Léopold II criminel contre l'humanité ?
Le mal n’est pas créé par nous ou par l’autre, il naît dans le tissu que nous avons filé entre nous et qui nous étouffe. (Maurice Merleau-Ponty)
Jamais, à la revue TOUDI dans sa forme annuelle, ou comme aujourd'hui mensuelle et hier avec RÉPUBLIQUE, nous n'avions été face à un tel défi. Que le lecteur comprenne bien. Si je m'exprime ainsi, ce n'est pas par sensationnalisme, mais parce que j'ai à assumer une accusation terrible contre la Dynastie des Saxe-Cobourg et aussi contre nous-mêmes qui vivons dans ce pays qu'on appelle encore «Belgique». Nous, Wallons comme nos voisins de Flandre, nous avons à comparaître devant le Tribunal de l'Histoire. L'État dont nous sommes les ressortissants s'est rendu complice d'une entreprise monstrueuse d'extermination en Afrique centrale. À côté de ces ténèbres épaisses du crime léopoldien, la collaboration d'un Léopold III avec les nazis dont il partageait une part substantielle de nihilisme antidémocratique, la rapacité de Léopold Ier, l'autoritarisme hautain d'Albert Ier et ses conséquences sur la crise royale de 1940-1950, l'angélisme mêlé d'une incontestable hypocrisie du croyant sincère que fut Baudouin Ier, apparaissent comme des peccadilles. Mais elles n'en sont pas. Voici pourquoi.
Toute Dynastie est un «système»(nous allons retrouver ce mot dans les dénégations d'un excellent historien comme Jean Stengers). Les membres d'une Dynastie ne se mettront jamais en cause, il n'y aura jamais aucun roi mettant en cause un autre roi de la lignée des Saxe-Cobourg belges. Alors que la République (comme idée, comme vision des hommes et de l'histoire, comme projet), peut mettre en cause la République comme régime, tout se fige avec la Dynastie dans la répétition du Même: «Le roi est mort, vive le roi!. On le sait, le journal L'indépendance belge expliqua, dès 1847, que, si, en France ou en Angleterre, c'était la grandeur du pays qui rendait grand le roi des Français ou le roi d'Angleterre, en revanche, en Belgique, c'était la grandeur du roi qui rendait grand le pays. C'est cela la belgitude: acquiescer à s'abaisser collectivement comme peuple. La belgitude ou tout autre mot - on en trouvera beaucoup dans ce numéro - qui désigne le même état d'esprit ou, plus fondamentalement, la même idéologie nationale: petit pays («petites gens»), bâtardise, médiocrité, compromis à la belge, bon sens belge, middelmatisme, mixte de germanité et de latinité etc. Il suffit d'écouter quelques minutes la RTBF pour entendre l'un ou l'autre de ces concepts récurrents. Ce n'est pas pour rien que Jean-Maurice Dehousse a appelé le centre de production de Bruxelles de la RTBF, «la dernière poubelle du belgicanisme». De cela, oui! nous sommes responsables et les crimes de Léopold II couverts par ses successeurs et par NOUS, ne doivent pas être l'arbre qui cache la forêt. Le Mal terrible qui s'est révélé en Afrique vient vraiment de nous-mêmes en tant qu'entité collective. Trotsky a eu tort de croire que la Belgique avait démissionné purement et simplement en raison du fait qu'elle aurait été la proie des Grands durant des siècles d'histoire d'Europe. Cette démission n'est qu'apparente. Il faut se méfier des eaux dormantes. L'État-nation belge né en 1830, appuyé sur la formidable puissance économique de la Wallonie - la deuxième puissance industrielle au monde à l'époque - est devenu un grand pays féroce, avide de conquêtes, «de boue, de sang et d'or» (comme le disait Vandervelde). Ces trois mots qui rappellent «nos» trois couleurs «nationales».
