Pour l'amour de la Cité humaine
Le mot « Cité » est héritier de la « Polis » grecque et de la « Civitas » romaine, mais n'a pas d'équivalents dans les autres langues modernes. Il désigne à la fois la société en général, l'activité humaine en tant qu'elle est sociale: politique, économique, culturelle.... Mais ce mot, abstrait et général si l'on veut, n'est amené à sa plénitude que par le caractère « charnel »des Cités (comme l'aurait dit Péguy). Nous y reviendrons.
La Cité vraiment humaine, la Cité juste, c'est l'égalité absolue de tous ses ressortissants, par exemple, mais très essentiellement, devant le droit de vote et ce, quels que soient leur rang, leur fortune, leur sexe, leurs qualités intellectuelles, leurs mérites moraux, leur origine... et, bientôt, leur âge. Jamais, par le passé, il n'avait été possible d'aller aussi loin dans l'égalité absolue des hommes que dans les Etats-Nations démocratiques contemporains. Par rapport à cette égalité et cette fraternité formelles, les autres inégalités, de droit et de fait, sont de plus en plus insupportables, même si sur le plan social et sur le plan économique, nous assistons, depuis vingt ans, à une formidable régression de l'Etat-Social qui, d'ailleurs, menace la Cité. Faire le pari de la Cité, faire le pari de la République, c'est choisir, d'emblée, le camp de ceux qui refusent cette régression odieuse et stupide.
L'idée même de Cité humaine implique que les lois que se donnent les ressortissants de la Cité - que se donne l'universalité des êtres humains qui la composent -, doivent être conçues comme l'emportant sur toutes les autres lois et, notamment, les contraintes économiques. Ce principe n'empêche nullement que des lois injustes soient décrétées, lois faites par et pour les riches, par et pour les puissants, dont les groupes noyautent depuis toujours la Cité humaine. Mais au-delà des lois positives, la Cité humaine reste gouvernée, avant tout et surtout, par ce qu'Antigone appelait « les lois de la nuit », c'est-à-dire, non pas quelque système idéal, mais les principes qui fondent la vie en commun démocratique. Au nom de ces principes, tout pourra être combattu d'emblée et, à long terme, efficacement, victorieusement. Pourquoi? Parce que depuis que les êtres humains goûtent, de plus en plus largement, aux bienfaits de la Cité humaine, depuis que celle-ci leur représente leur avenir comme dépendant d'eux-mêmes, exclusivement, l'humanité a connu une sorte de mutation génétique profonde qui lui a enlevé, définitivement, la capacité de vivre dans l'horizon d'une servitude s'étendant sur le long terme. Certes, il est de l'essence de la liberté d'être sans cesse menacée, d'être fragile, de tomber très souvent et lourdement. Mais il ne sera plus possible à l'avenir que des générations d'êtres humains se succèdent, sur une période plus ou moins longue, sans la Cité humaine. Sans la liberté, l'égalité et la fraternité.
Les êtres humains ont connu le miracle d'Athènes et de Rome, ont connu les premières discussions libres dans les universités médiévales, ont connu les révolutions de Hollande, d'Angleterre, des Etats-Unis, de France, des Soviets..., ont connu les mille et une conquêtes du mouvement ouvrier, de la laïcité et du socialisme, ont connu la liberté de la presse et des débats, ont connu l'émancipation des peuples colonisés en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud... Si ces mêmes êtres humains se voyaient soumis à une servitude trop prolongée, leur vie s'étiolerait rapidement comme la plante dans une terre privée d'eau. Il y aurait non seulement destruction de la Cité humaine, au sens où nous l'entendons, mais aussi destruction de l'identité humaine, telle qu'elle a formidablement progressé depuis qu'elle se construit sur le principe que l'avenir des hommes dépend d'eux-mêmes. Peut-être les coeurs humains ont-ils pu battre quelques millénaires sans que, « dans la Nuit la Liberté les écoute ». Mais, aujourd'hui, sans cette Compagne, l'âme de l'Humanité serait damnée.
