L'Ecosse, nation nouvelle ou à nouveau

Toudi mensuel n°6, septembre-octobre 1997

La victoire électorale de Tony Blair et de son travaillisme rénové a été saluée dans toute l'Europe. Curieusement, celle-ci a été saluée tant par la droite libérale que par la gauche social-démocrate. Parmi les dirigeants de l'UE, c'est à qui sera le plus "blairien"! L'une des réformes les plus importantes promises par le "New Labour" est la mise en place d'institutions Ecossaises autonomes ainsi que d'une Assemblée galloise. En des temps où certains dénoncent sur tous les tons le péril du repli identitaire ou s'érigent en procureur des nationalistes (honteux ou cachés) sévissant parmi nous, l'Ecosse constitue un bel exemple d'une conquête pacifique d'autonomie politique par une société civile (une Nation ?) ouverte sur les autres. Fait symbolique, le premier partisan du "home-rule" entendu cet été à la BBC, après la publication du Livre Blanc gouvernemental sur l'Ecosse, se nommait Paolo Vestri! Mais avant de scruter un peu plus cette société écossaise et son processus graduel d'autonomie, il nous faut revenir sur le résultat des élections britanniques du 1er mai dernier.

Profondeur de la défaite des conservateurs

La défaite du parti conservateur est réellement peu ordinaire. En terme de voix c'est leur plus mauvais score depuis le "Reform Act" de 1832. En terme de sièges, il faut remonter à la défaite d'Arthur Balfour contre les Libéraux en 1906 pour retrouver un aussi faible contingent de députés conservateurs. Le facteur régional a finalement peu joué, les tories se sont effondrés uniformément dans tout le Royaume-Uni. Lors des élections de 1992, l'Ecosse et le Pays de Galles ne représentaient déjà plus que 17 des 336 députés conservateurs, ces quelques survivants ont été balayés le 1er mai. L'électorat anglais qui avait donné la victoire aux tories en 1987 et 1992 les a boudés, ceux-ci passant de 319 sièges à 165 sièges et de 45.5% à 33.7%. Ils sont totalement défaits dans les centres urbains, en particulier à Londres où ils ne comptent plus qu'une poignée d'élus sur les 104 députés de la capitale. Le parti conservateur en est donc réduit à être un parti anglais composé d'élus des campagnes et des banlieues résidentielles plutôt prospères.

Le scénario catastrophe s'est réalisé, le parti a été pris en tenaille entre le Labour et les libéraux-démocrates. Pour les électeurs la seule priorité fut de se débarrasser de Major et de son équipe à n'importe quelle prix. Grâce à une campagne réussie, les "lib-dem", bien que perdant globalement des voix, sont passés de 20 à 46 sièges (de 10 à 34 en Angleterre). Le succès des travaillistes est indiscutable: pour la première fois depuis 25 ans, un gouvernement britannique est majoritaire dans presque toutes les régions du Royaume-Uni. En Angleterre, Le Labour a progressé de 10% (de 33.9% à 43.5%). En Ecosse, il dépasse 45% et, record absolu, conquiert 56 sièges sur 72. Au Pays de Galles, il est au-delà de 56% et détient, autre record absolu, 34 sièges sur 40. Le mandat électoral brillamment conquis par Tony Blair est tellement massif qu'on peut se poser la question de la probabilité d'une victoire conservatrice en 2.002. Bien que favorisé par le scrutin laminoir qu'est le vote uninominal à un tour, Il a réussi à gonfler le vote travailliste de 2 millions de suffrages (voir tableau 2) venant tant des conservateurs que des "lib-dem".

Le but inavoué de Tony Blair est d'être le premier dirigeant travailliste à mener son parti au terme de deux législatures. Il faut évidemment relativiser un peu ce triomphe. En premier lieu, le corps électoral a fortement diminué en raison de la faible croissance démographique de la Grande-Bretagne.