Le tissu de Mal qui nous étouffe
Il faut une refonte complète de la Belgique qui doit commencer par la déchéance de la Dynastie. À condition que cette Dynastie déchue ne soit pas pour nous une manière commode de bouc émissaire. À condition que la République qui s'y substituera ne reproduise pas la Belgique mais fasse advenir la Wallonie et la Flandre (dans le respect des droits bruxellois et germanophones). On ne peut le mettre en doute: l'exploitation belge au Congo renvoie à celle de la Flandre et de la Wallonie, selon des modalités différentes mais qui ont failli conduire dans les deux cas à la négation de ces deux peuples en vue de leur étouffement dans la grisaille belgicaine, paravent de «tant de sang et de boue» (mots de Léopold II lui-même pour parler du Congo).
Si Léopold II - comme nous allons le voir- s'est bien rendu coupable d'un des plus monstrueux crimes contre l'humanité jamais commis dans l'histoire, ses successeurs comme Albert Ier (malgré les mots terribles où il dénonce son oncle), comme Léopold III (malgré sa critique virulente - et surprenante! - de l'exploitation colonialiste), et enfin Baudouin Ier sont co-responsables de ce tissu en quoi consiste le Mal selon Merleau-Ponty. On peut dire la même chose d'Albert II. Certes, la notion de culpabilité collective heurte. Mais si le Mal est «le tissu qui nous étouffe», comme le dit si bien ce philosophe athée qu'est Merleau-Ponty, ce Mal dont s'est rendu coupable l'État dont nous sommes les citoyens, nous «étouffe» encore et, oui!, quelque part, nous en restons plus que responsables: coupables. Les millions de meurtres commis par Léopold II et ses sbires belges ou étrangers au Congo sont restés non seulement impunis - ce qui serait déjà très grave - mais ils demeurent en outre largement ignorés ou niés. Et cela en raison du système de l'auto-innocentement de la belgitude. Qui ne concerne pas que la colonisation mais dont la colonisation est en quelque sorte le chef d'oeuvre.
Il faut lire l'abondante littérature sur Léopold II (par exemple), pour se rendre compte à quel point la Dynastie est le centre de notre système de Mensonge. Un Fernand Desonay dans son livre de 1936, Léopold II ce géant, a constamment dans son texte une seule référence pour en parler. Léopold II y est comparé sans cesse au Christ, accablé de citations des Écritures, jusqu'à la nausée. Nous avons accepté de manière générale l'idée que la Belgique s'est comportée en Afrique en métropole bienfaisante, au moins du point de vue matériel. Peut-être ne croyons-nous plus tout à fait que notre pays serait allé en Afrique libérer les Noirs de l'esclavage (en fait, nous les y avons réduits à quelque chose de pire). Jules Marchal dans son interview montre à quel point c'est faux de penser que le «système» (encore ce mot) aurait changé du tout au tout avec la reprise du Congo par la Belgique (en raison de la pression des consciences internationales horrifiées par les ténèbres africaines et non par générosité du roi envers le pays comme on l'a si souvent dit). La terreur avait définitivement marqué au fer rouge l'âme des Congolais. Cette erreur s'est intériorisée et est devenue une sorte d'habitus déifiant le Blanc en maître implacable et terrifiant.
