Lettre aux demi-habiles sur la monarchie
Le peuple honore les personnes de grande naissance.
Les demi-habiles les méprisent disant que le naissance n'est pas
un avantage de la personne mais du hasard.
Les habiles les honorent,
non par la pensée du peuple mais par la pensée de derrière.
(Blaise Pascal)
Le meurtre ignoble, le 25 mai 2020, d'un Afro-américain, Georges Floyd par un policier blanc a déclenché aux USA et dans le monde occidental tout entier une colère anticolonialiste salutaire. Elle s'est prolongée en Belgique par une volonté de déboulonnage de toutes les images de Léopold II qui avait porté l'art de tuer au génie avec les millions de morts dans « son « Etat indépendant du Congo. Il n'est qu'en Belgique qu'on le nie ou, avec plus de prudence maintenant que ces faits sont avérés, qu'on tente de le relativiser, de le replacer dans son contexte comme l'historien Plasman qui s'efforçait de le minimiser encore il y a peu ainsi que le lui reprochait dans cette revue Ludo De Witte.
L'honneur de cette revue
L''honneur de cette revue a été longtemps d'oser mettre en cause la monarchie notamment en septembre 1993 peu de temps après la mort de Baudouin Ier, période durant laquelle aucun mot de la moindre critique ne pouvait être émise contre le système symbolique qui emprisonne le système belge, la Flandre la Wallonie et Bruxelles. Et même la Communauté germanophone qui a choisi de faire coïncider sa fête avec celle du roi des Belges alors qu'on sait la faveur avec laquelle la Wehrmacht y fut accueillie en mai 1940 : nous n'avons rien contre cette Communauté et nous prônons la pleine autonomie des germanophones.
« Oser » ? Oui, même si depuis la mort de Baudouin le prestige de cette institution en a pris un coup. Même si les étranges « républicains » du Vlaams Belang semblent bien mettre en cause l'union que créerait la monarchie entre Flamands et Wallons.
Cette union ne s'explique pas par la monarchie. On sait à quel point elle a contribué à les diviser bien au contraire notamment derrière l'Yser : le roi chef de l'armée refusa que le néerlandais y soit admis. Ce refus ne fut pas peu dans la juste rancœur nourrie alors par les soldats flamands qui au sortir de la guerre parvinrent à faire élire les premiers députés nationalistes au Parlement. Le monument aux soldats morts de Dixmude a perdu aussi de son prestige mais il demeure un des symboles des réussites du nationalisme flamand. Si Albert Ierenfonça ce coin, son fils parvint à faire mieux en 1940 en capitulant comme on le sait dans un contexte où les divisions flamandes l'avaient précédé, ce en quoi on ne peut, elles, les blâmer, dans la mesure où en Flandre on demandait aux soldats de mourir pour un pays qui ne reconnaissait guère leurs droits sociaux (comme aux Wallons), ni culturels. L'obstination de Léopold III à conserver son trône après la Libération en 1944, malgré le rejet dont il faisait l'objet en raison de ses compromissions avec l'Occupant, l'entraîna à pousser à l'organisation d'une consultation populaire le 12 mars 1950 qui consacra ou révéla que sur le principe même qui fait l'unité du pays (qui est censé la faire), Wallons et Flamands ne pouvaient s'entendre. Sauf que les Flamands avaient la majorité et qu'ils pouvaient d'une certaine façon, légitimement, considérer, que leur OUI devait être la conclusion de la question royale. Tout aussi légitimement, la Wallonie dit NON. Son insurrection rétablit le droit qu'une minorité a de dire NON. La partie suivante, la grève générale de l'hier 60-61, fut perdue par la Wallonie qui, dès lors, allait pousser à la régionalisation de l'économie, aspiration longtemps inexistante côté flamand. L'unité nationale, dans une autre question que la langue, servit cette fois de plus en plus les Flamands et leur bourgeoisie occupant peu à peu la place et reprenant le projet national belge de la bourgeoisie belge francophone qu'il n'y avait plus qu'à flamandiser, ce qui fut fait (le projet est à certains égards