Ensuite, le taux d'abstention est en progression (+ 2.250.000), on peut supposer que ces abstentionnistes étaient plutôt des électeurs conservateurs. Enfin l'existence de deux petits partis europhobes, dont la survie est peu probable, a privé les conservateurs de 800.000 suffrages. L'ancien premier ministre irlandais Garret FitzGerald s'est livré au calcul suivant dans l'Irish Times 1. Par rapport aux élections de 1992, 5.4 millions d'électeurs ont soit exprimé un vote différent, soit se sont abstenus. Sur les 4.5 millions qui ont quitté les conservateurs, 2.7 millions se seraient abstenus, 1.9 millions ont voté Tony Blair, 800.000 en faveur du Referendum Party ou l'UK Independence Party. La reconquête du pouvoir par les conservateurs n'est pas tout à fait impossible. L'élection comme nouveau leader du juvénile William Hague (36 ans) semble constituer un pari sur l'avenir. Pari risqué, car si Hague échoue en 2.002, il risque d'être politiquement usé en 2.007, le rôle de leader de l'opposition étant plus éprouvant et plus exigeant que celui de premier ministre. Pensons au cas de Neil Kinnock, leader travailliste de 1983 à 1992, qui ne passa pas le cap d'un deuxième échec électoral. On peut néanmoins s'interroger sur la cohésion future des tories. Bien que réduits à 165 membres, ce parti s'est payé le luxe de présenter 5 candidats à la succession de John Major. Le candidat arrivé en tête (Kenneth Clarke) n'obtint que 45 voix, ce qui illustre bien un parti divisé, déchiré en d'innombrables factions, clans politiques ou personnels. Lors du dernier tour de scrutin, Hague n'obtint que 91 voix contre 72 à Clarke, soit un parti presque également divisé entre un euro-sceptique modéré et un europhile tout aussi modéré. Tous ces éléments donnent à penser que, sauf gestion calamiteuse ou événements imprévisibles, Tony Blair est bien parti pour être le premier ministre du Royaume-Uni pour la prochaine décennie. Avant de prendre le chemin de l'Ecosse, un dernier point mérite d'être mis en évidence. Il s'agit de l'augmentation massive de la représentation féminine à la Chambre des Communes. Le regretté John Smith avait initié une politique radicale de quotas en faveur des femmes au sein du Labour. Dans les circonscriptions o¨ un député sortant se retirait, priorité était donnée à une candidate. Une telle priorité était aussi instaurée dans la moitié des circonscriptions marginales pouvant être gagnée en 1997. Ce projet provoqua une action en justice de candidats masculins évincés. Le principe des quotas ne fut donc pas inscrit dans les statuts du parti, mais, dans les faits, Tony Blair imposa cette politique. Celle-ci se révéla une réussite totale. En 1992, il n'y avait que 63 femmes sur un total de 652 sièges, depuis le premier mai le Parlement compte 114 élues pour un total de 659 sièges. Le groupe parlementaire travailliste comprend désormais près de 25% de représentantes, le cabinet accueillant 5 femmes sur un total de 23 ministres. Ce résultat démontre non seulement que les quotas fonctionnent mais aussi que la présence massive de candidates n'est nullement un handicap électoral. On peut même conclure que cela constitue un léger avantage, la victoire de la gauche en France confirme ce fait.

Pourquoi l'Ecosse ?

Pourquoi l'Ecosse est-elle agitée par une revendication autonomiste et pourquoi est-elle une zone libre de tout élu conservateur (Tory free zone)? Réduits à 18,5 % de l'électorat, le parti conservateur n'a plus de députés, plus de députés européens, seulement 82 représentants sur 1.000 élus locaux. Par une cruelle ironie politique, la création d'un Parlement écossais partiellement élu à la proportionnelle, est le seul espoir pour les tories de retrouver quelques mandataires et par là levier et influence politiques. En l'espace de deux générations, un conservateur écossais est devenu une espèce rare! En 1955, les conservateurs étaient majoritaires en sièges et en voix.

