Justine Henin

Publié le 26 septembre

Thierry Haumont qui, comme on ne le sait pas assez, est un très grand écrivain 1 et qui ,comme on ne le sait pas plus, maîtrise quasi parfaitement quatre ou cinq langues européennes, m'a dit un jour que le chauvinisme existe en France, en Allemagne, en Angleterre, en Italie... et parfois poussé très loin. Mais il prétend que le chauvinisme belge dépasse en absurdité en excès et en stupidité tous les chauvinismes européens réunis. Il est vrai que le Paris-Match Belgique a titré que par sa victoire, Kim Clijsters écrivait l'Histoire. Qu'est-ce que cela va être avec Justine Henin à la RTBF (ou à RTL), d'autant plus qu'elle, au moins, nous parle encore en français ?

Il y a des militants wallons qui rêvent du jour où une sportive de haut niveau comme Justine Henin, au lieu de brandir le drapeau belge, brandirait le drapeau wallon. Si cela devait se produire - passer de l'insignifiance médiatique actuelle qui ne concerne que la Belgique à la même insignifiance mais cette fois qui serait imputable aux Wallons - ce serait la pire des choses qui serait arrivée à la Wallonie dans toute son histoire.

Je poursuis ma réflexion sur Justine Henin comme il convient, je pense, qu'un homme honnête doit le faire, soit en n'y pensant plus. Et en parlant d'autre chose, cela vaudra mieux pour tout le monde. Il est cependant clair qu'ici, ce n'est pas la personnalité de Justine Henin qui est visée: l'article en cause a comme origine une discussion sur l'avenir de la Wallonie comme communauté de dessein ou de destin, un certain dédain populiste pour les oeuvres de l'esprit, une confusion extraordinaire dans la hiérarchie des valeurs créée par les médias. 2