Comment un historien modéré dévoile la réalité
Mais quelle est la crédibilité de ces accusations demandera-t-on. L'image d'une Belgique «petite», et «innocente» pèse tellement sur notre vision des choses que sans doute, même parmi nos lecteurs, beaucoup auront du mal à nous croire. Avant de consulter Hochschild, Marchal, Vangroenweghe, il convient donc de se pencher plus particulièrement sur les historiens qui ont tenté le plus, sans nier l'évidence de l'exploitation et de l'ignominie, de la ramener à sa juste proportion (prétendue!). Voici cependant comment Jean Stengers commente l'exploitation du caoutchouc: «À partir de 1891 (...) l'État, entame la récolte de son caoutchouc. Cette récolte (...) sera faite par les indigènes, qui se la voient imposer au titre de l'impôt en travail. Les agents de l'État sont chargés de veiller à ce que le travail se fasse, et chargés de rassembler le caoutchouc récolté. Les instructions envoyées aux agents sont simples, et elles iront sans cesse en se répétant et en s'accentuant: il faut, leur enjoint-on, pousser la " production " au maximum.» (p.97) On sursaute devant cette expression «impôt en travail» qui est en fait du travail forcé, ce qui est pire que l'esclavage, quand on réfléchit une seconde. Car «les prestations à exiger des indigènes» poursuit Jean Stengers «seront longtemps laissées à leur libre appréciation» c'est-à-dire l'appréciation de fonctionnaires, payés «par des primes proportionnelles aux quantités récoltées». Maintenant, quels sont les moyens de pression pouvant être utilisés par les «fonctionnaires»? Toute une «gamme» de moyens de contrainte et de répression : «faire surveiller les villages par des soldats détachés», «infliger des peines de fouet», «prendre des otages» et enfin, «Lorsqu'un village se montre récalcitrant, ils peuvent requérir la force armée pour mener contre lui une expédition punitive.» (p.98) Les violences, poursuit Jean Stengers, sont interdites par le Code pénal de l'État indépendant de Léopold II et ceux qui s'en rendent coupables sont traduits devant les tribunaux où beaucoup furent condamnés. Mais plus loin Jean Stengers avoue: «L'agent en pratique, échappe donc dans la majorité des cas à toute surveillance efficace de la justice.» D'ailleurs «L'administration toute entière est tendue vers l'objectif majeur qui lui est assigné, et qui est la récolte du caoutchouc.» Donc voilà un État entièrement voué à l'exploitation et d'ailleurs «l'agent qui a la main un peu lourde sait qu'on ne lui en fera pas grief s'il atteint un bon niveau de production. Une baisse dans la production est la seule chose qui ne se pardonne pas.» Le travail forcé éloigne des masses énormes d'indigènes de leurs villages y déstabilisant entièrement la vie sociale. Lorsque les villages sont récalcitrants au travail forcé, les fameux «soldats détachés sur place» dont Jean Stengers vient de parler «maltraitaient ou tuaient», constate-t-il. Et il poursuit «On tuait aussi lors des expéditions militaires dirigées contre ces villages.». Quels villages? Ceux qui étaient «réfractaires à l'impôt» (souvenons-nous: un travail forcé dont la durée n'est pas réglementée avant 1903 au plus tôt). Ces expéditions étaient nombreuses, «fréquentes» pense Jean Stengers. (p.99). mais l'historien bruxellois nuance: «Ce tableau fort sombre ne doit cependant pas être appliqué en bloc au Congo de Léopold II. Ce serait là une généralisation grossière.» (p.100). Citant Casement, Jean Stengers rappelle que ce n'est pas partout ainsi: Casement parle de «many parts of the country» (p.100). Rassurons-nous: les meurtres en série ne se perpétuent pas partout, seulement en beaucoup d'endroits! Pas partout mais presque partout.
Jean Stengers reconnaît donc le caractère atroce de ces pratiques directement ordonnées par l' État indépendant du Congo (propriété exclusive de Léopold II roi absolu dans son «jardin»). Mais là où l'exploitation est laissée à des sociétés privées (dont cependant l'État-Léopold II encaisse la moitié des bénéfices), c'est ... pire encore: «L'Abir et l'Anversoise firent des bénéfices inouïs, mais leur concession furent des enfers. Les agents de ces sociétés ne connaissaient qu'une loi: celle du lucre. Leur conduite, dans plus d'un cas, ne différa guère de celles des sentinelles indigènes qu'ils employaient.»(pp. 100-101: par «sentinelles» il faut entendre les soldats placés dans les villages).
