Contribution de TOUDI au débat sur les finalités de la construction européenne

Toudi mensuel n°38-39, mai 2001
I have a dream

Martin Luther King prononçant son discours célèbre sur les droits civiques le 28 août 1963  à Washington

Théories de la nation

Ce texte de François André a servi de contribution aux  Actes du Colloque de la Fondation wallonne de Louvain (octobre 2000), nous a semblé la meilleure introduction aux réflexions sur la nation qui suivent dans cette rubrique «Ailleurs». Il est paru dans Enseigner la Wallonie? et l'Europe. Pour une éducation citoyenne, sous la direction de L. Courtois et M.-D. Zachary, 2001 Enseigner la Wallonie et l'Europe

Depuis sa création au milieu des années 80, Toudi, revue wallonne et républicaine, aura fait de la diversité d’opinion(s) et des différences entre les membres de son comité de rédaction et de ses contributeurs sa principale source de richesse. Cet état de fait explique ma perplexité à l’idée de m’exprimer au nom de l’ensemble de la revue, c’est pourtant ce qui va être tenté dans les quelques lignes qui suivent, j’espère que ceux qui ne s’y reconnaîtront pas ne m’en tiendront pas trop rigueur !

Europe et démocratie ou la bouteille à encre...

«La démocratie n’est que différence. Tous les partis politiques possèdent des opinions propres sur toutes les questions majeures, y compris l’Europe, il est donc juste qu’ils aient la possibilité de présenter leurs vues au public et de soumettre leurs politiques au Peuple. Pourtant, certains semblent croire qu’il ne devrait y avoir absolument aucun débat quant à la question de l’Europe.»  (1)  Cette petite citation de Mary Harney, Vice-Première Ministre de la République d’Irlande, semble décrire parfaitement la situation de l’espace public belge.

En effet, «l’européanisme» béat de l’écrasante majorité des dirigeants politiques, des médias et des «élites» wallonnes et flamandes semble être un état d’esprit acquis depuis tellement longtemps que tout questionnement sur les finalités de la construction européenne apparaît immédiatement comme décalé, si ce n’est comme hors de propos. Pourtant, dès sa création, Toudi s’est penché sur cette question et, par ce biais, sur la question de la Nation, véritable non-dit de tout débat (ou tentative de débat) survenant dans l’espace public belge.

Entre le local et l’universel, l’indispensable nation ?

Nous n’évoquerons pas ici les diverses théories tentant de décrire le processus de cristallisation des États-nations depuis le début du XIXe siècle, toutefois certains faits nous semblent devoir être évoqués avant d’aborder l’impasse actuelle de la construction européenne. Contemporain de la modernité, telle qu’issue de la révolution industrielle et des Lumières, l’État-nation peut être considéré comme l’élément unificateur d’une société de masse (occidentale puis mondiale), composée d’individus-citoyens définitivement coupés des liens sociaux propres à la société agraire et marchande issue de la Renaissance. Comme décrit par le sociologue Ernest Gellner dans son célèbre ouvrage Nations et nationalismes, l’État-nation va favoriser et contribuer à la mobilité sociale par le biais de son monopole sur l’appareil éducatif tout en assurant une certaine stabilité sociale et politique par la création de cultures nationales homogénéisées. Celui-ci a donc rendu plus acceptables ou «vivables» les forces aliénantes et dépersonnalisantes de la modernité au moyen d’un processus de re-socialisation au sein d’une communauté imaginaire.

Ainsi, presque tous les États européens contemporains ne sont que l’illustration concrète de sociétés s’étant inventé ou ré-inventé une communauté d’intérêts possédant une continuité historique, un passé commun et des expériences présentes rattachées à des aspirations futures. Ernest Renan ne disait pas autre chose dès 1882, lorsqu’il évoquait la Nation comme la rencontre d’un passé commun et de la volonté de vivre ensemble au présent des citoyens composant celle-ci  (2) . L’État-nation a donc très souvent un aspect affectif, irrationnel voire romantique, mais il est aussi le contrat passé entre l’ensemble des citoyens d’un lieu géographique plus ou moins étendu, autour de valeurs jugées essentielles.