Ils le demeurèrent en terme de voix jusqu'au élections générales de 1959. Deux explications doivent être conjuguées, la première tient à la structure socio-économique de l'Ecosse d'après 1945. La seconde tient à un fait politique: l'émergence du thatcherisme. La naissance du Welfare State a, par le biais de la création de villes nouvelles et du développement planifié des banlieues, mis fin aux ghettos ouvriers. Or ces derniers s'étaient très souvent constitués sur base de l'opposition entre les ouvriers protestants et les ouvriers catholiques d'origine irlandaise. Comme en Ulster, le Glasgow de l'entre deux guerres voyait défiler l'Ordre d'Orange le 12 juillet. Le parti conservateur, qui se dénommait alors parti unioniste, se joignait souvent aux défilés orangistes et faisait campagne contre l'immigration irlandaise. Ce sectarisme identitaire se retrouvait dans la vie quotidienne tel l'existence des clubs de football catholiques et irlandais de Glasgow (le Celtic) et d'Edinburgh (Hibernians). Une ségrégation, à peine moins violente qu'à Belfast, agitait les chantiers navals où les postes qualifiés étaient presque exclusivement en des mains protestantes. Le déclin de ce type d'industrie ainsi que les nationalisations ont mis fin à ce genre de pratique. L'intégration des écoles catholiques dans le réseau public conjuguée à un mouvement de sécularisation général ont accéléré la fin du clivage religieux. La rapide intégration des ouvriers catholiques irlandais au sein des syndicats et du parti travailliste (et dans une moindre mesure de la mouvance communiste) ayant largement contribué à cette évolution. Il faut d'ailleurs noter que cet électorat est resté, dans sa grande majorité, fidèle au Labour jusqu'à nos jours. "Le parti conservateur a perdu le vote de la classe ouvrière protestante sans aucun gain compensatoire parmi la classe moyenne catholique. Les travaillistes simultanément conservèrent le soutien des catholiques et progressèrent parmi la classe ouvrière protestante (...) Depuis la guerre, l'identification religieuse et le comportement électoral étaient signifiants mais pour une section de la société elle s'est affaiblie. La classe ouvrière protestante n'est plus, si elle l'a jamais été, une force politique cohésive." 2