Dix millions de morts
L'effet de cette politique selon Vangroenweghe, Hochschild, Jules Maréchal fut de diminuer de moitié la population du Congo. De ce chiffre Jean Stengers ne discute pas. Mais il écrit: «On a cru parfois trouver la cause de cette dépopulation dans les abus dont firent victimes à l'époque de Léopold II.» Il le nie de suite, attribuant les morts à la circulation des maladies introduites par les Blancs comme en d'autres endroits qu'ils colonisèrent sur la Planète. Il parle de ces colonisations diverses comme de «catastrophes» et il situe ensuite la «catastrophe»congolaise: «la place du Congo, dans le tableau général de ces catastrophes, qui s'échelonnent du XVIe au XXe siècle, est, si l'on voit bien les choses, une place en quelque sorte moyenne.» (p.190). Nous accepterions de dire que Jean Stengers est un homme honnête mais en «quelque sorte» - pour reprendre cette locution adverbiale euphémisante - gêné face à sa conscience. N'écrit-il pas, après avoir décrit l'atrocité «moyenne» du colonialisme belge: «le Congo, parmi les pays d'Afrique, est un de ceux qui ont sans doute le plus souffert»? Bien sûr! La moitié de sa population a disparu...
Il est évidemment impossible de croire Jean Stengers. Un régime d'une telle terreur étendu à «many parts of the country» y a évidemment désorganisé toute la vie locale, l'économie de subsistance, la vie sociale et familiale. C'est la terreur elle-même directement destructrice qui engendre en cascade les autres maux qu'Hochschild énumère très pertinemment ainsi après - ou avec! - les assassinats de masse: 1 - FAIM - 2 MALADIE, ÉPUISEMENT, EXPOSITION AUX ÉLÉMENTS - 3 CHUTE DE LA NATALITÉ.
D'ailleurs, Jean Stengers ne nie jamais que les expéditions punitives étaient nombreuses: «Ces expéditions étaient nombreuses et elles étaient dirigées le plus souvent non contre des populations hostiles, mais contre des villages dont le crime était de n'avoir pas fourni une quantité suffisante de caoutchouc. L'horreur était que l'on tue pour du caoutchouc.»
Mais combien tuait-on? Le terme «nombreuses expéditions» employé par Jean Stengers est vague. Mais il revient toujours sous sa plume. Daniel Vangroenweghe parle de régions entières où la population diminue de 60 à 70 %. Les exemples avérés donnés par Hochschild donne le sentiment de centaines de milliers de Noirs tués lors des expéditions punitives, voire plus encore. Ainsi, dans un seul poste de l'Abir (qui faisait régner «l'enfer» selon Jean Stengers), on dépensa sur la seule année 1903 43.000 cartouches. Or, on le sait, chaque dépense de cartouche devait être justifiée par une main coupée (elle l'était sur les cadavres de Noirs). Si les Noirs n'étaient pas tués directement, la terreur imposée les faisaient fuir, abandonnant les éléments de leur économie de subsistance (troupeaux, champs, villages etc.). ils s'égaillaient alors dans des forêts tropicales et des marécages où aucun être humain ne peut vraiment survivre, fuyaient dans des colonies européennes étrangères... par dizaines de milliers. Certains mourraient noyés en traversant des fleuves, d'autres comme otages, d'autres de faim notamment en raison du fait qu'ils devaient alimenter les soldats chargés de les punir ou de les tuer. Ou pour la même cause dans des contrées qu'ils ne connaissaient pas et où ils parvenaient privés de tout.
La maladie n'est jamais seule cause: «Presque toujours les maladies tuent davantage et plus vite, lorsqu'elles s'attaquent à des populations sous-alimentées et traumatisées: les nazis et les Soviétiques n'avaient pas besoin de gaz toxiques ou de pelotons d'exécution pour achever nombre de ceux qui sont morts dans leurs camps.»(p.271 Hochschild). C'est à un tel point qu'en 1924, les autorités belges elles-mêmes craignirent la disparition de toute vie humaine au Congo ce qui, même d'un point de vue platement capitaliste eût été «une erreur». (p.273).
La parade de Jean Stengers: le «système»
Ces faits sont d'autant plus avérés que Jean Stengers n'arrive pas à se débarrasser d'un vif sentiment de culpabilité lorsqu'il décrit cette Terreur. Il parle sans cesse de système 10 fois, vingt fois cent fois (notons le terme à la p.98; la p. 101, la p. 109, la p. 110 (deux fois), la p.111 (où cela devient le " milieu "), la p.136, la p.140 (deux fois également) etc.).
