Litanies royales
Litanies royales.
Johan Anthierens
Extrait du livre De tricolore Tranen 1993. Traduit du néerlandais par Marie-José Delferrière et José Fontaine.
D'Élan à Messie
A en juger d'après les diverses appréciations portées sur son personnage, le cinquième roi des Belges n'a pas à se plaindre, mais, au lendemain de sa mort, le 31 juillet 1993, le chœur des louanges s'est subdivisé en deux parties. Qu'ils aient été ou non interrogés à son sujet, les proches du roi semblent en avoir fait un clone de lui-même. Le Chef catholique de l'Etat - sa béatification est en bonne voie -, semble avoir été tout et son contraire. Comme la Palestinienne Marie fut à la fois Vierge et Mère.
A partir des louanges se répétant l'une après l'autre comme sur une bande magnétique, j'ai composé des litanies, en me limitant, pour ce faire, à un certain nombre de journaux et publications. Le roi Baudouin fut et demeure au-delà de ces impressions qui défilent mais celles-ci donnent une idée de la multiplicité des traits de sa personnalité.
Les titres de "Père de la Patrie" et, comme une statue d'Auguste Rodin, celui de ciment d'une nation qui s'effrite, s'imposent tout d'abord. Comme Paola s'appelle en réalité Mosselman, nous devons aussi souligner le nom de Baudouin Mortelman (mortel = mortier NDT). En tant que franc-maçon et s'il m'est permis de donner un avis sur la chose, je crois qu'il doit y avoir un saint-patron en réserve.
Au préalable, avant de vous donner la liste des litanies, encore une réflexion philosophique sur la plus insolente des appellations "Le roi des cons", le roi des "Stommekloten", qui vient de Charlie-Hebdo et qui, suite à ce blasphème, fut interdit en Belgique. Celui qui réfléchit une seconde admettra que la sanction n'était pas fondée. Quand un homme ordinaire, comme vous ou moi, est concerné par une insulte du genre "Roi des cons", c'est lui qui doit se considérer comme lésé. Et nous trouvons que l'auteur de cet affront est tellement bête que cela ne vaut pas la peine de se fâcher. Dans le cas de Baudouin, le mot "cons" ne vise pas le "Messire" de Laeken mais ses dix millions de sujets: les Flamands, les Bruxellois, les Wallons, les Germanophones, les Indiens qui font la cueillette des fruits à Saint-Trond, les 250.000 Polonais qui travaillent au noir et nos marchands arabes de concombres. Que Baudouin ait été tout ce que l'on voudra sauf un imbécile, il y a, à cet égard, unanimité parfaite, mais pour ce qui concerne le phénomène belge....
Que nous le voulions ou non, nous formons un drôle de méli-mélo. Il suffit de voyager quinze jours à l'étranger et de constater au retour l'état de nos rues pour comprendre pourquoi nous sommes la risée de l'Europe. Un ramassis de pots de mayonnaise vides et de canettes de bière. Avec ses déchets de gaufres et de hot-dogs comme si un huissier était venu saisir les tables dans la rue. Des coups de téléphone donnés la bouche pleine de tomates-crevettes avec, derrière soi, le cornet resté gras. La fierté de posséder une carte des clients du Delhaize et l'absence de révolte contre les publicités idiotes... ne sommes-nous pas un ensemble de cons? Avec Fons Verplaetse, Gouverneur de la Banque Nationale, n'avons-nous pas intronisé un faux-monnayeur moral. Avec le Premier Ministre Jean-Luc Dehaene qui proclame haut et clair que sa femme et lui regardent le petit carré incrusté au centre de la mire lorsque celui-ci émet (dans un but publicitaire NDT)un match de football. Les étudiants flamands qui appellent leurs chambres un "kot" - "ma fille a un "kot" à Louvain" (NDT : "kot" peut vouloir dire "réduit" en néerlandais: Jakes Schreurs dirait "clapier"). Le kitsch dans nos intérieurs, la crue du bain de sang sur nos routes au retour de chaque week-end. Picoler, radoter et rouscailler sont les trois signes distinctifs de notre nationalité. Une poupée gonflable est plus érudite que Michel Demaret, ce bouffon de la Planète et bourgmestre du centre du monde, Bruxelles. Il y a à peine un quart de siècle, Godfried Bosmans, dans son essai "Denkend aan Vlaanderen" paru en 1967, constatait que chez nous les handicapés se distinguent difficilement des autres personnes et que les frontières de Geel s'étendent jusqu'à Hasselt et Ostende. Ce petit livre plein d'aimables coups de griffes n'a pas été interdit mais a été mis en vente grâce à l'éditeur flamingant Lannoo.
Tout ce qui précède explique pourquoi j'interprète l'éclat de "Charlie" comme un hommage à Sa Majesté dont l'existence fut pendant quarante ans celle d'un monarque éclairé des ténèbres.
Vous n'avez qu'à essayer d'expliquer cela à un compatriote, imbécile à plein temps...
Mesdames et Messieurs, inclinez la tête pour les Litanies.