La classe ouvrière protestante, déjà en déclin, quitta les conservateurs après la prise en main du parti par Thatcher. Celle-ci brisa le consensus politique écossais. L'unionisme défendait un certain interventionnisme étatique, proche du paternalisme, dans la vie économique et sociale. Ils privilégiaient par ailleurs l'idée d'une spécificité et d'un traitement distinct pour l'Ecosse dans le cadre britannique. Thatcher fit voler en éclat tout cela, elle refusa le consensus existant autour d'une Ecosse nation distincte et non simple région du Royaume-Uni. Elle considéra l'Ecosse comme une région britannique, si ce n'est anglaise, qui ne devait espérer ou attendre aucune faveur, aucune politique distinctes ou spécifiques 3 . Le "lobby" des Écossais n'était qu'un groupe de pression ou d'intérêt parmi tant d'autres, groupes rendus responsables à l'époque de la lourdeur de l'Etat britannique. Le Ministère chargé de l'Ecosse (Scottish Office) constituait juste un étage bureaucratique de plus à combattre, or celui-ci était la fierté même des unionistes. D'une manière plus globale, l'étude des professeurs Bennie, Brand et Mitchell met en lumière l'existence d'une dynamique sociale propre à l'Ecosse. Probablement en raison de son passé, les Écossais, quel que soit leur statut social réel, se considèrent plus fréquemment comme faisant partie de la classe ouvrière. En 1992, 74 % (68% en 1974) des personnes interrogées se rangeait dans cette classe contre 57% des anglais (65% en 1974). La politique thatchérienne a donc généré en Ecosse un plus grand sentiment de précarisation qu'en Angleterre. On peut donc supposer l'existence d'une évolution distincte quant à la perception de la conscience de classe dans ces deux pays. 4 Cette conscience de classe renforcée permet de mieux comprendre le score des deux partis le plus proche du monde ouvrier, le Labour en premier, le Parti National Ecossais (SNP) en second. Ce fait explique aussi probablement le plus interventionnisme des Écossais. Ceux-ci ont plus tendance à se tourner vers le gouvernement non seulement lorsqu'il s'agit de résoudre un problème, mais aussi lorsqu'il faut chercher un responsable à l'Etat général de l'économie. Cet Etat d'esprit est encore plus présent parmi les personnes qui considèrent que leur niveau de vie a régresse depuis 1979 5. Bennie, Brand et Mitchell concluent que "ce qui apparaît comme important pour l'électorat Écossais, c'est la prospérité de leur région comparativement aux autres régions britanniques (...) Les Écossais rejetèrent l'approche néo-libérale de la gestion de l'économie des conservateurs. (...) C'est l'efficacité du gouvernement dans un sens très général qui concernent les répondants écossais." 6 Nous sommes là au coeur du problème, si les Écossais se tournent "naturellement" vers l'Etat dans les domaines de la santé, de l'emploi, de l'enseignement, etc., que faire si cet Etat est dirigé par un parti minoritaire et désavoué par la société écossaise? Le débat sur l'identité nationale écossaise ne peut être dissocié du contexte économique, social, culturel. Assez rapidement après l'accession au pouvoir de Thatcher, il est apparu que défendre ou privilégier l'autonomie écossaise, c'était défendre une certaine vision de la société ou de l'Etat. L'évolution du parti travailliste est à cet égard révélatrice. Au cours de l'entre deux guerres, les travaillistes Écossais, radicalisés par la concurrence du parti communiste 7, se déclarèrent favorable à l'autonomie, celle-ci pouvant faciliter l'instauration d'un socialisme auquel l'électorat anglais était rétif. Ce sont les mêmes raisons qui ont poussé le congrès des syndicats (Scottish Trade Union Congress), qu'il ait à sa tête un travailliste ou un communiste, a devenir un fervent partisan de l'autonomie depuis 1945. La création après 1945 d'un Welfare State centralisé et très britannique dans sa philosophie va éloigner les travaillistes du combat autonomiste (mais pas le STUC). Pour la classe ouvrière, l'Etat-providence britannique a plus joué dans le renforcement de l'Union que l'idée impériale 8. La perception que cet Etat était menacé par la politique thatchérienne incita les travaillistes à concevoir l'autonomie écossaise comme un rempart, comme une défense de l'oeuvre du gouvernement Attlee entre 1945 et 1951. Il faut ajouter à cet élément la menace électorale d'un SNP à la base électorale identique. Ce sentiment, renforcé par l'existence de médias purement écossais (The Scotsman ou The Glasgow Daily Herald), va donc contribuer à une augmentation du sentiment national écossais. Bennie, Mitchell et Brand citent un sondage de 1992 réalisé auprès de 957 adultes. Il donnait les résultats suivants: 19 % se sentaient écossais et pas du tout britanniques, 40% plus écossais que britanniques, 33% autant écossais que britanniques, 6% plus britanniques qu'écossais ou exclusivement britanniques 9. Avec les réserves habituelles pour ce genre d'enquête, cela semble montrer que pour une majorité l'identité écossaise n'est pas exclusive d'une identité britannique. Il est intéressant de constater que lorsqu'on demande à un Écossais pourquoi il se sent fier de l'être, les deux réponses arrivant en premier ne sont pas la culture nationale, l'histoire, etc. mais bien le peuple écossais et la beauté des paysages et du cadre de vie. La fierté d'être britannique repose quant à elle en premier lieu sur la tradition parlementaire et démocratique de l'Union. L'identité nationale britannique dépend donc plus de la tradition politique que l'identité nationale écossaise 10. Conjuguant ces réponses avec d'autres déterminants "identitaires", les auteurs montrent que les femmes se déclarent plus britanniques que les hommes (est-ce dû au clinquant de la famille royale?). Les nouvelles générations se sentent plus écossaises que celles qui ont connu la guerre. Enfin presque tous les répondants britanniques sont protestants.

Bien que la religion soit devenue un facteur moins important que par le passé, le sentiment national écossais est plus fort chez les catholiques et les "sans religion", mais cet écart est peu significatif. 11 N'oublions pas enfin que l'Ecosse a été un royaume indépendant jusqu'en 1707 et qu'elle avait (et conserve plus que jamais), en dépit de l'union avec l'Angleterre, un droit, une monnaie, un système d'enseignement tout à fait distincts de ceux des Anglais, une Eglise qui n'est pas celle d'Angleterre. Sur le plan symbolique (lourd de conséquences), l'Ecosse était appelée "nation" dans toutes sortes de circonstances y compris sportives (une équipe de football et de rugby). Un exemple à propos du droit, matière capitale: celui-ci, plus proche de celui du continent que la common law anglaise, permit le divorce dès le 16e siècle alors la Grande-Bretagne n'y vint que trois siècles plus tard (1858).

