”Tintin” à Namur : les prédateurs de la mémoire
[Notre ami Willy Colette qui fut l'un des plus jeunes Résistants au nazisme, s'insurge contre l'organisation de journées "Tintin" à Namur. Il publie dans son bulletin Mémoire et Vigilance un vigoureux plaidoyer contre cette manifestation et regrette une nouvelle fois que sa proposition d'organiser une journée des "Sans Papiers" dans les églises soit restée lettre morte.]
Il est pénible, au titre de Prisonnier politique, d’être un des derniers témoins vivants du déferlement nazi en Belgique. Aujourd’hui entré dans ma 81e année, avec mon action de «Mémoire & Vigilance», j’éprouve le sentiment de me trouver face à une situation comparable à celle du «Dernier des Mohicans» qui fut préservé de l’oubli par la seule vertu du roman de James Fenimore COOPER.
On comprendra qu’ayant été, à 15 ans, un des plus jeunes Prisonniers Politiques de Belgique, mes aînés soient aujourd’hui pour la plupart disparus, comme notamment Albert LEROY, Victor MARTIN, Jeanne DELSINNE (veuve de Léopold de HULSTER), Paul LEVY, Arthur HAULOT et combien d’autres, tels mes compagnons codétenus: Pierre ADAM et Roger CHARETTE. Si le «jeune» octogénaire reste ainsi «le plus jeune» P.P., imaginez l’âge de ses Anciens encore survivants.
Ce qui signifie que, s’il existe néanmoins encore de nos jours un très petit nombre de Mohicans survivants dans deux réserves du Connecticut, par contre notre petite communauté restreinte de Prisonniers Politiques n’aurait d’autre «réserve» que les cimetières dans lesquels la plupart des nôtres reposent déjà. En fait, un Lieu de Mémoire peu encombrant pour les discoureurs annuels peu exposés au risque d’interpellations publiques par de légitimes porteurs de la Mémoire. Nous ces éternels «emmerdeurs», comme aurait dit Arthur HAULOT, qui ne seraient que des empêcheurs de tourner en rond. La Parole confisquée par les Officiels?
Et justement, la date du 10 mai hautement symbolique, est représentative de l’anti-mémoire imposée par l’ensemble des Pouvoirs médiatiques, politiques et religieux. Cette journée symbole du 10 mai 1940 est effectivement effacée à l’unanimité depuis bien des années 1 au point d’être oblitérée du sceau de journée «politiquement incorrecte». Ceci dans le contexte d’une Union Européenne encourageant l’OUBLI pour ne pas déplaire à ceux qui refusent toujours d’assumer leur passé fasciste ou nazi toujours récurrent, même en Belgique. Mais aussi face à ceux qui revendiquent l’Indifférence.
Rappelons donc brièvement, pour ces jeunes générations, qui n’ont pas connu l’horreur nazie, ce que représente le 10 mai 1940. Ce jour là, les armées hitlériennes violaient sans avertissement trois petits pays neutres: les Pays-Bas, la Belgique et le Grand Duché de Luxembourg. Les populations civiles étaient bombardées et mitraillées par les avions allemands, tant dans leurs maisons que sur les routes de France encombrées de milliers de réfugiés dont j’étais. Des routes parsemées de cadavres d’enfants, de femmes et de vieillards propulsés dans cet exode dantesque. Pendant ce temps, les cloches des églises allemandes sonnaient joyeusement la victoire des hordes nazies et l’ensemble du peuple allemand en ressentait, comme l’a écrit un certain Joseph RATZINGER, «une sorte de fierté patriotique» 2. Alors que lui même, de son aveu, avait une «enfance (qui) s’écoulait vraiment joyeuse» 3 malgré qu’il fut tout un temps, comme son frère aîné, membre de la Jeunesse Hitlérienne. Comme quoi, tous les chemins mènent à Rome, y compris au sommet de la hiérarchie pontificale de l’Eglise-Etat du Vatican.
Voilà comment débutait cette période noire qui allait se poursuivre pendant cinq longues années d’occupation criminelle, nous privant tous, sauf les collabos des nazis, de toute liberté, nous pillant systématiquement à leur profit et à celui de leurs familles en Allemagne. Nous imposant la pire des répressions, après avoir envoyé dans les stalags en Allemagne nos Prisonniers de Guerre Wallons, privant grand nombre de nos familles, d’un père, d’un fils, d’un frère, d’un fiancé, pendant cinq ans. Ce fut aussi le temps de la Résistance et des maquis, mais aussi celui des prisons en Belgique et des déportations dans les camps de la mort. Avec l’horreur suprême de la Shoah et ce massacre de six millions de Juifs, par familles entières, enfants compris, pour le seul «crime» de leur identité juive. Et tout ceci est loin d’être exhaustif, la liste est longue dans l’Histoire de l’Europe concentrationnaire.