le même : centralisation bancaire, centralisation des transports autour de Bruxelles et d'Anvers qui sont des faits quasi accomplis dans les décennies qui suivent 1830). Au milieu des années 60 la Flandre dépassa la Wallonie en PIB/Habitant (1) et assez rapidement devint prépondérante en somme partout. En quelque mesure, la Flandre a aussi flamandisé la monarchie. La princesse-héritière parle un néerlandais parfait, ce qui est logique comme est logique la revendication linguistique de la Flandre qui devait être satisfaite de cette façon. En revanche la revendication wallonne qu'exprimèrent les sabotages de 1950 et 1960, prenant la suite de la Résistance en Wallonie, les grèves de 1950 et 1960-1961 n'ont pas encore abouti ni tout ce que le mouvement wallon a permis de bouleverser dans les structures de l'Etat belge devenu un Etat fédéral déjà en réalité de nature confédérale (comme on l'a vu avec le rejet unilatéral du CETA par la Wallonie en 2016). Il est en effet bien plus difficile d'imposer non pas une langue mais le respect de la minorité que constitue une population moins nombreuse et qu'il est possible d'ignorer pour cette raison. Ce respect ne pourra devenir un droit réel qu'avec l'autonomie complète de la Wallonie. Celle-ci implique une rupture radicale d'avec la symbolique belge d'un Etat qui ne sera jamais le nôtre. Et donc d'avec sa monarchie que les Wallons ne doivent évidemment plus révérer.
Mettre en cause la monarchie : Léopold II nous en donne l'occasion
On ne se rend pas compte des résistances assez incroyables que l'on oppose encore en Belgique à toute mise en cause de la monarchie, même aujourd'hui et même avec Léopold II. La chose est d'autant plus facile en fait qu'il existe une historiographie au Congo lui-même qui glorifie Léopold II. Le nombre de gens qui évoquent la nécessité de garder notre « horizon historique » et de conserver par conséquent ces statues est fabuleux. Même si, également, ces derniers jours, la vaste contestation de ce roi prouve bien que, contrairement à ce qui se dit parfois, on a lu ce qu'il faut lire : Hochschild, Marchal, De Witte etc.
En même temps rejaillissent les critiques des demi-habiles qui pensent que ce n'est que symbolique et donc que cela n'en vaut pas la peine de renverser ces images présentes à tous les carrefours de notre vie politique, médiatique, culturelle, tant en Flandre qu'en Wallonie. La statue de Léopold II renvoie à l'investissement extraordinaire de tant de publications à la gloire de la Belgique/monarchie. Pascal fait preuve d'un génie quasi-marxiste à dénoncer les illusions du social. Au fond, la « pensée de derrière » des habiles en ce qui concerne la monarchie, c'est le fait qu'ils ont compris que dans une société les images, les mots, les symboles, les histoires par lesquels elle se saisit comme société, c'est fondamental. Orwell l'avait très bien compris aussi dans 1984 avec ce ministère de la vérité qui recompose le passé en fonction des projets de l'Etat totalitaire au centre de son œuvre d'imagination. Déboulonner Léopold II ce n'est pas supprimer le passé, mais le révéler en vue d'un autre avenir que les Wallons et les démocrates ne devraient pas redouter. En vue d'un autre avenir pour l'Afrique et notamment l'Afrique francophone à qui nous sommes liés plus spécialement.
On nous rangerait peut-être dans les demi-habiles parce que nous attachons de l'importance à la monarchie mais c'est l'inverse. Il me semble au contraire que nous avons compris la « pensée de derrière ». D'ailleurs, nous ne méprisons pas la monarchie. Cette « pensée de derrière » c'est quelque chose comme ceci : nous savons bien entendu que tout ce falbala n'est qu'une fable absurde, mais puisque cela marche et que le peuple gobe tout, honorons la monarchie. Je pense que les demi-habiles, ce sont ceux qui pensent que l'on en a fini avec la monarchie, qu'elle n'est plus qu'un conte pour enfants n'ayant pas atteint l'âge de raison et à peine sortis de leurs langes.