Quelle est l'influence des classes sociales sur l'identité écossaise et/ou britanniques? C'est au sein de la classe moyenne que se recrute principalement les partisans du sentiment national britannique. C'est donc parmi les personnes qui se considèrent comme faisant partie de la classe ouvrière qu'il y a le plus de répondants se qualifiant d'écossais ou de plus écossais que britanniques 12. De manière assez significative 45% de l'ensemble des répondants se sentent plus proches d'un Écossais d'une classe sociale différente contre 26% d'un Anglais d'une classe sociale identique 13 . Au sein de la classe ouvrière, 44 % déclarent préférer un compatriote Écossais contre 32 % un ouvrier anglais 14. Cette majorité est encore plus importante au sein de la classe moyenne. L'identité nationale serait donc en passe de devenir plus importante que l'identité de classe, identité qui a toujours été plus mise en avant en Ecosse qu'en Angleterre. Une telle majorité relative (39% contre 29 %), se retrouve même parmi les personnes se déclarant britanniques! Ce choix identitaire a bien sûr eu des répercussions politiques favorables pour les deux partis proches du monde ouvrier que sont le Labour et le SNP. Parmi les répondants se sentant exclusivement écossais, 43% sont proches du SNP, 35 % du Labour. Parmi ceux qui se sentent plus écossais que britanniques, 47% sont proches du Labour, 25% du SNP. Pour les personnes se sentant autant britanniques qu'écossaises 48% sont proches de conservateurs, 35% du Labour. Les conservateurs arrivent donc aussi logiquement en tête parmi les personnes se déclarant plus britanniques qu'écossaises (53%) ou exclusivement britanniques (67%). Le Labour arrivant deuxième dans ces deux dernières catégories (32% et 25%) 15. Il demeure le seul parti à trouver des électeurs dans chaque catégorie identitaire et sociale même si les personnes se sentant plutôt écossaises dominent. Le SNP est donc toujours confronté à la concurrence du Labour tant parmi les répondants se sentant uniquement écossais que parmi ceux se considérant plus écossais que britanniques. Pour ce qui est enfin du statut politique de l'Ecosse, l'idée d'un Parlement autonome l'emporte sur l'indépendance (en dehors ou au sein de l'UE) et sur le statu-quo parmi toutes les catégories identitaires (54% pour les répondants uniquement britanniques, 42% parmi les uniquement Écossais) 16.

De l'ensemble de ces données les auteurs soulignent que plus une personne aura tendance à se sentir écossaise plus elle aura tendance à favoriser une action interventionniste du gouvernement dans le domaine économique et social, à refuser les privatisations et à être membre d'un syndicat.

Le clivage social et le clivage national dominent donc encore plus la société écossaise 17. En 1992, ces chiffes étaient respectivement de 96 et 98 %. depuis l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher. L'interaction de ces clivages s'est modifiée: "Au cours de la période suivant la guerre, la question du statut constitutionnel de l'Ecosse était perçu comme en lutte avec la politique de classe pour la conquête de l'attention du public écossais. A partir de la fin des années 60, certains spéculèrent que le clivage national allait supplanter le clivage de classe. Dans les années 80 et 90 les questions de nationalité et de classe se sont en fait complétées l'une l'autre." 18 Alors qu'après guerre, la vie politique reposait sur le clivage de classe et le clivage religieux, ce qu'illustrait la lutte des travaillistes contre les unionistes, depuis 1974 il s'est créé, tant parmi l'électorat que sur la scène politique, une dichotomie entre une vision écossaise/progressiste/de gauche et une vision britannique/unioniste/de droite, le parti conservateur se retrouvant seul dans ce dernier camp.19 Le déclin de l'économie britannique en général, la crise économique et le chômage, le thatchérisme, la domination au niveau britannique d'un parti minoritaire en Ecosse, l'impossibilité d'une véritable expression de la société civile en raison du système électoral et politique du Royaume-Uni, tous ces éléments, tant externes qu'internes, auront contribué à renforcer le clivage national. L'identité nationale écossaise est plus qu'une "simple" identité culturelle ou ethnique, elle est devenue une identité politique dans le sens large du terme. L'Ecosse contemporaine réunit ce qui est souvent considéré comme les deux éléments constitutifs d'une Nation: la formation, par le biais du processus historique, d'une communauté de destin et l'existence d'un imaginaire collectif faisant sens et référence. Une Nation de type civique est en cours d'affirmation, mais cette dernière ne semble pas prendre la direction d'un Etat indépendant et souverain. Précisons que cet Etat-nation Écossais n'aurait aucun mal à assurer sa survie économique au sein de l'UE, le PNB écossais étant équivalent à 9,7% du PNB britannique. L'attachement ou le sentiment d'appartenance à l'ensemble britannique est symbolisé par le respect d'une tradition parlementaire et démocratique ainsi que par le respect de certaines valeurs civiques. La création d'institutions écossaises est d'ailleurs souvent perçues comme devant renforcer l'Union. L'identité écossaise est donc peut-être déjà post-nationale, la souveraineté s'incarne dans le peuple et le Parlement écossais, ce qui n'empêche pas l'exercice de certaines compétences par le Royaume-Uni. Ce sentiment national n' est donc pas appréhendé comme opposé à un sentiment britannique, même si le nombre de personnes se déclarant uniquement écossaises est en hausse. Cette hausse se marque notamment dans la consolidation électorale du SNP. Même s'il fut en partie déjà par son score de mai dernier (22%), ce parti est clairement devenu le deuxième d'Ecosse et a confirmé sa position de principale alternative politique aux travaillistes. Enfin il est intéressant de souligner que le combat autonomiste a toujours été le fait d'une partie de la gauche écossaise (Labour, SNP, STUC, communistes) et que le sentiment national s'est principalement développé parmi la classe ouvrière. Nous allons maintenant nous pencher sur le futur institutionnel qui attend l'Ecosse.

