60-61 et grille gramscienne de l'histoire de Belgique

[Transcription de l'article "Nation et classes dans l'histoire de Belgique" (F.Biesmans et J.Fontaine), "La Revue Nouvelle", janvier 1986]
28 December, 2010

Grève de 60-61

Antonio Gramsci est sans doute l'un des plus grands commentateurs marxistes occidentaux de la première moitié du XXe siècle. Il fut le président du Partii Communiste Italien au moment où s'installait le fascisme en Italie. Cet intellectuel est donc aussi un homme d'action, même si l'on peut supposer que son long séjour en prison sous la dictature de Mussolini lui a permis de donner corps à sa pensée. C'est d'ailleurs à Gramsci que nous avons emprunté cette définition de l'intellectuel comme celui qui construit une "vision du monde".

Le rôle des intellectuels

Pour Gramsci, il existe deux sortes d'intellectuels. L'intellectuel classique est celui qui apparaît comme "neutre" par rapport aux contradictions se développant au sein d'une société. Selon Gramsci, le prototype de ces intellectuels, c'est le clergé.Gramsci parlait évidemment de l'Italie des années '20. le clergé a perdu quelque peu de son influence dans nos sociétés. Que le clergé soit "neutre", selon Gramsci, ne doit pas nécessairement susciter en nous le scepticisme. De toute façon, cette neutralité est une apparence qu'affecte l'intellectuel classique. Le clergé ou tout intellectuel "classique" est-il donc nécessairement un imposteur dans la mesure où il cherche à apparaître "neutre" alors que, en fait, il ne l'est pas? Ce n'est pas sûr. Il y a dans tout "apparaître" une dose de sincérité. Bourdieu insistera beaucoup sur cet aspect de la vie sociale. Et nous y verrons plus clair si nous multiplions les exemples concrets. Même si cela est remis en cause aujourd'hui, l'idéal de la télévision belge (RTBF) a été longtemps l'objectivité, idéal auquel les journaux écrits, même engagés (mais il en reste peu), ont tenté également de se conformer. Ce n'est peut-être pas un hasard si le grand journal pour la Wallonie et Bruxelles soit un journal considéré comme "neutre" (Le Soir). C'est lui qui a le plus grand lectorat ((le plus grand nombre de lecteurs réels contrôlé par le CIM :son lectorat dépasse le chiffre de 500.000 alors que le deuxième journal, Vers l'Avenir, avec ses nombreux autres titres (L'Avenir, Le Jour, Le Rappel etc.) dépasse seulement les 400.000 lecteurs. Ce ne sont pas les seuls journaux qui se réclament de la valeur d'objectivité ou d'impartialité : la science s'en réclame aussi.

Les scientifiques peuvent être considérés comme des intellectuels "classiques" au sens de Gramsci, les professeurs, les experts en général. Mais, puisque nous venons d'employer le mot "expert", il est bon de remarquer au passage à quel point, devant un tribunal par exemple, l'objectivité des experts est déjà battue en brèche : il y a des experts de l'accusation et des experts de la défense. L'expertise ne se conçoit pas sans contre-expertise. Il ne s'agit évidemment pas de mettre en cause ici l'idéal d'objectivité de la science mais celle-ci, comme un scientifique l'a fait remarquer lui-même, est plus partisane (1) qu'elle ne veut bien se l'avouer. En fait, selon Gramsci, l'intellectuel classique est celui qui parvient à cacher son rapport avec la classe sociale au service de laquelle il se situe en fait. Cette façon de cacher et de se cacher a toute son importance, nous le verrons avec Bourdieu. Dans une conversation politique, il est toujours expédient de faire appel, àl'appui de ses dires, à l'avis du professeur Untel. C'est une conséquence du statut des intellectuels classiques dans la société. A propos d'un récent sondage sur le choix des Wallons en faveur de la région plutôt que de la Communauté, un universitaire, réalisateur de cette étude, avouait qu'il avait conclu cette étude de manière nuancée pour rester "scientifique", alors que l'on voyait bien dans quel sens allaient les résultats.