Crise des nations et de l’Europe ou crise de la souveraineté ?

Deux siècles plus tard, l’État-nation comme cadre de référence économique, social et politique apparaît comme clairement en crise face au processus de globalisation ou de mondialisation. Il faut toutefois se poser la question de savoir si la crise que nous vivons ne serait pas plutôt celle de la souveraineté (économique, sociale, politique) telle qu’elle fut formalisée par les révolutions américaine et française ? Le processus de globalisation faisant en effet douter, tant les gouvernants que les gouvernés, de la possibilité d’une quelconque action autonome et «volontariste» dans ces trois champs. Cette crise se répercute et, d’une certaine manière, s’amplifie dans le cadre de construction européenne. Celle-ci reposa, jusqu’au début des années 90, sur deux piliers aujourd’hui disparus. En premier lieu, enfant de la guerre froide, l’Europe devait s’affirmer plus efficiente que le contre-modèle en vigueur dans les États composant le Bloc de l’Est et par là assurer l’ancrage permanent de l’Allemagne en Occident. Cet objectif prit très vite la forme d’une union douanière puis économique et monétaire. Le Bloc de l’Est s’est effondré, l’Allemagne s’est réunifiée et regarde toujours clairement vers l’ouest. En outre, dans quelques mois, l’euro fera partie de la vie quotidienne de presque tous les Européens. Ces succès réels auront finalement plus désorienté que renforcé l’Europe, celle-ci ne s’étant finalement jamais posé la question de savoir quelle souveraineté politique, sociale et économique elle devrait articuler en son sein. Vaclav Havel présente une image (im)pertinente de cette situation : «L’Union européenne souligne beaucoup trop peu la signification historique et politique de la construction de l’Europe, son sens spirituel et son principe de l’unité dans la diversité. Elle se laisse imposer un rôle d’arrangeur administratif de quotas, de droits de douane... le côté pique-nique.»  (3)

La construction européenne dans une impasse et comment en sortir ?

Pour la première fois de son histoire, les États-nations composant l’Union européenne ne peuvent plus esquiver le problème essentiel: Comment favoriser l’éclosion d’un projet à la fois universaliste et à vocation intégratrice tout en garantissant la permanence de la diversité des cultures européennes? Le sommet de Nice a montré que pour l’instant, il existe autant de réponses à cette question qu’il n’y a d’États membres de l’Union. Nous nous permettrons de proposer une approche originale de cette question. Par le passé, la Révolution française avait répondu à cette question en mettant en avant le concept de citoyenneté, celle-ci reposant sur des droits mais aussi des devoirs. Les droits, c’est l’État de droit en général et la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen en particulier. Les devoirs, c’était la séparation entre la sphère privée et la sphère publique, chaque comportement individuel privé devant respecter la souveraineté nationale et certaines valeurs civiques.

On pourrait synthétiser ces dernières par le triptyque, à la fois universaliste et local, de Liberté-Égalité-Fraternité. Dans ce cadre, la République est une révolution perpétuelle, un idéal sans fin qui se confond avec la démocratie, la laïcité et la souveraineté nationale. L’échec rapide de la Ière et de la IIe République ont montré que le sentiment d’appartenance à une collectivité, de même que l’adhésion à certaines valeurs, ne suffisent pas à créer une citoyenneté.

L’histoire met donc progressivement en place des «communautés de destin», mais le seul destin historique ne suffit pas à transformer un groupe en État-nation, celle-ci étant idéalement comprise comme une communauté de délibération, de décision et de dessein. Même s’il nous semble qu’une communauté de destin, même limitée, s’est crée entre les États membres de l’Union, on ne peut certainement pas en dire autant en ce qui concerne une identité, une citoyenneté européenne. Bien sûr, on peut se dire, qu’au fil du temps, celle-ci finira par voir le jour, mais l’Europe dispose-t-elle d’une telle réserve disponible de temps?