Les institutions écossaises

La façon dont les institutions écossaises ont été imaginées illustre bien la tradition démocratique de cette société. En 1989-1990 une convention constitutionnelle réunissant le parti travailliste, le parti libéral-démocrate, les syndicats (STUC), les collectivités locales, les églises ainsi que diverses associations représentant la société civile, élabora un projet commun d'autonomie. Celui-ci fut repris comme base de travail par le gouvernement Blair. Il est connu que la question des autonomies régionales n'intéresse guère Tony Blair, celui-ci présentant plutôt une sensibilité unioniste. Certains échos répercutés par la presse firent état de sérieux conflits au sein du cabinet entre autonomistes et unionistes. Toutefois lorsque le Livre Blanc sur l'Ecosse fut publié en juillet dernier, il est apparu clairement que les autonomistes avaient remporté la bataille. Le ministre chargé de l'Ecosse, le subtil Donald Dewar, militant autonomiste depuis les années 60 et représentant du Labour à la convention constitutionnelle de 1990, a réussi à faire adopter par le cabinet la quasi-totalité du rapport final de la convention et ce malgré l'opposition du ministre de l'intérieur, l'anglais Jack Straw. 20 La mise en place des institutions écossaises comprendra trois étapes. En premier lieu, tenue d'un référendum le 11 septembre 1997. Les électeurs écossais se sont vus soumettre deux questions: la première portait sur la création d'un Parlement et d'un exécutif écossais. La seconde sur la possibilité pour ce Parlement de jouer, dans une limite de 3 %, sur le taux de l'impôt sur le revenu. En 1979, lors du premier référendum de dévolution, le Parlement (contre le sentiment du gouvernement Callaghan) avait décrété que 40 % de l'électorat devraient approuver ce projet pour qu'il puisse rentrer en vigueur. Le oui l'emporta avec 51.5% mais un faible taux de participation empêcha d'atteindre ce seuil de 40% de votants21. A cause de ce précédent, aucun seuil ne fut fixé en 1997. Deuxième étape, cet automne, avec le dépôt du projet de loi devant le Parlement. Les travaux Parlementaires devraient s'achever au printemps 1998. Dernière étape en juin 1999 avec l'élection du Parlement et la mise en place de l'exécutif. Il ne sera responsable devant le Parlement qu'après l'entrée en fonction de ce dernier, le 1er janvier 2.000.

Examinons maintenant le fonctionnement et les compétences de ces institutions. Le premier fait important devant être mis en évidence est la reconnaissance du droit pour tous les ressortissants de l'UE et du Commonwealth domiciliés en Ecosse d'être électeurs et éligibles à ce Parlement. Le Parlement est élu pour un terme de 4 ans et comprend 129 membres (MsP). 73 seront élus au scrutin uninominal à un tour, 56 le seront selon un scrutin de listes à la proportionnelle se déroulant au sein de 8 grandes circonscriptions.