L'intellectuel organique apparaît lui comme directement lié àune classe sociale déterminée. Ainsi, par exemple, l'économiste qui travaille dans des bureaux d'études financés par les syndicats est directement et visiblement lié à la classe ouvrière. De même, l'économiste qui travaille dans les bureaux d'études financés par les organisations patronales, est directement lié à la bourgeoisie. Ici, il faut faire apparaître les limites du relativisme scientifique ou intellectuel que la présentation gramscienne pourrait induite. Il est clair en effet que si l'économiste syndical va développer une vision du monde et de l'économie qui aille dans le sens des intérêts de la classe ouvrière, il devra le faire avec de véritables arguments économiques. C'est de cette façon-là qu'il pourra se confronter utilement avec l'intellectuel organique de la bourgeoisie. Ceci indique la relative indépendance des intellectuels - et de la science - vis-à-vis des conditionnements sociaux. Sur cette indépendance, il faut être également nuancé : ne faire ni comme si celle-ci n'existait pas ni comme si cette indépendance n'était pas "relative".

Les intellectuels classiques ont créé le mythe de la connaissance pure, désintéressée, indépendante des pratiques sociales. Dans leurs stratégies pour s'imposer, les différentes classes sociales tentent de se concilier les intellectuels classiques (dans lesquels il ne faut pas seulement ranger les scientifiques au sens strict mais aussi les représentants des sciences humaines - histoire, sociologie, philosophie...).Si l'opération réussit, il y a constitution d'un "bloc intellectuel" dont le noyau est le Partii auquel la classe sociale est liée. Le parti lie les intellectuels organiques et les intellectuels classiques . Il constitue la base matérielle du bloc intellectuel qui peut, alors, en tant que bloc historique, dominer la société toute entière.

Application de la grille gramscienne à la société belge.

On peut appliquer ces notions de Gramsci à l'histoire de la société belge (2). Juste après l'indépendance et quoique la bourgeoisie ait triomphé les luttes pour l'hégémonie n'apparaissent pas encore très clairement en Belgique. C'est à partir de la fondation du Parti libéral vers 1850, que ces conflits se profilent plus nettement.

De 1830 à 1884

Il ne faut pas oublier qu'alors, seuls quelque dizaines de milliers de personnes ont le droit de vote en Belgique. Le Parti Libéral est lié à la bourgeoisie industrielle, les patrons de terrain qui, surtout en Wallonie, gèrent de près la prospérité naissante du pays wallon, la première puissance industrielle en termes relatifs du 19e siècle, n'étant d'ailleurs dépassée en chiffres absolus que par les autres puissances industrielles (Allemagne, USA, France, Grande-Bretagne) pour ce qui concerne les deux grandes productions essentielles de la première révolution industrielle, à savoir le charbon et l'acier. Le projet du Parti Libéral c'est de faire de l'Etat belge un Etat francophone et laïc, débarrassé de l'influence de l'Eglise. On le voit notamment à ses résultats électoraux : les libéraux sont toujours majoritaires en Wallonie alors que les catholiques le sont toujours en Flandre. Le Parti Libéral va se lancer dans la conquête de l'hégémonie dans l'Etat belge en tentant de retirer toute fonction d'enseignement àl'Eglise. C'est le sens des guerres scolaires qui, au-delà du caractère un peu folklorique qu'elles revêtent à nos yeux, sont en fait des luttes opposant des fractions différentes de la bourgeoisie. Comme le dit son nom, le Parti Libéral est aussi "libéral" en matière économique et partisan du fameux "Laissez faire, laissez passer". Or le déclin du Parti Libéral va s'amorcer dans des circonstances bien précises. En 1878, les Libéraux sont au pouvoir et tentent de diminuer fortement l'influence de l'Eglise pour ce qui concerne l'enseignement. C'est le temps de ce que les catholiques appelèrent "la loi de malheur". C'est l'époque où la Belgique rompt ses relations diplomatiques avec le Vatican. Mais c'est aussi l'époque où l'agriculture européenne entre dans une crise grave avec l'arrivée du blé américain, l'agriculture américaine s'étant modernisée plus vite que l'agriculture européenne. Il faudrait, pour sauvegarder les intérêts de l'agriculture, appliquer des mesures protectionnistes. Les libéraux y répugnent par doctrine. Aux élections de 1884 ils sont battus sèchement pour ces deux raisons : la guerre scolaire, la crise agricole.

Le parti catholique à partir de 1884

Le Parti Catholique est la façade politique de la bourgeoisie financière qui, en peu de temps (par excellence, c'est de la Société Générale qu'il s'agit), va en quelque sorte phagocyter les industriels wallons de terrain en intégrant leurs usines dans son portefeuille de holding. Le bloc intellectuel, lié au Parti catholique, c'est bien entendu l'Eglise, le clergé qui désirent maintenir leur influence sur la société non pas, comme encore souvent dans les mondes catholiques européens, en cherchant àrétablir l'Ancien régime (légitimisme français par exemple), mais en jouant le jeu de la démocratie. En créant des journaux, des associations diverses, en créant des écoles, plus tard des syndicats qui vont maintenir les hommes, ainsi encadrés, dans l'influence spirituelle de l'Eglise (ce que l'on appelle aujourd'hui les "piliers").

