Du Mur de Berlin au Kossovo (1989-1999)

Toudi mensuel n°21-22, septembre-octobre 1999

Il y aura juste dix ans, le Mur de Berlin s'écroulait et nous nous saisissions de l'occasion pour Ilya tout juste dix ans le mur de Berlin s'écroulait et nous saisissions de l'occasion pour

publier un texte d'Habermas dans le TOUDI annuel de 1989: Die Nachlolende Revolution und linker Revisionsbedarf was heibt sozialismus heute? 1 que Claude Vaesen avait traduit par La révolution d'après-coup et la nécessité pour la gauche de se réviser. Qu'est-ce que le socialisme aujourd'hui? 2 (D'autres traductions proposent La Révolution de rattrapage 3

Dans ce texte qui n'a pas vieilli, Habermas indiquait au fond ce que cet événement représentait pour l'est mais aussi pour l'ouest. En le résumant très fort, on pourrait dire que la Chute du Mur ne signifie pas selon Habermas la disparition du caractère critique du Marxisme dont il repérait des formes profondément actuelles notamment chez Bourdieu et Touraine. Mais Habermas pensait devoir dire que le communisme avait vécu sur l'idée, dépassée selon lui, d'une action de la société sur elle-même, idée qui s'origine peu ou prou dans le modèle d'action qu'est la révolution française (et à notre avis, la République française).

Pour Habermas, une question se posait qui est celle de l'efficacité politique, soit «la question de savoir dans quel sens une société, différenciée de par le système qui la régit, qui n'a ni " sommet " ni " centre ", est encore en mesure de s'organiser elle-même, même si le " elle-même " de cette organisation ne peut plus être représenté sous la forme d'un macro-sujet, c'est-à-dire dans les " Classes " d'une théorie des classes ou dans le " Peuple " d'une souveraineté du peuple.» 4

Ces Révolutions «classiques» sonnent la fin des Révolutions

Le philosophe allemand dont, répétons-le, les analyses de 1989 n'ont pas vieilli, faisait le constat de l'ironie suivante. Si la «révolution de rattrapage» à l'est inaugurait bien dans ces pays une ère de postmodernité semblable à celle que nous connaissons, elle l'inaugurait dans les formes mêmes grâce auxquelles les sociétés modernes se concevaient avec un «centre» et un «sommet», persuadée qu'elles avaient un «elle-même» et que les notions de «Classes» ou, surtout, de «Peuple» gardaient un sens. Il l'exprimait comme suit: «La révolution " après-coup " emprunta [...] ses voies et moyens ainsi que son échelle des valeurs au répertoire bien connu des révolutions modernes.» 5

Selon Habermas, curieusement, ces révolutions qui annoncent la fin du «Peuple» et du mythe de la société agissant directement sur elle-même ressemblèrent cependant aux révolutions «classiques»: « Il est étonnant de voir que ce fut la présence de masses rassemblées sur les places publiques et mobilisées qui détrôna un régime armé jusqu'aux dents C'est ce type d'action spontanée des masses - on le croyait mort - qui servit de modèle à tant de théoriciens de la révolution.» 6

Mais il mesure le caractère malgré tout peu classique de ces révolutions qui ne seraient classiques selon lui que dans la forme: «Pour la première fois cependant, cette révolution s'effectua dans l'espace non-classique d'une scène mondiale, manipulée par les médias électroniques présents en permanence, occupée par des spectateurs prenant parti. Et, une fois de plus, ce furent les légitimations issues des droits de la Raison, celles issues de la souveraineté du Peuple et des Droits de l'Homme qui prêtèrent main-forte aux revendications révolutionnaires. Ainsi, l'histoire, engagée dans un processus d'accélération, opposa un démenti à l'image de la post-histoire désenchantée; elle détruisit également le paysage, dessiné à la post-moderne, d'une bureaucratie dépourvue de toute légitimité, figée comme une banquise sur un espace universel. C'est plutôt une récupération qui s'annonce au milieu de la secousse révolutionnaire: l'esprit de l'Occident récupère l'Est, non seulement à travers la civilisation technique mais aussi à travers sa propre tradition démocratique.» 7