L'exécutif sera dirigé par un premier ministre (first minister) nommé par le chef de l'Etat, l'exécutif étant responsable devant le Parlement. Contrairement au projet de 1978 qui avait attribué une liste déterminée et limitative de compétences aux institution écossaises, celles-ci se voient reconnaître une compétence générale sauf pour les matières expressément réservées au Parlement britannique. Westminster demeure seul compétent en ce qui concerne: la réforme de la Constitution, les affaires étrangères, la défense et la sécurité nationale, le contrôle des frontières, la politique économique, la sécurité sociale, la législation du travail, l'emploi et la révision des salaires, les normes de sécurité en matière de transports, le respect de l'union économique en matière de libre circulation des biens et services, la législation bioéthique (y compris l'IVG), la politique nucléaire, les labels pharmaceutiques et la classification des films. Le cabinet britannique conservera un ministre des affaires écossaises. Il sera chargé de la bonne entente entre les deux Parlements ainsi que de la défense des intérêts Écossais dans les matières réservées. La résolution d'éventuels conflits de compétences ou d'intérêts sera confiée à la Cour suprême (Judicial Commitee of the Privy Council). Nous pouvons donc déduire a contrario les futures compétences des institutions écossaises. Elles comprennent des domaines aussi vastes et importants que la santé, l'enseignement, les collectivités locales, le logement, le développement économique, l'environnement, l'agriculture et la pêche, le tourisme, les transports, la culture et les sports, le système judiciaire et carcéral, la police. Il est prévu d'intégrer des ministres écossais au sein de la représentation britannique auprès du Conseil des ministres de l'UE.

Enfin, le Parlement écossais a la possibilité de discuter de l'indépendance mais la concrétisation de celle-ci nécessitera le vote d'une loi par le Parlement de Westminster (sauf éventuel coup de force institutionnel). Il est à noter que ce dernier conserve la possibilité théorique d'abolir dans l'avenir les institutions écossaises car il demeure le seul Parlement souverain du Royaume-Uni. L'exécutif écossais recevra une dotation annuelle de 14 milliards de Livres (soit 840 milliards de FB). L'autonomie fiscale lui offre la possibilité de disposer annuellement de 450 millions de livres (soit 27 milliards de FB) indexables de ressources propres. La seule concession arrachée à Donald Dewar est la réduction future de la représentation écossaise à Londres. La loi fixe actuellement le nombre minimum de députés Écossais à 71, cette garantie sera supprimée. La prochaine révision des circonscriptions électorales alignera l'Ecosse sur le reste du Royaume-Uni, soit une perte probable de 12 sièges. Mais cette révision ne devant pas intervenir avant 2.004, cette réduction annoncée ne prendra effet que lors des législatives de 2.007!

Par contre les représentants écossais à la Chambre des Communes pourront continuer à prendre part à l'ensemble de l'activité Parlementaire y compris dans les matières qui n'affecteront plus que l'Angleterre ou le Pays de Galles tels l'enseignement ou la santé. Cette situation fait déjà grincer quelques dents.

Peu de jours après la formation du cabinet Blair, le quotidien The Independent mettait en évidence la sur-représentation écossaise au sein du cabinet (6 membres sur 23). Ceux-ci trustant les affaires étrangères, la défense, les finances (Chancelier de l'échiquier), le budget (Chief Secretary to the Treasury), la Justice (Lord Chancellor). Un certain mécontentement anglais n'est donc pas à exclure, cette carte serait aisément jouable pour un parti conservateur désormais confiné à Angleterre.

Le référendum du 11/09/1997

Lors d'un débat organisé à la BBC, à la veille du referendum écossais, autonomistes et unionistes confrontèrent une dernière fois leurs vues. Les partisans du "oui" mirent en avant le rapprochement des institutions et du citoyen, une responsabilité politique accrue des élus, la possibilité d'initier ou de mener des politiques répondant à l'Ecosse.