En I884 donc, le Parti catholique remporte une grande victoire. Il s'est assuré la confiance des masses paysannes en proposant des mesures protectionnistes. Il a l'appui du clergé dans la guerre scolaire qu'il mène contre les libéraux. En 1884, la Belgique est devenu un Etat catholico-paysan. La base de masse du Parti catholique, c'est la paysannerie, principalement la paysannerie flamande (dans la mesure où de puissants courants laïcs traversent déjà la paysannerie wallonne : fondé en I890 le Boerenbond avait d'emblée créer une aile flamande et une aile wallonne pour son entreprise, mais le projet wallon échoua, probablement, notamment, parce que l'on pouvait être exclu du Boerenbond en ayant manqué trois fois de suite la messe). la fraction sociale dominante de ce bloc historique c'est la bourgeoisie financière qui, en I884, l'a emporté sur la fraction industrielle de la bourgeoisie. Le suffrage universel arraché en quatre jours par les grèves insurrectionnelles de 1893 (et menées principalement par les ouvriers wallons et les noyaux prolétariens de Gand et Anvers), ne met pas en cause ce bloc historique. Certes, la Wallonie va maintenant voter majoritairement socialiste mais le poids des catholiques en Flandre, le mode de scrutin adopté après l'émeute de 1893 (suffrage universel tempéré par le vote plural : plusieurs voix pour les pères de famille, les détenteurs de capitaux, les détenteurs de diplômes...), le maintien d'une forte minorité catholique en Wallonie, demeurant majoritaire dans les régions rurales, vont ancrer le Parti catholique au pouvoir, seul. Il y reste jusqu'à l'éclatement de la Grande Guerre en I914, soit 3O ans d'exercice du pouvoir sans interruption.

Le bloc catholique se fissure avec la montée du nationalisme flamand

En 1919, ce bloc historique se fissure sous l'action conjuguée de deux phénomènes. Il y a d'abord la montée en puissance du mouvement ouvrier, renforcé encore par la révolution bolchevique qui incite la bourgeoisie d'Occident à composer (ainsi, si le roi Albert, se fondant sur le consensus qu'il impose plus ou moins aux éléments les plus réactionnaires du Parti catholique, impose le suffrage universel pur et simple peu avant la victoire de 1918).

Le résultat de cette évolution c'est que les socialistes et les catholiques vont faire jeu égal aux élections de I918, en termes de représentation parlementaire, les libéraux étant définitivement relégués dans un rôle secondaire (ou qui le deviendra de plus en plus). L'autre phénomène, c'est la montée du mouvement flamand et la progression de ses exigences linguistiques. Au parlement de 1919, il y a cinq députés "frontistes" (autonomistes flamands de gauche). Pendant toute la période de l'entre-deux guerres, la Belgique est politiquement instable avec de nombreuses crises gouvernementales qui reflètent l'incertitude de la lutte entre les différents blocs politiques qui s'affrontent. Dès 1932, la Flandre a conquis probablement l'essentiel de ce qu'elle réclamait sur le plan linguistique. Comme le mouvement flamand est utilisé par une nouvelle bourgeoisie - différente de la bourgeoisie francophone, la bourgeoisie flamande, le Parti Catholique, dont les assises sont en Flandre est travaillé par des poussées centrifuges. C'est ainsi que, en 1936, se créent deux Partis catholiques, le Katholieke Vlaamse Partij (KVP), flamand et le Parti Catholique Social (wallon et francophone). Le KVP s'empresse d'ailleurs de signer un accord électoral en I936 avec le Vlaams Nationaal Verbond (VNV) héritier ambigu du frontisme car plus à droite (et qui finira par collaborer durant l'occupation, certains de ses membres s'abstenant cependant à cet égard). La montée de la bourgeoisie flamande s'observe bien àtravers cet épisode curieux d'avril 194O au moment où, à la veille de l'invasion allemande, le gouvernement Pierlot remet sa démission au roi (qui la refuse) car il ne parvient pas adopter une attitude commune sur la scission du Ministère de l'Education nationale en deux ailes linguistiques.