Au fond, Habermas veut dire que ces «révolutions» de 1989 à l'est n'empruntent plus que leurs formes extérieures aux révolutions classiques, voire même à des événements moins immenses que la Révolution française, par exemple la Résistance en France de 1940 à 1944 avec cette clôture très «classique» et très «Peuple» du défilé sur les Champs Élysées. Événements qu'on pourrait comparer à ce qu'a été la résistance en Wallonie, certainement aussi intense que la Résistance en France, une résistance qui rebondit extraordinairement dans le Congrès de Liège en 1945, dans la grève générale de 1950 puis celle de 1960. Des actions à travers lesquelles la Wallonie tenta d'agir sur elle-même et de s'émanciper avec un succès qui ne sera confirmé que plus tard et de manière un peu pâlotte avec la construction d'un État fédéré dont les symboles s'alignent le long de la Meuse namuroise avec le Parlement wallon face au Gouvernement sur l'autre rive.

Mais la Révolution est-elle dépassée?

Le problème est quand même de savoir si Habermas a raison. Est-ce que vraiment le modèle de la Révolution classique - celui de la Révolution française - est dépassé? Il écrivait en 1989 encore, à propos de la lutte des classes: «Comme ultime recours, il restait encore à la partie structurellement défavorisée, la grève, donc la sécession organisée de la force de travail et, partant, l'interruption du processus de production.» Et il poursuivait: «Aujourd'hui, il en va autrement. Dans les conflits de répartition institutionnalisés au sein des sociétés d'abondance, une large majorité de ceux qui possèdent un emploi se voient opposés à une minorité formée de groupes marginaux hétéroclites, mélangés comme dans un sac de billes et qui ne disposent d'aucune possibilité de sanctionner la société.» 8

Ici, l'on peut tout de même se demander si les formidables grèves de masse de décembre 95 en France n'apportent pas quelque démenti à Habermas. Il est curieux par exemple de se dire que la condamnation du modèle à la Vico d'une société agissant sur elle-même, le modèle de la Révolution française autrement dit, intervient chez un philosophe allemand dont le pays - on le dit sans aucune agressivité antiallemande - n'a jamais connu de révolutions de ce genre dans l'ère moderne que finalement et rapidement matées, même la révolution de 1848 et même les révolutions, également vite matées, succédant à la défaite de 1918.

En revanche, un pays comme la France se vit, peut-être encore aujourd'hui, à partir de ces événements à travers lesquels on peut penser que la société agit sur elle-même. La Résistance française n'a été rien d'autre que cela et de manière d'autant plus pertinente qu'inspirée par la Révolution, elle n'a reproduit que sur un mode mineur les foules, les levées en masse, l'optimisme formidable de l'an II. Mais la Résistance s'est vécue et est toujours vécue en France comme cela. Il est étonnant de voir qu'elle reste un modèle en France, modèle parfois suggéré de manière analogique dans d'autres domaines que l'activité politique pure comme l'éducation par exemple. À un colloque sur l'Europe et la culture le vieux Claude Julien parlait d'une voix frémissante des adjurations d'Alain avant les élections de 1930 sous la IIIe République: «Nous devons élire des Résistants». D'une certaine manière, le ton d'un journal comme Le Monde diplomatique est resté en phase avec la Révolution française et le livre de Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, dénoncent le système médiatique français comme celui d'une nouvelle aristocratie, aussi éloignée du peuple que ne l'était celle de l'Ancien régime, aussi dévouée au Pouvoir et servile à son égard que la Cour de Versailles.

La guerre du Kosovo

C'est dans ce contexte que nous voudrions nous inspirer de quelques réflexions formulées dans un débat avec Éric Hobsbawn, Francis Fukuyama, Pierre Hassner, Edward Luttvak et Timothy Garton Ash 9. La réflexion de Edward Luttvak (Centre d'études internationale et stratégiques de Washington), est aussi caractéristique: «Les sociétés contemporaines ne sont plus disposées à sacrifier des vies. Autrefois elles trouvaient la solution dans l'emploi de mercenaires. Aujourd'hui, nous pouvons nous fier à la technologie.» [ fn] De wereld... Réflexion dont Fukuyama pense qu'on peut l'étendre à d'autres sociétés que les sociétés occidentales puisque la Serbie a peut-être capitulé en raison du fait qu'il y avait déjà trop de morts et puisque Russie elle-même hésite à engager ses armées dans des répressions sanglantes qui lui coûteraient trop de vies humaines. Hobsbawn estime que, du milieu du 18e siècle à la fin des années 60, l'État s'est renforcé et que les choses se sont renversées seulement à partir de 1970. Luttwak lui fait constater que c'est la guerre qui a renforcé le rôle de l'État en Angleterre ou ailleurs, mais celui qui préside à ce débat, Robert Cooper, directeur du département Extrême-Orient au Ministère britannique des affaires étrangères, pense que ce n'est pas seulement la guerre qui rend les États plus faibles, mais la cohésion moindre des sociétés civiles à l'intérieur de chaque nation.