Voilà donc encore, ce que nos prédateurs de la Mémoire englobent dans leur amnésie totale: le 10 mai 1940 fut aussi le drame et la honte d’une «certaine Belgique docile» envers les ETRANGERS que nous avions «accueillis» chez nous parce qu’ils avaient fui l’Allemagne hitlérienne 4. Cette date, avec les années noires qui suivirent, constitue ainsi une date «Mémoire» des ETRANGERS victimes d’une Europe restée bloquée dans ses fantasmes xénophobes et racistes, tout en continuant de subsidier de nos deniers publics une extrême-droite néo-nazie y compris en Belgique.
Notre Appel du 18 avril 2009 pour une journée de désobéissance civile non violente au cri de Nous sommes tous des Etrangers est donc resté ignoré de ces Pouvoirs, y compris de l’Evêque Léonard de Namur. Invoquant des opportunités de contingence ecclésiale, telle que le 450ème anniversaire de la création des diocèses de Bruges, Gand, Anvers, Malines et Namur, ainsi que les confirmations et professions de foi, comme un «Fonctionnaire de Dieu», il estime la date du 10 mai «vraiment très mal choisie (…) une prédication sur ce thème, c’est comme si vous demandiez de prêcher sur l’accueil des étrangers à une messe de funérailles ou de mariage» (sic). Il conclut par son verdict clérical: il craint que le mouvement des «Sans Papiers», à quelques semaines des élections, soit un coup d’épée dans l’eau…»
Décidément, il n’a rien compris comme à son habitude. Oublie-t-il que le 10 mai 1940 5 l’invasion allemande, au son des cloches catholiques, s’était bien peu préoccupée de ces «opportunités» ecclésiales 6 . Personnellement, alors âgé de 12 ans, je fuyais, comme bien d’autres, avec mon costume de «communiant» revêtu en catastrophe sur mon pyjama, sous les bombes et les mitrailles. N’était-ce pas aujourd’hui une «opportunité» d’actualiser l’Evangile en sensibilisant les enfants à la Paix chèrement acquise dans ce passé mémorable, tout en rappelant que les «vieux» d’aujourd’hui n’ont pas tous connu cette joie paisible qui leur est offerte actuellement dans ces cérémonies liturgiques. Une occasion perdue une fois de plus. L’Eglise institutionnelle, avec ses calendriers immuables, donne ainsi l’impression de voguer sur un long fleuve, parsemé d’écluses qui laissent peu de place aux urgences humanitaires inopinées. Une spiritualité désincarnée laissant si peu de place à l’Esprit de Pentecôte.
Mais décidément, Namur Capitale de la Wallonie, n’en rate pas une, à tous les niveaux de pouvoirs tant civils que religieux! Après avoir permis une rentrée du Parlement Wallon à Namur le 29 juin 2004 présidée par le sieur Charles PETITJEAN, représentant d’un parti néo-nazi le Front National, dans la honte et l’absence de courage des mandataires Wallons, toutes appartenances politiques confondues, 7 voilà que nos élus récidivent dans le genre à l’occasion du 10 mai!
C’est ainsi que la Ville de Namur, sous la houlette de Benoît LUTGEN, Ministre (cdH) du Tourisme s’acoquine avec une méga-manifestation de sponsoring qui, par delà des intérêts bien peu citoyens, promeuvent le mythe infantile de la Tintin-manie créé et entretenu par Hergé, alias Georges REMI, issu de la droite catholique, tendance maurrassienne, ami de Léon Degrelle et compagnon de route de plusieurs dirigeants de l’extrême droite belge, collabo des nazis, via Le Soir volé dirigé par un quarteron de collabos belges de la pire espèce.» 8 pour un salaire mensuel de 10.000 francs belges pendant l’occupation allemande. Alors que les rafles de Juifs de Belgique s’intensifiaient pour les déporter vers le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, le sieur Hergé, dans«L’Etoile mystérieuse», exploitait les fantasmes antisémites récurrents pour bafouer les Juifs déjà persécutés. Sans compter la vente rémunératrice de 600.000 albums pendant toute l’occupation nazie qui fut son «âge d’or». Après la Libération, ne fut-il pas considéré par certains comme la «Providence des inciviques». Par ailleurs, un livre de Léon Degrelle au titre significatif de Tintin mon copain! sera vendu sous le manteau. Manuel ABRAMOVWICZ, signale également que «Dans le mensuel du FNB, on parlera des amitiés d’Hergé, maintenues après 1945, avec une kyrielle d’ex-collabos, dont Jan Vermeire, le numéro deux de la SS wallonne et porte flambeau des néorexistes jusqu’à peu».