Pourquoi ce mot de «système» revient-il de manière permanente? Parce que cela lui permet d'exonérer les hommes des crimes commis: «Mais les hommes, quels qu'ils fussent, quelles que fussent leurs vertus ou leurs déficiences, étaient tous dominés et écrasés par le système, qui exerçait sur eux une pression irrésistible. C'était le système qui, fatalement, devait engendrer de graves abus.» (p.101). Ce que Jean Stengers ne voit pas, c'est que ce type de raisonnement peut s'appliquer en tout temps et tout lieu à tout système quel qu'il soit, y compris au camp d'extermination d'Auschwitz. La seule différence avec Auschwitz, c'est que l'extermination belgo-léopoldienne des Congolais n'est pas un génocide au sens strict. Elle ne vise pas à faire disparaître une race. Elle utilise un peuple comme les esclavagistes n'utilisaient pas leurs esclaves (coûteux et donc à ménager). L'extermination belgo-léopoldienne a lieu parce que l'on a sur place une sorte de main d'oeuvre dont on peut disposer comme on l'entend. Elle n'est même pas ménagée comme un bétail. Elle est utilisée comme on utilise les énergies naturelles ou fossiles: le vent, le charbon, le pétrole. On la brûle pour faire du caoutchouc et du fric. Comment caractériser autrement le travail forcé imposé à ces multitudes dont les cadavres jonchèrent les clairières, les lacs et les fleuves?
De même Jean Stengers signale les réactions de Léopold II aux graves accusations portées contre lui qui l'amène parfois à déclarer que «nous sommes au ban de la civilisation». Il ordonne à son administration de cesser le cruautés. mais Jean Stengers ajoute: «L'administration du Congo, à laquelle il adresse ces ordres, les accepte, fait le gros dos, et attend que l'orage passe. C'est l'administration, en effet, qui est maîtresse du jeu. Elle a élaboré un système et elle s'y tient. Elle se refuse à admettre que le système par lui-même, soit générateur d'abus; l'admettre serait reconnaître sa propre faute. Elle mesure aussi le danger qu'il y aurait à abolir le système en l'amendant; car un affaiblissement de la pression exercée sur les indigènes signifierait nécessairement une diminution des recettes, et dans ce cas,; elle le sait, c'est bien plus qu'un orage qu'elle aurait à subir de la part du Souverain. L'administration, en d'autres termes, fait le départ entre la volonté permanente et fondamentale du Roi, qui est d'augmenter le produit du domaine, et ses crises occasionnelles de sensibilité; elle modèle son action sur ce qui est permanent et fondamental.» (p.110).
Les remarques qui suivent de Jean Stengers valent de l'or. On sait que, comme tous les historiens, il présente Léopold II comme plus grand que la Belgique et comme le seul homme d'envergure à avoir pu vouloir une Colonie pour ce pays. N'empêche que si le Congo lui est imputable dans l'honneur, que faudra-t-il faire s'il lui est imputable dans le déshonneur? Jean Stengers - dont nous ne pouvons remettre en cause l'honnêteté et dont nous pensons qu'il agit en partie «inconsciemment» un mot dont il va précisément se servir - écrit ici les phrases les plus extraordinaires: «Tous ceux qui sont liés au régime, et qui sont soucieux de se disculper, vont d'ailleurs tenter de convaincre Léopold II que les accusations lancées contre le Congo sont injustes ou exagérées, et qu'elles procèdent en grande partie de la malveillance. L'attitude de Léopold II - qui, inconsciemment, sans doute, ne demandait qu'à se laisser convaincre - va ainsi subir une profonde modification: au lieu d'être affecté par les attaques, il va bientôt, et avec de plus en plus de violence, se hérisser contre elles. Le Roi, presque toujours, dominait orgueilleusement son milieu; on peut dire que, dans ce cas-ci, il s'est laissé gagner par lui.»(p.110).