Pour Fukuyama, c'est la technologie qui provoque l'érosion des hiérarchies avec des techniciens en informatique par exemple mieux au courant de ce qu'il faut faire que leurs dirigeants. Il est question ensuite d'identités complexes où l'on oppose l'autonomisme des Catalans et des Écossais (jugés comme «avancés») parce que s'escrimant avec la complexité du monde et des sociétés, là où les Slovaques et les Tchèques en restent à une identité de paysans, toujours orientée vers la croyance en l'État comme la forme idéale de défense de l'identité et de la démocratie.

Pour Hobsbawn, l'influence du citoyen sur l'État est devenue problématique lorsque l'on voit par exemple, les chiffres sans cesse en baisse de la participation aux élections américaines. Il n'admet pas l'idée que la démocratie puisse être remplacée par une sorte de souveraineté comme consommateurs à laquelle aspireraient les citoyens. Pour Pierre Hassner, la question est celle du niveau auquel l'efficacité démocratique est réelle, niveau qui doit être au moins celui de l'Europe. Et pour lui, il y a un lien entre le refus des Américains de mourir pour leur pays et leur abstention aux élections. Mais pour Garton Ash, l'héroïsme civique a disparu avec la technologie et il faudrait annuler le progrès technologique pour le retrouver. Et Hassner rappelle la prophétie de Nietzsche selon laquelle, l'abandon du grand nombre aux facilités, au confort procuré par la technique annonçait la venue d'une aristocratie barbare et bestiale. Selon lui, on n'en est pas là. 10

Une nuance doit être apportée à ce débat concernant seulement la matérialité des faits puisqu'il semblerait bien, malgré tout, selon Zbigniew Brzezinski, que la «capitulation» de la Serbie aurait fait partie d'un plan concerté avec les Russes, qui aurait comporté la partition du Kosovo, une partie de cette région étant occupée par des troupes russes, le coup de force du contingent apparemment symbolique de l'armée russe occupant Pristina le 12 juin devant être appuyé par l'envoi de 12.000 parachutistes. Le refus de la Bulgarie, de la Hongrie et de la Roumanie d'ouvrir leurs espaces aériens aux avions russes transporteurs de troupes empêcha la manoeuvre ou la rendant en tout cas infiniment plus périlleuse. 11

Sommes-nous vraiment postmodernes?

Tant dans le débat mené par Robert Cooper en 1999 que dans la réflexion d'Habermas en 1989, l'idée est avancée que nous serions dans des sociétés devenues complexes où l'action directe des sociétés sur elles-mêmes serait impossible. Tant les révolutions décalées (ou de rattrapage) que la guerre du Kosovo le démontreraient, évidemment, paradoxalement. En effet, les révolutions de rattrapage à l'est engendrent, selon Habermas, leur intégration au sein des sociétés occidentales complexes où même la grève ne peut plus avoir cette formidable pression sur les propriétaires d'un capital aujourd'hui mondialisé et anonyme. Quant à la guerre du Kosovo, elle démontrerait que la technologie éliminerait aussi bien le sens de l'État et du dévouement à l'État qui s'exprime dans la guerre, le sacrifice pour la patrie, que dans des modes moins tragiques de participation citoyenne (voter, faire grève, manifester, résister par la discussion...).