L'art cela s'apprend

Je crois sincèrement que le langage cinématographique s'apprend, celui des Dardenne par exemple. Celui de Rosetta je l'avoue, j'ai eu de la peine à le comprendre, mais pas celui de La Promesse- ni de Le Fils. Il faut quand même veiller au maintien d'une hiérarchie dans les oeuvres de l'esprit. S'il y a quelque chose de dommageable dans la démocratie, ce n'est pas qu'elle égalise les êtres humains, mais qu'elle aplatit les hiérarchies dans les domaines où ce n'est pas démocratique de mettre en cause les hiérarchies. Dans la mesure du possible et depuis que j'ai lu le livre de Luc Dardenne Au dos de nos images j'essaye de faire comprendre ce qu'il y a d'immense dans le cinéma des deux frères. Le film dont je peux le mieux parler, c'est Le Fils. Le problème qui s'est posé aux Dardenne avant de réaliser ce film, c'est celui du « pardon ». Il ne me semble pas que les Dardenne sont des croyants, mais ils s'inscrivent dans une tradition judéo-chrétienne qui a quelque chose de fondamental, qui rejoint le plus intime du noyau même de notre civilisation occidentale et même universelle et qui est, je pense, effectivement, en son sommet en tout cas, le pardon, l'idée chrétienne du pardon. C'est une vision qui est partageable avec quiconque, quelle que soit sa philosophie. Au demeurant, il n'y a dans Le Fils, aucune parole religieuse, aucun symbole religieux, mais de bout en bout, c'est d'une rare profondeur spirituelle. Si beaucoup sont dégoûtés des films des Dardenne, ce n'est pas parce qu'ils sont compliqués. C'est le contraire, c'est parce qu'ils sont d'une foudroyante simplicité. Dans Le Fils sans doute encore plus, qui est un film où il y a en fait deux personnages entre lesquels se joue une histoire qui peut déboucher sur le meurtre et la vengeance et qui s'ouvre à une autre issue. La manière dont les Dardenne y amènent est stupéfiante de vérité humaine, de simple vérité humaine. Il n'y a aucune paillette, aucune fioriture dans ce cinéma. Si leur cinéma a été jugé deux fois comme le meilleur à Cannes par des spécialistes du monde entier, ce n'est évidemment pas par hasard (j'use de l'expression « par hasard » parce que cela é été dit d'eux, étrangement, par des critiques littéraires). AinsiMichel Condé a écrit dans Histoire de la littérature belge, Fayard, Paris, 2003, un article sur la Palme d'or attribuée aux « frères » pour Rosetta une série de considérations intéressantes (Révélation d'un cinéma belge, pp. 545-555). Il estime que ce film a été primé dans la mesure où il rompait radicalement sur le plan esthétique avec « les formes dominantes du cinéma américain ». Il dit, certes, que les Dardenne connaîtront d'autres réussites. Il donne aussi une explication de ce qu'il appelle « coup médiatique », « hasard », réussite obtenue « involontairement » qui à certains égards est juste : « Le cinéma, comme la littérature d'ailleurs, est fait précisément de tels coups, notamment dans un pays (ou une région) comme la Belgique francophone (ou la Wallonie), qui ne dispose pas, à la différence du cinéma hollywoodien ou de l'"institution" littéraire parisienne, d'un système de production, de promotion et de diffusion massives, capables de gérer de façon régulière de tels événements (et donc d'en vivre, comme Le Monde des livres qui paraît toutes les semaines, quels que soient les titres à traiter). » Admettons, mais voyons quand même la phrase où il se sert des mots "hasard", "involontairement" et"coup ": « Il n'est donc pas sûr que les frères Dardenne puissent à l'avenir rééditer le même "coup" médiatique (qui à la fois implique une part de hasard et entraîne de multiples incompréhensions), que constitua (sans doute involontairement), Rosetta, même s'il est à présent certains que leur carrière de cinéastes connaîtra d'autres réussites... ». Ces trois mots sont de trop, à mon sens. Et il y a tout de même dans les Facultés de lettres (et d'autres Facultés : Histoire, Sociologie, Philosophie, par exemple), dans les écoles sociales, dans les écoles secondaires, un nombre incalculable de gens - dont je puis être - qui sans qu'il y ait en Wallonie un phénomène comme Le Monde des livres, peuvent aussi « vivre » d'expliquer à leurs étudiants, au public wallon en général , pourquoi ce cinéma vaut la peine d'être vu. Il y a aussi des médias chez nous et ils seraient capables, au lieu de supprimer des émissions comme Arguments par exemple, d'introduire non seulement aux grands chefs d'œuvre venus de France, d'Amérique d'Allemagne, d'Angleterre, mais aussi aux Wallons qui - peut-être pas par hasard mais en raison d'une perte d'influence politique française sur Cannes - se trouvent enfin reconnus mondialement parce que la France a cessé de faire écran entre ce que nous pouvons faire de bien sans que les Français le passent sous silence à cause de l'embarras que nous leur donnons d'exister comme le dit si bien quelqu'un comme Yves Lacoste 3 Pourquoi Michel Condé n'expliquerait-ils pas aussi un livre comme celui de Luc Dardenne Au dos de nos images 4 . Ce livre est-il lui aussi un simple hasard? Un « coup » ? Et quels sont les coups (et les coûts) que représentent les professeurs d'université amenés et appelés à parler de ces questions ? (Mais là, pas par hasard, mais sans toujours une grande nécessité...)

Des cinéastes simples et clairs comme une eau

C'est parce que les Dardenne sont simples, c'est parce qu'ils ont un coeur pur, parce qu'ils veulent s'éloigner des sentiers battus que leur cinéma semble difficile. Ils sont sans doute parmi les hommes au monde qui ont le mieux tenu une caméra. J'aime bien regarder des films d'action, des films de Claude Sautet etc. Mais la différence avec les Dardenne, c'est qu'ils ont écrit quelque chose qui est parfaitement inoubliable parce que cela rejoint le centre du centre de l'énigme que l'homme est à lui-même. Et tout est parfaitement compréhensible et simple dans Le Fils.

Vu sous un autre angle (car cette oeuvre a de multiples sens), et ce que je dis ici, c'est Luc Dardenne qui en parle lui-même dans Au dos de nos images, c'est une sorte de remake de l'histoire d' Abraham et d'Isaac. Pour faire cela, il faut un talent cinématographique hors du commun. Et l'on peut dire aussi de cette histoire qu'elle fonde notre humanité, proposition qui n'est pas religieuse au sens strict mais philosophique (le refus du sacrifice humain).