La menace écologique n'est pas la plus terrible qui pèse sur la Cité humaine et sur l'identité humaine ou, encore, la survie de la Planète. La plus terrible menace qui pèse sur le genre humain, c'est la mort de la Cité, la fin de la démocratie, l'abdication de la République. Car, sans la République, sans cette représentation citoyenne de l'avenir comme dépendant de nous-mêmes, l'humanité cesserait d'exister. Nous devons croire que cette mort de l'humanité est impossible. Toutes les raisons par lesquelles nous pourrions fonder cette Foi, au sens de Kierkegaard, ne valent rien. Car toutes ces raisons - la puissance militaire, la force économique, le progrès technique... -, ne sont rien à côté de la dignité de la Cité humaine. Nous devons croire à la dignité de la Cité humaine et à son maintien, en dépit de tout, car il n'est rien qui puisse se comparer à la grandeur de la Cité humaine et il n'est rien qui puisse la fonder, sinon elle-même. Comme la Vie. C'est au nom de cette grandeur que nous devons lutter, avec l'assurance de vaincre, contre la régression sociale dans les pays du Nord et le pourrissement du sous-développement dans les pays du Sud
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La Cité humaine s'identifie avec l'humanité tout entière. Elle se réalise cependant dans des contextes particuliers, tout à la fois culturels, linguistiques, historiques et géographiques. Les chemins empruntés par les hommes des Amériques, d'Europe, d'Asie et d'Afrique et qui sont, la langue, les traditions religieuses ouvertes et authentiques, l'art, la guerre même parfois, les territoires longuement formés à la fois contre l'adversité de la nature et des autres humains, tout cela ce sont les itinéraires lentement et patiemment tracés par des hommes et des femmes pour parvenir aux portes des Cités « charnelles ». Ils ne doivent pas être considérés, justement, comme de simples moyens. Ils entrent dans la définition même de la Cité humaine universelle. Celle-ci n'est rendue possible, même en sa substance universaliste, que par ces mille chemins, parcourus et reparcourus, parfois depuis des siècles, chemins à entretenir et à modifier sans cesse. Il n'y a d'identité universaliste et citoyenne que dans le cadre de nations particulières. Telle est la condition nécessaire de la République, de la liberté, de l'égalité, de la fraternité.
Cette condition n'est pas suffisante. Il faut en outre que les principes d'égalité ou d'humanité en développement dans les Cités charnelles, dans les nations, puissent s'épanouir au dehors. C'est déjà le cas lorsque, comme dans les Etats-Nations démocratiques, aucune restriction fondée sur les origines raciales ou ethniques ne peut empêcher les résidents d'accéder aux devoirs et aux droits des autres citoyens. Ce sera le cas de plus en plus, lorsque, s'ouvrant les unes aux autres et acceptant librement la gouverne de Communautés supérieures, les nations s'uniront dans le cadre d'unions politiques (mais non pas étatiques), réalisées au sein des continents (comme l'Union Européenne), en fonction d'intérêts notamment linguistiques et culturels (la Francophonie, l'Hispanidad, le Commonwealth) et, bien sûr, au sein de l'ONU.
L'unité de plus en plus intime de l'Europe et du genre humain suppose donc le maintien d'Etats-Nations que Denis de Rougement appelait des « réserves profondes d'expériences historiques et politiques, des complexes de culture irremplaçables ». Tout ce qui va à l'encontre de ce patrimoine éthique de l'humanité doit être vivement combattu comme l'ultrarégionalisme de certains Européens.