Notre réflexion ne peut se clôturer que par mille questions. Ainsi, l'on peut à bon droit penser que le sort des citoyens se jouent maintenant à un autre niveau que le local et même le national. On peut ainsi souhaiter l'érection d'un véritable gouvernement européen qui, seul, répondrait, aux exigences de la postmodernité et de la mondialisation. Pourtant, le même citoyen qui, aux États-Unis, se trouve dans une Nation relativement homogène et qui, elle, est puissante, capable d'influer sur le destin des autres sociétés humaines, capable en principe aussi d'agir encore sur elle-même, ce même citoyen se détourne encore plus vite de la participation à la Cité humaine qu'en Europe. Il ne faut pas oublier non plus que le père (déjà très postmoderne) de l'Europe, Jean Monnet, à des lieues de la Résistance française (du général de Gaulle mais aussi de l'intérieur), vint à Alger pour soutenir les hommes de Vichy en train de se «reconvertir» (comme Mitterrand au fond malgré tout mais qui se reconvertit dans un plus grand risque), avec et autour de Giraud. Monnet proposa une unification de l'Europe s'enclenchant par l'unification des économies, le reste étant espéré «venir» comme le dit Spaak un jour 12 , sans même se souvenir du caractère scandaleusement antidémocratique d'un tel propos, «automatiquement» (la démocratie, le Parlement, la liberté de la presse, le sentiment d'appartenir à un ensemble aussi pluriel que l'Europe, le dialogue nécessaire entre les peuples pour parvenir à une vraie Europe - etc. - tout cela pouvait-il, peut-il venir automatiquement?).

La question mériterait aussi d'être posée, avec quelqu'un comme Régis Debray par exemple (voir l'article de François André), de savoir si nos sociétés sont réellement devenues si complexes qu'on ne le dit et, surtout, si complexes qu'elles ne pourraient plus agir sur elles-mêmes. Le mythe de la «Classe» ou du «Peuple» ont été des mythes opératoires pour des nations qui ne possédaient ni la télévision ni les ordinateurs ni le téléphone ni même les chemins de fer. État-il si «simple» d'ordonner la levée des citoyens en masse en 1793, alors que, par exemple, la plupart des Français ne parlaient même pas le français? Était-il si «simple» d'organiser treize États Unis sur un territoire aussi immense que la côte ouest de l'Amérique du Nord? En un temps où les communications étaient si pénibles? Le Congrès des représentants des treize États Unis d'Amérique du Nord purent confier la rédaction de la charte fondamentale de ce nouveau pays à un grand écrivain, texte dont la ratification fut réellement aisée, à quelques mots près: cela aussi n'était pas plus facile qu'aujourd'hui.

Et peut-être que la possibilité d'agir sur soi ne repose-t-elle que sur la conviction que cela est possible, sur la croyance en la souveraineté du peuple. On pourrait dire de même que la possibilité d'agir sur sa propre vie ne repose finalement que sur la conviction que l'on peut effectivement la maîtriser ou encore que l'idée même que l'on est libre se fonde sur la décision que l'on prend de l'être et de le rester. Si d'ailleurs la liberté reposait sur une force étrangère à cette décision qu'elle peut prendre, cette force ne pourrait être autre chose qu'une force brisant notre capacité de choix.

Dès lors, si nous doutons de la possibilité d'agir sur les sociétés contemporaines, ne serait-ce pas ce doute même qui engendrerait la «complexité»?

On peut évidemment malgré tout reposer la question de savoir pourquoi nous voudrions tant que cette capacité d'agir sur nous-mêmes redevienne effective. Si nous le voulons tant, c'est parce que c'est la seule perspective qui conserve à l'homme sa dignité et une espérance. Et on ne peut le vouloir, d'une certaine manière, que dans l'absolu, sans attendre les moments favorables où les voeux de l'opinion, la bonne marche des affaires permettraient, mieux qu'aujourd'hui, par exemple une meilleure répartition des richesses. Car si une société plus juste et plus libre ne naissait que de telles opportunités, on pourrait se demander si elle deviendrait réellement plus juste ou plus libre. Ne serait-elle donc pas plutôt alors la simple résultante d'opportunités qui peuvent ne pas durer et ne sont pas possibles? Et donc ni plus juste ni plus libre qu'auparavant.

