Travailler plus sans gagner plus : bon sens ou non sens ?

Toudi mensuel n°65, septembre-octobre 2004

En Allemagne quelques très grandes sociétés - Siemens (équipement électrique et électronique), Daimler-Chrysler (automobile), Man (camions), Continental (pneus) - ont négocié avec les organisations syndicales une augmentation du temps de travail à 40 heures par semaine sans augmentation du salaire total. Il faut ajouter que la menace patronale était claire et ferme : acceptation de cette condition ou délocalisation avec perte d'emplois. Chez nous, la fabrique de cylindres de laminoirs Marichal Ketin à Liège, une filiale d'une firme allemande, tente une même démarche à l'égard des travailleurs. Cette nouvelle revendication a aussitôt été reprise par la FEB, l'organisation patronale belge. On sait que des négociations interprofessionnelles doivent s'engager bientôt, pour renouveler un accord interprofessionnel qui vient à échéance. En France, la loi sur les 35 heures initiée par la Ministre Martine Aubry, sous le Gouvernement de Lionel Jospin, a été assouplie sous le gouvernement de droite et il est question de l'assouplir encore, voire même de la supprimer.

La compétitivité serait menacée

Les grandes entreprises parlent compétitivité : le coût du travail serait trop élevé chez nous et mettrait les entreprises en difficultés.

Comme tels, des salaires et charges sociales élevés ne constituent pas un handicap, tout dépend de la productivité du travail. On peut payer des salaires élevés si, par heure de travail, on produit beaucoup ou si on produit des marchandises ou des services de haute qualité qu'on peut vendre chers ou, encore, si on produit bien, c'est-à-dire sans rebuts de fabrication et dans les temps. C'est en général le cas chez nous. Les comparaisons internationales le montrent.

Depuis des années, le Gouvernement fait procéder, chaque année, à une évaluation de la compétitivité par rapport à nos principaux concurrents, les Pays-Bas, la France et l'Allemagne. Il en résulte la fixation d'une norme de hausse maximum des salaires pour ne pas compromettre cette compétitivité. Si les négociations salariales excèdent ce plafond, une loi autorise le Gouvernement à intervenir d'autorité pour limiter les hausses ou bloquer les salaires.

Une solide protection existe, donc, déjà.

La productivité du travail ne dépend pas seulement des travailleurs eux-mêmes, mais aussi des conditions de travail qui leur sont imposées par l'entreprise. Il n'est pas rare que des défauts d'organisation ou des manques d'informations provoquent des attentes ou des erreurs qu'il faut réparer. Ce n'est pas aux travailleurs à supporter ces carences par une réduction de leurs salaires. Carences qui ne sont d'ailleurs pas mises en évidence dans les calculs de compétitivité puisqu'on ne tient compte que des salaires et de la valeur de la production.

On sait que la productivité du travail est dépendante de la formation des travailleurs à la connaissance des procédés et à l'utilisation des équipements. La formation par les études, quel qu'en soit le niveau, reste une formation à caractère général. Dans chaque entreprise, industrielle ou de services, il est nécessaire d'assurer des formations spécifiques et, aussi, des formations générales pour maintenir le niveau des connaissances dans une société en développement technique et technologique rapide. Pensons aux applications de l'informatique, des télécommunications ou aux progrès dans les biotechnologies ou les applications du nucléaire.

Cependant, il est clair que les multinationales n'investiront plus en Europe pour alimenter des marchés comme la Chine, l'Inde ou l'Asie du Sud-Est. C'est le cas de l'automobile, des appareils électroménagers et de bien d'autres produits : les marchés européens sont saturés, leurs seuls besoins consistent en remplacement d'équipements existants. Par contre les nouveaux marchés sont en croissance. Les multinationales y investissent leur technologie et forment le personnel nécessaire : elles produisent sur place plutôt que de fabriquer ici et d'exporter.

Quant à la concurrence des nouveaux pays adhérents ou candidats adhérents à l'Union européenne, le problème est de les aider à rattraper suffisamment vite leur retard technologique et à combler rapidement l'écart de leur niveau de vie par rapport au nôtre. C'est un «plan Marshall» nouveau genre qu'il faut mettre en vigueur. Il aurait l'avantage de stimuler aussi nos économies sollicitées pour la fourniture d'équipement de pointe ou de services spécialisés. Augmenter la durée du temps de travail sans augmentation des salaires ne résoudra pas ces différences actuelles.

Travailler plus pour rattraper le «retard» par rapport aux Etats-Unis

La comparaison entre la plupart des pays fortement industrialisés d'Europe et les États-Unis montre qu'on travaille moins chez nous et dans d'autres pays comme la France, tant en durée hebdomadaire que sur l'ensemble de la vie active. Il est évident que si on travaillait plus, on peut produire plus, encore faut-il trouver à écouler cette production.