Il nous semble que, pour sortir de son blocage actuel, la construction européenne devrait rompre avec l’approche stato-centrée issue en droite ligne du XIXe siècle. Celle-ci liait en effet une société civile donnée à un État possédant un territoire défini et réclamant un pouvoir général et universel sur la vie publique de ses citoyens. Ainsi, cette union de la souveraineté politique et de la citoyenneté nationale débouchait sur la fusion de la société civile, de l’espace public et de l’État dans une seule et même entité ayant pour vocation la définition et la poursuite de l’intérêt général. Plutôt que d’essayer à toute force, comme le pensent toujours le gouvernement belge et certains élus européens, de créer un État-nation européen, avec toutes les dérives homogénéisatrices que cela peut impliquer, il nous semble plus pertinent d’essayer de créer un véritable espace public européen, la Charte des droits fondamentaux adoptée par le sommet de Nice étant un pas limité mais réel dans la bonne direction tant quant à son contenu qu’à la manière dont elle fut élaborée.

Dernières considérations

Il nous semble que l’alternative est assez simple : Soit nous devenons et agissons en tant que citoyens de l’espace public européen (et universel?) en gestation, soit nous acceptons d’être réduits au rôle d’individus consommateurs d’un grand marché mondial. Cessons d’être les touristes «consentants» de la construction européenne, comme l’a écrit Pierre-André Taguieff «Les touristes traversent les pays qu’ils visitent, ils ne s’y attachent pas, ils n’y tiennent pas, ils en retiennent des images. Cessons de survoler les paysages en touristes, efforçons-nous de vivre et de penser en citoyen.» (4) Nous pensons que, même au modeste niveau qui est le sien, la revue Toudi aura plus oeuvré que beaucoup à la création de cette citoyenneté, de cet espace public européen.

 

 

(1) The Irish Times, 20 septembre 2000.

(2) Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation?, textes choisis et présentés par Joël Roman, Presses Pocket, Paris 1992.

(3) Le Soir 23 octobre 2000.

(4)  Pierre-André Taguieff, La République menacée, Editions Textuel , Paris 1996.

 

Gil Delannoi, Destin commun et destin communautaire, de l’utilité de distinguer et de définir nation et nationalisme, Institut de sciences politiques et sociales, Université de Barcelone 1995.

Jean-Marc Ferry, La question de l’Etat européen, Gallimard, Paris 2000.

José Fontaine, Le citoyen déclassé, in Toudi N°8 et Contradictions N°77, 1995.

AD Smith & John Hutchinson (ed), Nationalism, Oxford University Press, 1994.

 

Ajout  de ce 3 février 2011

Voir aussi cette courte déclaration de Gil Delannoy Gil Delannoy sur la Nation et l'Europe

 

Discours de Martin Luther King : son rêve sur la Nation américaine

 

Je vous le dis aujourd'hui, mes amis, bien que, oui bien que nous ayons à faire face aux difficultés d'aujourd'hui et de demain, je fais pourtant un rêve.

Je rêve  qu'un jour, notre nation se lèvera pour vivre véritablement son credo :  Nous tenons pour vérité évidente que tous les hommes ont été créés égaux.

Je rêve qu'un jour, sur les collines rousses de la Géorgie, les fils d'anciens esclaves et les fils d'anciens propriétaires d'esclaves pourront s'asseoir ensemble à la table de la fraternité.

Je rêve qu'un jour, même l'État du Mississippi, un État où l'injustice et l'oppression créent une chaleur étouffante, sera transformé en une oasis de liberté et de justice.

Je rêve  que mes quatre jeunes enfants vivront un jour dans une nation où ils ne seront pas jugés sur la couleur de leur peau, mais sur la valeur de leur caractère.

Je rêve qu'un jour, dans l'Alabama, avec ses abominables racistes, avec son gouverneur qui n'a aux lèvres que les mots d'opposition aux lois fédérales et d'annulation de ces lois, que là même en Alabama un jour les petits garçons noirs et les petites filles noires avec les petits garçons blancs et les petites filles blanches pourront se donner la main, comme sœurs et frères.

Je rêve aujourd'hui.

Je rêve qu'un jour toute vallée sera élevée, toute colline et toute montagne seront abaissées. Les endroits raboteux seront aplanis et les chemins tortueux redressés. Et la gloire du Seigneur soit révélée et toute chair la verra.