La Deuxième guerre mondiale modifie tout

La guerre modifie de fond en comble les données du jeu des hégémonies. Le mouvement flamand est momentanément discrédité, de même que la bourgeoisie flamande qui a eu une attitude équivoque face à l'occupant. C'est ainsi que, peu de temps après la Libération, se mettent en place des gouvernements qui, pendant quelques mois, parviendront, même à exclure du pouvoir les catholiques (le "cartel des gauches" avec les libéraux, les socialistes et les communistes qui obtiennent 22 % des voix en Wallonie). Le bloc catholique parvient cependant à se reconstituer sur la question royale. Les catholiques défendent le roi et, dans la foulée de cette défense, obtiennent la majorité absolue en juin 195O. Certes cette majorité s'appuie sur plus de 6O % des voix en Flandre et 35 % des voix en Wallonie. Certes, à la consultation royale de mars '5O, le roi, qui a obtenu plus de 7O % de oui en Flandre, n'en obtient que 42 % en Wallonie. Mais le Parti catholique décide cependant de faire revenir le roi. Aussitôt, des grèves révolutionnaires éclatent en Wallonie, où, dès avant la mort de quatre ouvriers à Grâce-Berleur, on se prépare à constituer un Etat wallon séparé gouverné par des socialistes, des libéraux, des communistes et certains éléments progressistes du monde chrétien. Le retrait de Léopold III, arraché au PSC sous l'influence, semble-t-il, de la grande industrie - qui voit son outil menacé par André Renard ("Nous laisserons se noyer les mines et s'éteindre les hauts-fourneaux" déclare Renard dès le 27 juillet 195O), met fin àces volontés wallonnes d'indépendance puisque ce retrait enlève son objet à la lutte antiléopoldiste qui motive le soulèvement de la Wallonie. Le Psc-Cvp va régner sans partage de 195O à 1954. A cette coalition cléricale va succéder la coalition laïque de Van Acker (présente au pouvoir de 1954 à 1958).

De la Grève du siècle à 1990

Entre temps, montent de nouveau les revendications flamandes. C'est en partie parce qu'elles sont satisfaites (et aussi parce que la Flandre, syndicalement, est très différente de la Wallonie) que la grève contre les mesures d'austérité ("Loi Unique" ) proposées par le gouvernement Psc-Cvp/Libéral va surtout être vécue en Wallonie et s'y transformer en volonté d'autonomie liée à la lutte socialiste anticapitaliste. Mais 196O, qui voit apparaître massivement le mouvement wallon sur la scène politique, avec le MPW créé par André Renard au lendemain de la grande grève (20 décembre '60 -23 janvier '61), sonne aussi comme le triomphe de la classe dirigeante flamande. Celle-ci parvient à contenir la grève renardiste. Elle va s'imposer de plus en plus et de mieux en mieux à la tête de l'Etat à partir de 1960, obtenant le rattachement des Fourons au Limbourg (1963), la scission de l'Université de Louvain (1968), des lois avantageant les Flamands de Bruxelles et l'autonomie culturelle ("Communauté culturelle néerlandaise" installée en 1970 face à une "Communauté culturelle française" qui n'était d'ailleurs pas réclamée par le mouvement wallon mais que l'on crée par pure symétrie). A l'exception de l'épisode Leburton (coalition tripartite sous la présidence du député de Waremme de 1973 à 1974) et d'une brève présence de VDB à la tête du gouvernement fin '78, le Premier Ministre est désormais, obligatoirement en apparence, flamand et Cvp (Eyskens de 1968 à 1972, Tindemans de I974 à 1978, Martens de I979 à 1980, Eyskens fils de 1980 à 1981 puis à nouveau Martens de 1981 à 1990): le Cvp, Parti de la bourgeoisie flamande, s'impose comme la majorité de toute majorité politique possible dans le Royaume. La classe dirigeante flamande, qui s'est appuyée sur le mouvement flamand pour s'élever, domine maintenant le pays tout entier. On peut dire que, à partir de 1960, s'est reformé un bloc historique aussi fort que celui qui présida aux destinées de la Belgique en sa période faste (de I884 à 1914), avec cette différence que la bourgeoisie qui en constitue la fraction dominante est une bourgeoisie flamande apparaissant (et donc étant, toujours, en quelque mesure), comme solidaire de sa communauté beaucoup plus que la bourgeoisie francophone qui, au contraire, a mené, habilement, sous l'égide de la Société Générale, une stratégie d'investissement puis de désinvestissement de l'appareil industriel de la Wallonie en ne se préoccupant nullement du devenir global de cette société (stratégie s'apparentant au colonialisme).