Voilà l'erreur ! cela marche encore ! En matière de mémoire, qu'il s'agisse des « habiles », des « demi-habiles » ou du « peuple », la présence multiple des rois à tous les coins des villes (sauf à Liège (2)), correspond à la grammaire de notre mémoire : la succession monarchique. Quand la princesse-héritière atteint sa majorité, la RTBF consacre une part importante de son Jt à ce (non)évènement et bien d'autres émissions. Est-ce secondaire ? Non, c'est une façon de nous dire que nous n'avons d'autre avenir que la Belgique et la centralisation des médias, des influences politiques et économiques à Bruxelles. Les Flamands s'en moquent ? Justement, je ne le crois pas. Cela marche. Dans une enquête de la KUL en 1990, un Montois répondait que le roi c'était comme le beffroi de Mons, on n'y pense jamais, mais on serait bien en peine s'il n'y était plus, quelque chose manquerait. Ceux qui ont suivi le serment constitutionnel de Philippe le 21 juillet 2013, ont bien compris que toute la classe politique était stressée à l'idée de le voir se ridiculiser lors de cette cérémonie (lui aussi sans doute) et on l'a immédiatement après félicité parce que tout avait bien marché. L'Etat belge a été suspendu ce jour-là à un éventuel trou de mémoire de ce brave homme. Alors que, quelques années avant, les échos du monde politique étaient clairs ; c'était quasiment un handicapé mental. A sa prestation de serment tout le monde, sans exception dans la classe politique, s'est répandu en éloges et l'a transformé en personnage digne d'occuper la haute fonction qu'il occupe. Il fallait maintenir l'Etat. J'ai été frappé de la conviction avec laquelle Joëlle Milquet l'a dit parce que c'était précisément ce qu'elle m'avait objecté à une émission de télé où je participais et où elle avait fait valoir la raison d'Etat en faveur d'une monarchie que je rejetais. Elle fait partie des habiles.
La question du Congo
Je trouve qu'on devrait mieux se rendre compte de cela et que dans la question du Congo aucun historien sérieux (je doute que Plasman en soit un si j'écoute Ludo De Witte), ne met en cause le crime contre l'humanité qui s'y est perpétré, crime que le héros de Conrad dans Au cœur des ténèbres voit projeté sur les monuments léopoldiens qui enlaidissent Bruxelles comme « l'arcade des mains coupées » (Vandervelde appelait ainsi le Cinquantenaire). Léopold II a cassé l'identité de cette ville du temps, important, des communes qui vit les gens, justement, du « commun », prendre l'avantage sur la noblesse. Au Cinquantenaire on peut en effet ajouter l'encrier babylonien de la place Poelaert et le fort de Douaumont amélioré sur la colline du Koekelberg sans oublier l'Atomium qui, à l'instar de l'encrier, n'est pas de Léopold II lui-même, mais qui s'inspire de son génie du « Kolossal » : on sait qu'Hitler admira beaucoup ce monument et que ce mot est de lui.
On pardonnerait tout de même un peu à Bruxelles d'être ce qu'elle est si la statue de Léopold était, comme le lui criaient des milliers d'ouvriers lors de l'inauguration des ascenseurs du Centre, « ruwè à l'ewe ». Mais aucun fleuve ne traverse ce qui ne doit plus être notre Kapitale.
Ce serait aussi une façon de réconcilier ceux qui tombèrent sous les balles des expéditions punitives de la Force publique de l'Etat indépendant du Congo et par exemple les morts du printemps 1886, à peu près à la même époque à Liège, à Charleroi, au Borinage, dans le Centre. On ne se réconcilierait pas sur le meurtre d'un bouc émissaire, On corrigerait une histoire menteuse, correction sans laquelle nous n'existerons pas. La République ce n'est pas seulement un régime c'est un état d'esprit. Il s'agit de nous représenter nous-mêmes et les autres peuples comme les seuls acteurs de leur histoire, de leur avenir et de celui de l'humanité. Et il y a des statues qui insultent cet avenir. Elles doivent tomber.
(1) Le mérite du livre de Francis Biesmans est justement de bien montrer quand et comment ma Flandre a dépassé la Wallonie en 1966 alors qu'en 1962 encore, des observateurs pensaient qu'il faudrait encore 30 ans pour que la Flandre dépasse la Wallonie. Voir Le Pari wallon, Petit poisson, Seraing, 2020, p. 26.
(2) A Liège la seule statue du roi est celle d'Albert Ieren cavalier égaré sur les bords de la Meuse et c'est à cette ville qu'est échu l'honneur du monument à la Résistance.