Pour nous, Wallons, qui voulons participer à la grande aventure démocratique et républicaine de la construction de l'Europe et, au-delà, à la grande aventure humaine d'émancipation qui va se relancer sous peu, un préalable s'impose: la destruction de l'Etat monarchique belge. Celui-ci, certes, a pu ébaucher ces fameux chemins qui mènent aux portes de la Cité humaine. Mais, pour survivre, l'Etat belge doit s'imposer, à la manière d'une Cité mondiale unique et donc totalitaire qui tuerait la démocratie. Le système monarchique commande de brouiller toutes les pistes de notre mémoire - qu'il s'agisse de nos gloires ou de nos hontes. De l'exploitation coloniale, auxquels nous fûmes mêlés, aux errements dynastiques toujours niés, en passant par le silence qui pèse sur les plus belles gestes de la Wallonie insurgée et citoyenne, dans la Résistance, en 1950, en 1960... l'Etat monarchique belge fige notre conscience, gèle notre patrimoine éthique, assassine notre mémoire, mine notre culture. Son principe d'unité étant un personnage féodal, ces notions de mémoire qui, à la fois, exalte et juge, de patrimoine qui confère dignité et honneur, de peuples en marche... lui répugnent. La Cité humaine n'est vraiment une Cité que lorsque, s'assumant comme Cité jusque dans ses manières de se représenter, elle accepte d'être une République. Certes, il peut arriver, localement, comme au Danemark, en Suède, Norvège, Angleterre, en Hollande, qu'un roi dépossédé, devenu purement honorifique, rappelle, par ce dénuement même, la victoire des parlements sur l'absolutisme. Pareille victoire n'a pas à être fêtée chez nous. Même la Résistance, sursaut prodigieux d'héroïsme d'un peuple pourtant démuni contre la pire des barbaries de l'Histoire, est niée. Les successeurs du roi Léopold III, qui désavoua la Résistance, n'ont jamais eux-mêmes, ni implicitement ni explicitement, désavoué ce désaveu. Ils ont, au contraire, souvent confirmé de manière subreptice les sentiments hostiles à la Résistance du seul Chef d'Etat européen investi légalement dans un cadre démocratique avant la guerre, qui serra la main d'Hitler après 1940.
La Cité humaine, en Wallonie, doit rattraper le temps perdu à célébrer une monarchie qu'on préserve de toute critique et qu'on pare de toutes les qualités, y compris celles de maintenir l'Etat belge démocratique et la démocratie dans l'Etat belge! Il n'y a pas de démocratie qui puisse reposer sur un roi sans se renier. La Wallonie doit rompre avec cette félonie.
Au bas du plissement hercynien que constitue l'Ardenne, les premiers habitants de notre sol découvrirent ce qui se trouve toujours en ces endroits: le charbon de terre. Proches voisins de multiples gisements de fer, parfois même présents sur notre sol, héritiers des mille savoir-faire des Wallons de l'ère pré-industrielle, les hommes et les femmes de chez nous opérèrent, au siècle passé, une Révolution industrielle sans égale dans le monde. Ils n'en recueillirent pas les fruits matériels. Le premier capitalisme inhumain les confisquait à merveille. Les luttes menées alors le furent en fonction d'un rêve inouï de socialisme. Le temps a manqué pour réaliser ce rêve. Mais les tentatives pour le faire advenir n'ont rien d'ébauches songeuses ou d'hypothèses en chambre. Le sang des Wallons coula parce qu'ils s'opposèrent aux rois, aux possédants, aux fascismes. Il est temps que justice soit faite à cette histoire, à ce désir d'émancipation: la voie singulière des Wallons vers la Cité humaine est l'un des chapitres de l'Histoire de la Liberté.
Pour le mettre au net, les Wallons n'ont plus qu'à rejoindre, indépendants, la table de travail des peuples qui refusent la Mort et veulent rester libres. Mais seule la déchéance de la Maison des Saxe-Cobourg leur permettra d'accéder à cette table de la Vie, et d'y poser leurs mains calleuses d'ouvriers si anciens de la République universelle.
Graty, le 17 janvier 1995, à quelques jours de la Fête de la Lumière.