Toute cette sombre histoire ne semble pas émouvoir la sensibilité civique des édiles namuroises et ministres wallons qui ont accepté de patronner ce marketing de l’anti-mémoire, alors qu’à la dernière séance du Parlement wallon à Namur, nos élus dissertaient sur «le devoir de mémoire, la défense des valeurs démocratiques» proposant judicieusement que cette honorable Assemblée se déclare Territoire de la Mémoire et y installe un comité permanent Mémoire et Démocratie , pour y créer en concertation avec la Communauté française un titre de Passeur de mémoire 9.
Passeurs de Mémoire ou des prédateurs de la Mémoire comme Hergé avec Tintin mon copain de Degrelle. Car c’est bien ici un choix de cohérence civique qui s’impose. Qui va tolérer que le week-end du 10 mai 2009 soit utilisé pour que«l’esprit de Tintin» (sic) enveloppe complètement la ville avec son rallye de voitures Tintin, ses bannières géantes qui envahiraient le Grognon, la Place d’Armes, l’Espace Beffroi, le Palais des Congrès, la Place Saint-Aubain et jusqu’au sommet de la Citadelle. Sans compter les autres média-folies les plus farfelues comme ce bronze de Tintin estimé à environ 25.000 € et certaines planches «Tintinophiles» estimées à 100.000 €. Et pendant ce temps, l’abandon des «Sans Papiers»!Faudra-t-il un assaut citoyen protestataire pour chahuter ce show mercantile indécent, aux relents rexistes ou tout simplement hélas, attendre le 7 juin pour pénaliser électoralement ces prédateurs de la Mémoire et leurs complices? Ou peut-être, les deux à la fois?
Willy COLETTE
Croix du Prisonnier Politique 40-45 avec deux étoiles.
22, rue de l’Europe B-5003 Saint-Marc (Namur) Fax: 081-73.20.81 e-mail: willy.colette@yahoo.fr
N.B.: Ne pas oublier également, pour ceux qui le peuvent, le Rassemblement prévu ce 10 mai à 14 h, Place Saint-Lambert à Liège avec manifestation contre le Centre fermé de Vottem.
- 1. Encore le 11 mai 2005, «Mémoire & Vigilance» diffusait une interpellation à ce sujet restée sans suite: «Et 65 ans après ce 10 Mai 1940…».
- 2. Joseph, cardinal RATZINGER: “Ma vie. Souvenirs 1927-1977»; Edit. Fayard.; page 32.
- 3. Ibidem, page 31.
- 4. Marcel BERVOETS: La Liste de Saint-Cyprien: L’odyssée de plusieurs milliers de Juifs expulsés le 10 mai 1940 par les autorités belges vers les camps d’internement du Sud de la France, antichambre des camps d’extermination, Editions ALICE Histoire, Bruxelles 2006; 480 pages.
- 5. Autre convergence: En France, le 10 mai est aussi la journée de commémoration de l’abolition de esclavage.
- 6. Pourtant, André Léonard, futur évêque, né à Jambes le 6 mai 1940, son père tué le 16 mai lors du bombardement de Tournai, a-t--il oublié cette mémoire qui le fit orphelin de guerre dès l’âge d’à peine dix jours
- 7. Mémoire & Vigilance du 1er juillet 2004: «Impensable mais vrai: Un représentant d’un parti néo-nazi préside la rentrée du parlement Wallon à Namur le mardi 29 juin 2004.Tous les mandataires politiques, toutes appartenances politiques confondues, se sont conduits comme des couyons!»
- 8. a) Le mythe Tintin. Retour sur le passé d’Hergé; Alain COLIGNON, historien au Centre de documentation et d’études Guerres et sociétés contemporaines (CEGES) propos recueillis par Manuel ABRAMOWICZ; dans Résistances 15 mars 2001; b) Maxime Benoît-Jeannin: Le Mythe Hergé, Editions Golias, 94 pages; c) voir également Regards du 8 mai 2001 et Roger FALIGOT: La Rose et l’Edelweiss. Ces ados qui combattaient le nazisme», La Découverte, Paris, février 2009; 383 pages; page 169.
- 9. P.P.: In memoriam, et la messe est dite, dans La Libre Belgique du samedi 2 mai 2009.