Luttvak a beau dire que l'Angleterre n'a pu se mobiliser que face à la guerre, cela ne change rien à la capacité qu'elle a eue de le faire effectivement. Pourquoi s'en étonnerait-on en un sens? La lutte à mort est ce qui permet à l'homme de se dépasser et sans quoi il ne deviendrait pas libre. On peut penser avec Ferry que la lutte à mort, la guerre «fut pourvue de vertus morales indéniables» 13 Maintenant qu'elle est de plus en plus mise hors la loi, la guerre exclut de la communauté juridique internationale seulement esquissée. Mais la liberté née de la lutte à mort peut se reconvertir à travers la confrontation non-violente entre les cultures. Puisque la nation a été autrefois le cadre par excellence de la lutte à mort mais aussi de la reconnaissance, tout nous pousse à rechercher dans le même contexte, les luttes, les effets de reconnaissance, les émancipations obtenues autrefois autrement.

Mais la Nation, justement?

La Nation, nous en avons abondamment discuté dans cette revue depuis 1989 avec Jean-Marc Ferry dans Conversation sur Habermas avec Jean-Marc Ferry 14 , avec le même et Europe, démocraties, nations 15 avec Paul Thibaud lui-même Le 18 juin, la France, l'Europe et nous 16 et enfin de nouveau avec Jean-Marc Ferry Identité postnationale et identité reconstructive 17 Il nous a semblé que, dans la dernière confrontation entre Jean-Marc Ferry et Paul Thibaud, qui s'était déjà produite dans Discussion sur l'Europe 18, mais que Le Monde des débats nous propose à nouveau 19, Jean-Marc Ferry semble moins méfiant vis-à-vis d'une transposition à l'Europe de l'idéal républicain de communication et de débat. Prenant acte de ce qu'il appelait dans République en septembre 92, le «postétatique», Jean-Marc Ferry semble aujourd'hui en appeler au surgissement d'un espace public transcendant simplement l'espace national: «Je ne vois d'issue qu'en direction d'une démocratie participative qui consisterait d'abord pour les citoyens d'Europe, à exiger des justifications publiques non biaisées et ouvertes à la discussion.» (Le Monde des débats, septembre 99) Il oppose au républicanisme ces critiques: «rapport trop exclusif à l'histoire propre, à la mémoire nationale, un mode trop rigide d'intégration sociale, politique et culturelle et un mode trop peu concerté de formation de la volonté politiquement légitimée» (ibidem). À cela, Paul Thibaud oppose cette réflexion qu'il vaut la peine de citer entièrement: «la souveraineté, comme la liberté de chacun, ne va pas sans une multitude de contingences et de disciplines. Le droit international existe depuis toujours, les nations sont inscrites par principe dans un système pluraliste , elles doivent respecter une règle pour qu'il y ait un minimum de sécurité. La souveraineté n'a donc rien de monopolistique, c'est une liberté collective et une responsabilité collective. Mais il faut bien qu'existe un sujet politique pour exercer la responsabilité vis-à-vis de l'extérieur. Il y a donc des échelons supranationaux et des échelons infranationaux mais on aurait tort de tout mettre sur une échelle continue, depuis le monde en haut jusqu'au quartier ou au groupe d'immeubles en bas. C'est le cadre national qui donne un sens à la pluralité en lui permettant d'être représentée, voulue, déterminée par rapport aux autres consciences.» (Ibidem). Notons ici que Jean-Marc Ferry considérait toujours aussi, du moins en 1992, que la Nation demeurait, non pas l'identité politique ultime mais le pivot de la vie sociale, un peu à l'intersection de la pluralité des nations dont parle Paul Thibaud. Celui-ci continue en des termes qui devraient faire quand même réfléchir les européistes faciles et les multiculturalistes irréfléchis: «La République, pour moi, c'est la nation responsable aussi bien par rapport à ce qui est au-dessus que ce qui est au-dessous d'elle. Si l'on supprime ce noeud particulier, on n'ira pas vers une internationalité plus chatoyante, mais vers un mélange d'uniformisation et de désordre. Nos contemporains ne sentent plus le monde, ils ont perdu leurs marques. Une nation, c'est un sentiment du monde et un sentiment de responsabilité vis-à-vis du monde. Il faut certainement ajouter énormément de choses à la République, c'est-à-dire à la nation politique, mais il faut la préserver comme élément de clarification, de variété, de responsabilité et d'universel intériorisé.» (Ibidem).