L'argent mégalomane des monuments de Bruxelles
L'argent du Congo ira enrichir les monuments de Bruxelles qui en font la capitale de la Mégalomanie: l'argent du Congo permet la construction à coups de milliards d'aujourd'hui de l'arcade monumentale du Cinquantenaire, l'achat de l'Hôtel de Belle-Vue, rattaché au Palais Royal, le musée du Congo à Tervuren, la galerie couverte le long de la mer à Ostende, un golf, une tribune à l'hippodrome, une Tour japonaise et un Pavillon chinois à Laeken, les invraisemblables serres de Laeken (2,5 ha de verre). Comme le roi envisage aussi de planter de vastes roseraies au haut du boulevard botanique, d'y construire un Kursaal, de transformer la gare de l'Allée verte en promenade publique, de transformer la Porte de Namur en place gigantesque, d'aider à la construction de la Basilique de Koekelberg, de construire de larges avenues plantées entre les grandes villes belges qui devaient être appelées «Allées du Congo», il fait acheter d'innombrables immeubles autour du Palais de Justice, de la Porte de Namur, dans les environs du futur «Mont des roses». Le Cinquantenaire, Laeken, le Musée de Tervuren ont coûté ensemble 26 millions. Le tout représenterait aujourd'hui, entre 10 et 20 milliards de francs.
Mais les projets du roi devaient porter sur des dépenses deux à trois fois supérieures encore si sa mort n'était intervenue et la reprise du Congo par la Belgique. Quand la vue porte sur tous ces monuments de la Basilique de Koekelberg au Palais de Justice (le plus énorme du monde pour une Ville de Bruxelles comptant 400.000 habitants de l'époque), en passant par l'invraisemblable (et laid) Palais de Laeken avec ses dépendances qui absorbent le quart des espaces verts de la capitale, l'arcade du Cinquantenaire (que Vandervelde appela «l'arcade des mains coupées»), et même des monuments plus récents comme le Mont des Arts et la statue géante d'Albert Ier pour ne pas parler de ce World Trade Center parfaitement disproportionné et qui chassa de leurs maisons tant de pauvres gens, on en revient aux trois mots de Vandervelde: la boue, le sang et l'or.
Joseph Conrad a vu en Bruxelles, dès 1890, la capitale ignoble d'un Empire fondé sur la barbarie. Qu'aurait-il dit de cette barbarie dont le «tissu» enveloppe maintenant la ville bâtie - pour ce qui est proportionné: les belles demeures, les villas innombrables - sur les milliers de morts enfouis dans les mines de Mons à Liège, sur les ouvriers flamands de Gand d'Anvers aux poumons brûlés? Qu'aurait-il dit surtout du béton enfoncé dans le sang des cadavres de l'Équateur, du Kasaï, du lac Léopold II, du chemin de fer Matadi-Léopoldville, du massacre des Pende du Kwilu? Hitler de passage à Bruxelles y admira le Palais de Justice comme «kolossal». Cette ville aurait dû mieux lui plaire et même l'enchanter comme l'auteur de Mein Kampf s'enchantait de la ruée américaine vers l'Ouest qui dévora un autre peuple. Elle aurait dû l'intimider aussi car ce qui rôde dans les murs stupidement orgueilleux de ce centre sans vrai passé de capitale (contrairement à toutes les autres grandes villes de Flandre et de Wallonie), ce qui y règne dans un décor hideux de béton stupide, c'est une sorte de pré-nazisme à la belge.
Les gens de Wallonie et de Flandre, mais aussi de Bruxelles, en vaudront vraiment la peine face à eux-mêmes et face aux autres peuples quand le passé du pays sera assumé, les monuments au «grand» roi détruits pour certains, lavés de leur boue et de leur sang pour les autres (il est révoltant que la fête de la région de Bruxelles se célèbre au pied du Cinquantenaire). Quand les peuples émancipés de Flandre et de Wallonie assumeront la dette immense contractée aux filles et aux fils du peuple aux mains coupées sur les bords du grand fleuve.
Trois livres principalement cités: Daniel Vangroenweghe, Du sang sur les lianes, Didier Hatier, Bruxelles, 1986. Jean Stengers, Congo, mythes et réalités, 100 ans d'histoire, Duculot, Gembloux, 1989. Adam Hochschild, Les fantômes du roi Léopold, Belfond, Paris, 1998.