C'est vrai que le niveau de vie européen, mesuré par le produit intérieur brut - le PIB -, est et reste inférieur à celui des États-Unis. Cependant, il faut y regarder de plus près.

Le PIB mesure la valeur des échanges marchands de biens et de services. Si le nombre de voiture par habitant est grosso modo le même d'un côté et de l'autre, il reste que les voitures américaines étant plus puissantes, consomment plus de carburant et, donc, amènent un PIB plus élevé, sans que, pour autant, le bien-être soit plus élevé.

La productivité, ce qu'on produit par heure travaillée, a augmenté plus chez nous comme en France ou dans d'autres pays qu'elle n'a augmenté aux États-Unis au cours des dernières décennies. Mais, dans le même temps, le nombre d'heures travaillées a diminué ici alors qu'il augmentait aux États-Unis. En fin de compte les PIB par habitant ont augmenté parallèlement, donc, l'écart des niveaux de vie mesurés par le PIB, s'est maintenu.

Où se trouve, donc, l'explication ? En Europe, les gains de productivité ont été utilisés à réduire le temps de travail et non pas à produire plus. Autrement dit, les temps libres ou libérés ont augmenté. Des enquêtes montrent que les temps libres ne sont pas du loisir ou de la fainéantise, ils sont utilisés à des travaux que les économistes appellent «domestiques» : bricolage, entretien de la voiture, rénovation de la maison, travaux de jardinage, cuisine, soins aux enfants, etc. soit tous des travaux économiquement utiles, mais qui ne sont pas comptabilisés dans le PIB puisqu'ils ne donnent pas lieu à un échange marchand. Se faire un bon petit plat avec des amis ne compte pas dans le PIB, l'acheter chez un traiteur ou passer au restaurant fait augmenter le PIB. C'est une question culturelle et de genre de vie. Le bien-être n'en est pas moindre pour autant, il peut même être supérieur.

Mais les instances internationales prenant les États-Unis comme modèle, un modèle néolibéral, fustigent les Européens les pressant de travailler plus et de travailler plus longtemps.

Céder à ces pressions aboutirait à mettre en question ce modèle qui correspond à NOTRE genre de vie et à NOS habitudes culturelles et sociales, sans pour autant entraîner nécessairement une augmentation du PIB par habitant..

Augmenter la durée du travail sans augmenter les salaires entraînera du chômage

L'effet immédiat d'une augmentation de la durée du temps de travail sans augmenter les salaires, est un bénéfice net pour les entreprises, en tout cas à court terme. Les travailleurs intérimaires ou ceux qui ont un travail temporaire vont perdre leur emploi, l'entreprise produira la même chose avec moins de travailleurs à égalité d'un même nombre total d'heures de travail.

Ce chômage supplémentaire se traduira, nécessairement, par un pouvoir d'achat global moindre, soit une réduction de la consommation mais aussi une diminution des achats de biens durables comme la construction d'un logement ou l'achat d'une nouvelle voiture. Le taux de croissance de l'économie en souffrira et une baisse des investissements des entreprises s'ensuivra puisque leurs perspectives de développement seront moindres.

Par ailleurs, la Sécurité sociale enregistrera un déficit supplémentaire qu'il faudra financer, ce qui provoquera des menaces sur les allocations notamment sur les pensions ou sur les indemnités de chômage comme on le constate en Allemagne. Les inquiétudes sur l'avenir se feront plus fortes et, donc, les précautions d'épargne seront plus importantes, alors qu'elles sont déjà élevées, ce qui réduira d'autant la consommation avec les effets négatifs sur la croissance et donc sur l'emploi.

Socialement, la fracture qui existe déjà entre celles et ceux qui ont un emploi et celles et ceux qui n'en ont pas va s'amplifier, avec toutes les conséquences sociales qui s'ensuivent.

Conclusion

On peut retourner le problème comme on veut : augmenter le temps de travail n'a que des effets économiques négatifs pour les travailleurs, pour les pensionnés, pour ceux qui cherchent du travail et finalement pour les entreprises liées au marché intérieur, comme les agriculteurs, les entreprises de la construction, le commerce de détail, la plupart des indépendants et toutes les entreprises de services qu'elles soient privées ou publiques. Seules les multinationales tournées vers de nombreux marchés verraient leurs profits s'accroître encore.

Les effets sociaux sont totalement négatifs : d'une part, atteinte au modèle de bien-être obtenu par une lutte continue des travailleurs depuis plus de cent ans pour une réduction du temps de travail, des congés pays, un abaissement de l'âge de la pension et, d'autre part, accroissement des inégalités économiques et sociales entre ceux qui ont un emploi et ceux qui n'en ont pas.

Travailler plus à salaire constant est un non-sens. Ce n'est absolument pas le bon sens à donner aux mesures de soutien de la croissance économique et du développement de l'emploi.