Un cinéma neuf, une littérature neuve demande une initiation. Je vais essayer de le tenter avec mes élèves parce que je leur donne un cours de français professionnel et que ce sont des éducateurs spécialisés. Ce qui exige d'eux, toute une démarche pour aller à la rencontre des drames humains qu'ils ont à assumer chez ceux qui leur sont confiés. En réalité, l'intérêt des Dardenne est très proche de ce souci de l'humain qui souffre, caractéristique de ce métier d'éducateur. Et dans Le Fils il n'est pas question de misérabilisme, même si le milieu filmé est humble (mais il n'est nullement misérable). Il y a des films qui sont là pour divertir, il y a des films, des livres, des rencontres aussi qui nous livrent les mots pour vivre et pour mourir. Le cinéma des Dardenne est dans ce cas. Il apporte par conséquent à la Wallonie infiniment plus que tout ce que l'on peut imaginer que puisse nous apporter des artistes, des auteurs, des êtres humains.

Il y a si l'on veut entre les Dardenne et Les bronzés (par exemple), la différence qui existe entre Mozart et le grand Jojo. Mozart est éternel et le grand Jojo, nous l'aurons oublié dans vingt ans si ce n'est déjà fait et Bob Deschamps (qui pourtant à certains égards est bien intéressant). Par là même les Dardenne inscrivent un bout de Wallonie non seulement dans l'universel du point de vue de l'espace mais aussi dans l'universel du point de vue du temps. Le grand bouboumtralala d'une victoire wallonne sportive, c'est un peu ce que disait Bergson du plaisir par opposition à la Joie: seule la Joie nous dit dans quelle direction la vie est lancée. Que d'un peuple puisse surgir des Dardenne rend ce peuple vrai, humain et profond, alors que des champions de ceci ou cela, cela court les rues et ne sert en rien la dignité vraie, l'identité vraie d'un peuple. Le sport n'est qu'une transposition haïssable de ce qu'il n'y a pas de plus grand dans l'humanité: la guerre et le fric. Que les belgicains continuent à belgifier: leur échec se lit parfaitement dans cette réalité qu' a expliquée François André dans TOUDI, à savoir que la Belgique est incapable d'avoir un cinéma et que dès l'instant où l'on a commencé à vouloir un cinéma wallon (au milieu des années 70), les chefs d'oeuvre se sont multipliés et même sont arrivés à des sommets que peu de peuples ont atteints 5. Il n'y a pas de chauvinisme véritablement dans ce que je dis. Il y a la reconnaissance de ce que ce peuple wallon est un vrai peuple, qu'il a connu des drames qui l'excluent de l'histoire, qui le marginalisent et que lorsque l'on est dans cette situation, il y a sans doute quelque chose à dire au genre humain. De Misère au Borinage 6 à Le Fils 7en passant par Déjà s'envole la fleur maigre 8, nous avons prouvé que nous existons en livrant un message qui en réalité nous dépasse mais qui nous met à la hauteur d'un peuple historique.

Je crois que cela vaut la peine d'être dit et redit dans la mesure où cela ne concerne pas seulement les élites, mais ce qu'il y a de meilleur, c'est-à-dire aussi ce qui s'offre à toute personne qui veut bien faire l'effort pour s'en saisir. Je me souviens d'un camp de patro où les enfants des quartiers les plus populaires jouaient tous l'Hymne à la Joie de de Beethoven. Cela se comprend parce que l'art est parfois d'une évidence supérieure à l'évidence mathématique et même scientifique, mais cela doit se discuter, il est vrai, et parfois longuement.

La Wallonie n'aura rien si elle copie le chauvinisme belgicain effréné, obsessionnel, profondément grimaçant et caricatural de certains médias et pas seulement de la RTBF. J'avoue que j'ai peur que si la Wallonie devient indépendante (et cela arrivera), elle n'ait que cela à se mettre sous la dent pour exister. Si c'était le cas, je renierais la Wallonie ou, du moins, j'émettrais à son égard les critiques que j'adresse notamment à la RTBF. Et encore plus durement car cette fois, ce serait (pour reprendre Saint-Exupéry), Mozart qu'on assassinerait en assassinant une vraie patrie.

Ce qui est en jeu, c'est la grandeur de notre peuple, car tout peuple est grand.


  1. 1. Critique (II) : Les peupliers (Thierry Haumont)
  2. 2. Discussion sur le Forum de la revue TOUDI
  3. 3. Sens des histoires belges
  4. 4. Au dos de nos images
  5. 5. Cinéma wallon et réalité particulière
  6. 6. Critique: Misère au Borinage (Storck et Ivens)
  7. 7. L'étrange "vengeance" du dernier film des Dardenne
  8. 8. Un des meilleurs films du XXe siècle ("Déjà s'envole la fleur maigre")