusieurs pays, leurs programmes se voulaient en rupture avec les positions dites traditionnelles de la gauche. C'est typiquement le cas en Grande-Bretagne et en Allemagne; c'est moins net dans les autres pays européens mais, néanmoins des ruptures se marquent et des hésitations se font jour.

L'électorat a, semble-t-il, assez fortement changé. Il n'y a plus une classe ouvrière nombreuse, les restructurations sont passées par là. Les services, publics ou privés, marchands ou appartenant au secteur dit "non-marchand" représentent aujourd'hui plus des deux tiers, souvent même les trois quarts des emplois. Tous les partis, de droite et de gauche, recherchent cet électorat. Les partis socialistes craignent de l'effrayer s'ils n'adoucissent pas leurs positions habituelles. C'est que l'idéologie néolibérale a, aussi, fortement gagné certaines couches de la population ou, à tout le moins, y a semé le doute.

Craignant de voir s'effondrer l'édifice de la Sécurité sociale, sous l'effet conjugué des difficultés de financement et des menaces de privatisation de certains secteurs les plus rentables, un glissement s'opère insidieusement du système d'assurance vers un système d'assistance.

Les entreprises réclament sans cesse l'abaissement des cotisations patronales de sécurité sociale jugées excessives, destructrices d'emplois et décourageantes pour les nouveaux entrepreneurs. Les travailleurs, eux qui supportent tous les désagréments du travail, jugent leurs rémunérations trop peu élevées, par rapport aux allocations, réelles ou supposées, de ceux qui ne travaillent pas. Critiques plus dures encore lorsque les bénéficiaires d'allocations sont d'origine étrangère.

L'État providence est durement mis en question. Il devient de plus en plus recommandé par les organismes internationaux, OCDE et Union européenne (au Sommet de Lisbonne la chose est acquise), notamment, de remplacer les «politiques passives» de l'emploi par des «politiques actives». Chez nous, on parle de «l'activation des indemnités de chômage». Faisant droit aux attitudes d'une certaine classe moyenne et sensibles à la compétitivité des entreprises, on passe insensiblement au modèle américain «Workfare» (au lieu du «Welfare»). Il s'agit de transformer l'aide sociale en instrument de formation au travail et d'éducation morale.

Il n'est pas rare d'entendre la droite affirmer que l'aide aux pauvres a un effet pervers: elle entretient la pauvreté puisqu'elle incite les bénéficiaires à rester dans leur situation de pauvreté subie et ne les incite pas à ce qu'ils fassent les efforts nécessaires pour en sortir.

L'expression «État social actif» insérée dans la déclaration gouvernementale du Gouvernement actuel vient du Ministre Vandenbroucke. On sait que celui-ci est diplômé des universités de Louvain et de Cambridge et qu'après un début de carrière politique, il se retire en Angleterre où il rencontre le parti travailliste en pleine «modernisation» de son programme sous la houlette de Tony Blair. La thèse qu'il défend à Oxford porte précisément sur la Justice sociale et l'éthique individuelle: égalité, responsabilité et incitations. Elle se situe dans les formulations d'une grande partie de la philosophie sociale contemporaine parmi lesquels John Rawls aux États-Unis et plus près de nous, Philippe Van Parijs à l'UCL (Louvain-la-Neuve).

Cette conception fondamentalement libérale et individualiste, estime que l'État doit non seulement assurer les libertés à chacun mais encore mettre en œuvre des politiques destinées à ceux qui seraient incapables de les exercer concrètement.

Qu'en penser?

1. Il n'y aurait plus aujourd'hui ni droite ni gauche, distinction devenue obsolète. L'État social actif comme les autres courants ne se réfèrent plus à aucune idéologie, il ne s'ancre plus dans une pensée philosophique ou politique réfléchie, ils coupent les liens avec tout l'apport de pensée, de réflexion et d'action accumulé par plusieurs générations pour se situer uniquement dans le pragmatique. Ce serait «une nouvelle synthèse» selon certains.

2. En y regardant de plus près, cependant, L'État social actif rassemble l'idéologie traditionnelle des libéraux et le moralisme chrétien. Responsabiliser les pauvres, les chômeurs, les prépensionnés, les handicapés quant à leur propre situation, c'est bien là une vieille attitude chevillée au cœur de la droite.

En rompant avec le passé, l'État social actif rompt aussi avec l'apport social construit par plusieurs générations de penseurs et de travailleurs; il rompt, aussi, avec la dimension collective de l'action politique pour donner la préférence à des sommes d'individus; il rompt encore avec la critique et les mesures d'encadrement du système économique qu'avait amenées le socialisme.

3.En faisant porter la responsabilité de la pauvreté et du chômage sur les pauvres et les chômeurs eux-mêmes, on se dispense, évidemment, de toute critique à l'égard du système économique qui génère ces inégalités et en endosse directement la responsabilité. Se dispensant de toute critique, il n'existe, dès lors, pas de raisons de mener quelque politique d'encadrement, de régulation ou de contraintes à l'égard du système économique.

L'exemple le plus éclatant est le refus des États-Unis de ratifier les accords de Kyoto sur la protection de l'environnement.

4. La différence fondamentale est apparue de manière évidente entre les deux approches, celle du Forum mondial tenue à New York (anciennement à Davos) tenant de l'État social actif et les courants homologues et celle du rassemblement antimondialisation capitaliste tenu à Porto Alegre critiquant le système économique lui-même et réclamant des mesures d'encadrement.