1. Un grand roi, un homme bon (Het Laaste Nieuws, 2 août 1993).
2. Un homme foncièrement bon (même journal, même jour).
3. Un homme de cœur et une âme noble (Manu Ruys, De Standaard, 2 août 1993).
4. Non pas un homme mais une incarnation (F Verleyen, Knack, 4 août 1993).
5. Un phare (l'ancien Premier Ministre Wilfried Martens, Het Laaste Nieuws, 2 août 1993).
6. Une bouée dans la tempête (l'avocate des prostituées Patsy Sörensen, De Morgen, 2 août 1993).
7. Un roc dans le cours souvent tumultueux et troublé de l'histoire de son pays (Lou De Clerck, De Standaard, 2 août 1993).
8. La dernière planche de salut (L'ancien recteur de la VUB Walter de Brock, De Morgen 6 août 1993).
9.Une figure paternelle (Neuf millions de Belges parmi lesquels le Grand-Maréchal Sylvain Frey, Het Laaste Nieuws du 4 août 1993).
10. Un père de la Nation sans Nation (Frans Verleyen, Knack, 4 août 1993)
11.Père de la patrie orphelin de son pays (idem)
12. Le papa à nous tous (des femmes zaïroises rythmant ces mots aux funérailles de Baudouin le samedi 7 août 1993).
13. Le cousin de Mobutu (Maréchal Mobutu Sese Seko)
14. Le ciment de la Belgique (Neuf millions de Belges parmi lesquels l'homme politique en retraite Omer Vanaudenhove, Het Laaste Nieuws du 2 août 1993)
15.Un orfèvre (Pierre Harmel, homme politique à la retraite, La Meuse-la Lanterne, 2 août 1993).
16 Un chrétien convaincu (Le Pape Jean-Paul II)
17 Le Grand Réconciliateur (Het Laaste Nieuws), 2 août 1993).
18. Un homme de patience (idem)
19. Un berger pour son peuple (Le Cardinal Godfried Danneels)
20. "Elan loyal" (Totem de Baudouin chez les scouts; celui de son frère Albert était "Petit Castor")
21. Le roi triste (stéréotype universel)
22. Le Belge le plus préoccupé de spiritualité (Jos de Man, hebdomadaire Markant, 6 août 1993)
23. Il craignait la lumière, ce qui le faisait paraître triste (Le photographe d'art Johan de Vis, De Morgen , 22 août 1993)
24. Le dernier des Belges (le quotidien Libération 2 août 1993)
25. Un Monsieur qui est mort (Jean Guy, Le Peuple 2 août 1993).
26. Un cadavre exagéré (Jean Guy, Le Peuple du 27 août 1993)
27.Un monarque énergique et entêté (Manu Ruys, De Standaard, 7 septembre 1993)
28. Un Souverain loyal et conscient des devoirs de sa charge (Manu Ruys, De Standaard, 2 août 1993)
29 Entêté et rigoureux (Luk Neukermans, De Standaard, 10 août 1993)
30. Plein d'expérience et de sagesse (Dirk Achten, même journal, même jour)
31. Camarade de jeux de son fidèle chien Toby, le Labrador américain (De Laaste Nieuws, 3 août 1993)
32. Ami de la presse qui lui rendait cette affection (Frans Grootjans homme politique retraité, Het Laaste Nieuws, 3 août 1993)
33. Quand c'était possible, il venait en personne vous serrer la main (Het Laaste Nieuws, 2 août 1993)
34. Joueur de Golfe professionnel (les journaux)
35 Passionné de jeux d'échecs (idem)
36. Il va devenir un stade de football (Le bourgmestre bruxellois Demaret dans le journal La Lanterne 2 août 1993; Demaret annonce que le stade du Heysel restauré portera le nom du roi défunt)
37. Garant de la Loi (Het Laaste Nieuws, 2 août 19993)
38. Garant du capitalisme (Kris Merckx dans l'hebdomadaire Solidair, 4 août 1993)
39. Baudouin est un cas (Jean Guy, Le Peuple, 6 août 1993)
40 Un roi vient d'une loterie (Daniël Robberechts dans le livre Brief aan een postzegel éditions Kritak, 1990).
41. Le roi des cons (hebdomadaire Charlie Hebdo, 4 août 1993)
42 Un peu notre Mona Lisa (Chris Yperman, Markant , 6 août 1993)
43. Hercule. Il porte le poids d'une couronne de Belgique (Johan Struye, De Nieuwe Maand, août 1993)
Un aperçu des avis exprimés en français qui lui rendent le mieux justice.
44. Le roi c'est la Belgique (ce fut l'identification faite par les nombreuses personnes en larmes devant le Palais, des citoyens qui se lamentent - en français - sur la distanciation des communautés linguistiques)
45. Le roi, c'est la reine (C'est ce que suggéra, durant un repas en 1990, André Cools, le parrain socialiste liégeois assassiné en 1991 : par là, il désignait l'influence croissante de Fabiola sur le Chef de l'Etat. Son zèle ultramontain aurait été à l'origine du refus du roi de sanctionner la loi sur la dépénalisation de l'avortement)
46. Le roi c'est moi (Phénomène de dédoublement de la personnalité quand, après la disparition de Baudouin Ier, nombre de personnalités se substituèrent au roi. Frans Verleyen, directeur de Knack , nous en offre un petit échantillon sur un plateau d'argent lorsque, dans son hebdomadaire du 4 août 1993, il révéla que, à la manière de Klein Johannes, il avait servi de guide au souverain dans ce pays de crabes qu'est la Belgique.)