Les arguments des unionistes ou "unitaristes" furent d'un simplisme et d'un nationalisme outranciers. Ils se résumaient à la dénonciation, pêle-mêle, du coût de ces nouvelles institutions, d'une bureaucratie renforcée, d'un futur Parlement écossais peuplé de seconds couteaux, ou de politiciens sur le retour et, enfin, argument-massue: la création d'institutions écossaises est la première étape du démantèlement du Royaume-Uni. Suite au décès de la Princesse de Galles, personne n'osa appeler à la rescousse la famille royale. L'opposition de certains hommes d'affaires, assez tranchée au début de la campagne référendaire, se nuança singulièrement lorsqu'ils comprirent l'impossibilité d'une victoire du non. Il était donc plus prudent de ne pas hypothéquer l'avenir de leurs relations avec la classe politique. Le Soir a beau ironiser ou stigmatiser le "léger repli sur soi" du peuple écossais, ce repli n'existe en réalité que dans l'esprit de quelques journalistes atteints de belgicanisme obsessionnel. La victoire massive du oui est plutôt le signal de l'affirmation d'un peuple, d'une nation dans un cadre démocratique, ouvert sur l'extérieur, tolérant et européen. A aucun moment, il ne fut fait appel au vieux fond "antianglais" latent chez de nombreux Ecossais, les partisans du oui refusèrent de mener une campagne aussi mesquine et médiocre que celle des unionistes. Cette victoire est indiscutable, malgré une campagne amputée par le décès inopiné de la Princesse de Galles, le taux de participation atteint 60,1 %. Ce chiffre est inférieur à celui des législatives de mai dernier (71,4%), équivalent à celui du référendum de 1979 (63,6%) et bien supérieur à celui des élections locales de 1995 (45%). A la première question, le oui obtint 74,3% des suffrages (1.775.045 votes) contre 25,7% de non (soit 614.000 votes), ce qui représente quasiment la majorité absolue de l'ensemble du corps électoral. A la question de l'autonomie fiscale, le oui recueillit 63,5% (soit 1.523.889 votes) contre 36,5% de non (soit 870.263 votes). Sur les 32 entités décentralisées que compte l'Ecosse, aucune ne vota majoritairement non à la première question. Seules deux régions frontières ou périphériques, les îles Orkney (Orcades) et Dumfres et Galloway au Sud-Ouest voteront majoritairement non à la deuxième question. Ces résultats renforcent l'idée d'une identité politique distincte et spécifique de l'Ecosse, identité partagée par un nombre de plus en plus grand de personnes et ce, parmi toutes les classes sociales, même si c'est à Glasgow "la rouge" que le oui recueille ses meilleurs scores (plus de 84% à la première question, plus de 70% à la seconde question pour une participation de 81%).

L'Ecosse vient de donner un exemple à l'Europe

François André

Références

The Times, The Guardian, The Independent, BBC 1 "Thintank" 03/08/1997, BBC 1 "Panorama" 10/09/1997, BBC 1 "Scotland decides" 11/09/1997

L.Bennie, J.Brand, J.Mitchell: How Scotland votes? Manchester University Press, 1997.


  1. 1. The Irish Times 10 mai 1997.
  2. 2. L.Bennie, J.Brand, J.Mitchell: How Scotland votes? Manchester University Press, 1997.
  3. 3. Ibidem,p. 68.
  4. 4. Ibidem,p. 102
  5. 5. Ibidem, pp. 124 et suivantes
  6. 6. Ibidem, p. 130
  7. 7. En 1918 le leader ouvrier John Mac Lean hissa le drapeau rouge sur plusieurs bâtiments officiels de Glasgow et proclama (symboliquement) la République
  8. 8. Bennie, Brand et Mitchell, op. cit., p. 6
  9. 9. Ibidem, p. 133
  10. 10. Ibidem, p.135
  11. 11. Ibidem, pp. 116-117
  12. 12. Ibidem,voirmles tableaux pp. 104-105.
  13. 13. Ibidem, p. 136.
  14. 14. Ibidem,p. 104.
  15. 15. Ibidem, p. 136.
  16. 16. Ibidem, p. 140.
  17. 17. En 1979, 84 % des répondants se reconnaissait une identité de classe, 91 % une identité nationale.
  18. 18. Bennie, Brand et Mitchell, op. cit., p.21.
  19. 19. Ibidem, p. 22 .
  20. 20. The Times, 25 juillet 1997.
  21. 21. En raison d'un faible taux de participation, le oui aurait du recueillir 61 % des suffrages pour dépasser cette limite.