On aurait tendance à suivre Paul Thibaud (mais sans renier Ferry): sans le maintien d'une histoire dramatique, c'est-à-dire qui engendre dialogues et conflits, il n'est pas d'avenir pour la citoyenneté. Ou pour la souveraineté. Notons en passant ce qu'un tel débat qui se veut, dans le chef des deux personnes affrontées, de portée internationale, serait quasiment impossible chez nous où la nation est tout simplement condamnée sans plus au bénéfice d'une participation à l'Europe dont on ne s'est jamais posé la question des vraies fins, qui n'a fait, précisément, l'objet d'absolument aucun débat public: ni vote, ni polémique, ni vraie discussion au Parlement, un consensus bovin qui fait peur, non pas pour la Belgique (qui va disparaître), mais pour la Flandre et la Wallonie... Remarquons en passant qu'en Allemagne, comme le dit Hedetoft dans Nationalisme et supranationalisme en Allemagne, Danemark et Grande-Bretagne, le supranationalisme est la forme discrète du nationalisme dans la mesure où l'Allemagne a un intérêt direct à l'Europe. Au fond, on envisage bien une discussion de ce type au Danemark par exemple, petit pays assumant son «nationalisme». Mais les Britanniques qui ne sont peut-être jamais devenus européens, sont-ils prêts à sacrifier la souveraineté du Royaume-Uni? La discussion entamée plus haut et reproduite dans De Standaard n'indique pas que les anglo-saxons soient préoccupés de transcender les frontières nationales. C'est ce que soulignait par exemple quelqu'un comme Emmanuel Todd dans L'illusion économique, Gallimard, Paris, 1998.

L'histoire jusqu'à nous a été une histoire vraiment humaine parce qu'elle s'est propulsée dans le temps à partir de la Liberté: à Athènes, à Rome, dans les Églises, les ordres religieux, les grandes religions, le surgissement des grandes oeuvres, le martyr des athées comme Giordano Bruno ou des croyants comme Jeanne d'Arc, la tragédie grecque, la philosophie de Kant et de Rousseau, l'extraordinaire résistance russe ou espagnole à Napoléon, l'obstination de Galilée ou de Colomb, la foi de Robespierre, la longue marche de Mao, l'épopée de Gandhi, les contes de l'Inde, de l'Afrique ou de la Perse répétés de nuit en nuit depuis la nuit des temps.

Est-il vraiment si vain d'espérer un avenir supérieur au présent comme toute l'épaisseur du Monde et de son Histoire nous y presse si impérieusement? Que serait le monde sans ses diversités qui peuvent diviser, déchirer et tuer, mais dont l'uniformisation serait encore plus meurtrière?

Questions, questions, questions...


  1. 1. Éditions Suhrkamp, Francfort, mai 1990.
  2. 2. In TOUDI (annuel), n° 4 pages 312-331.
  3. 3. J.Habermas, Écrits politiques, Ed. du Cerf, Paris, 1990
  4. 4. J.Habermas, La révolution décalée à l'est, in TOUDI, n° 4, p. 325.
  5. 5. ibidem, p.316
  6. 6. Ibidem, p. 316
  7. 7. Ibidem, pp. 316-317.
  8. 8. Ibidem, p.329.
  9. 9. De wereld valt uit een (débat mené par Robert cooper avec Francis Fukuyama, Timothy Garton Ash, Eric Hobsbawn, Edward Luttwak, et Pierre Hassner), in De Standaard 28 août 1999 , pp 11-13, p. 12.
  10. 10. Ibidem, p. 13.
  11. 11. Zbigniew Brzezinski, Kosovo, histoire d'un stratagème raté, in Le Monde du 14 septembre 1999, p. 20.
  12. 12. Dans l'émission de la RTBF Télé-mémoires, réalisée en 1968 et rediffusée en juin 1998.
  13. 13. Jean-Marc Ferry, Les puissances de l'expérience, Tome II, p.222.

  14. 14. TOUDI annuel, n° 3, 1989, pages 10-26.14
  15. 15. République n° 4, Europe, démocratie, nations
  16. 16. République n° 35, Le 18 juin, la France, l’Europe et nous
  17. 17. Toudi mensuel n° 5, Identité postnationale et identité reconstructive
  18. 18. Seuil, Paris, 1992.
  19. 19. La République est-elle en danger ?, septembre 1999.