1848 : le drapeau rouge (républicain) à Virton

Toudi mensuel n°10, mars 1998

L'année 1848 est une année particulièrement républicaine en Belgique. En effet du nord au sud de la Belgique, comme on va le démontrer, on manifeste pour la République qui vient de s'instaurer en France, avec comme point culminant la ville de Virton qui est la seule Ville belge où la République est proclamée, le 19 mars 1848.

Si l'expédition de Risquons-Tout vient de l'extérieur et a lieu fin mars, dans le Sud-Luxembourg et ailleurs en Belgique, l'agitation est intérieure et débute fin février. Ce sont les habitants eux-mêmes des différentes régions qui se mobilisent contre l'impôt forcé, les droits de douane et la royauté.

Les origines

Fidèle sans doute à sa position géographiquement extrême en Belgique, à près de cent ans de distance, la province de Luxembourg s'est politiquement manifestée aux extrêmes... gauches en 1848 et... droite en 1936. En effet, en 1848, d'Arlon à Virton, les manifestations sont nombreuses aux cris de «Vive la République!» et, en 1936, Rex obtient le meilleur score - 29,06 % - de toutes les provinces belges...

Risquons-Tout n'est donc pas la seule tentative d'instaurer la République en Belgique. Une seule ville peut s'enorgueillir d'avoir réussi cet exploit: Virton, capitale de la Gaume.

Dans d'autres endroits, la révolte est tout autant sociale que républicaine. A l'encontre de Risquons-Tout qui n'est qu'une échauffourée qui n'a duré que l'espace d'un arrêt de train, au Sud-Luxembourg et ailleurs, l'espace révolutionnaire est rempli pendant plus de trois semaines, jusqu'à toucher le trône de Léopold Ier. L'attention des historiens «officiels» à concentrer leur vue uniquement sur l'expédition de Risquons-Tout pour n'en souligner que le côté pittoresque, grotesque et foireux, relève soit de l'ignorance des faits, ce qui est pitoyable pour un historien, soit d'un mépris volontaire pour des événements qui ne rentrent pas dans le cadre de leur «paysage historique» ! Voyons tous les endroits où les manifestations ont lieu, en ces mois de février, mars 1848.

A Bruxelles, où Karl Marx se manifeste avec des démocrates radicaux comme Jottrand, des groupes s'agitent dans le centre en chantant la Marseillaise et en criant «Vive la République!». Gand également, la plus grande ville industrielle du pays avec plus de 100.000 habitants connaît plusieurs jours de troubles. A Vaulx, près de Tournai, 400 ouvriers cessent le travail et vont manifester pour la République. Dans le Borinage, les ouvriers élèvent des barricades et se mobilisent contre la royauté. Mais c'est dans le Sud-Luxembourg, le long de la frontière avec la France et le Grand-Duché, que les événements prennent le plus d'importance.

1830: une catastrophe pour le Luxembourg

La Révolution de 1830, pour le Sud-Luxembourg, fut une catastrophe économique. Brusquement, la frontière avec la France établissait des droits douaniers et coupait ainsi les échanges commerciaux avec Montmédy, Sedan, Charleville, Thionville, Trêves, qui servaient de débouchés séculaires pour les produits les plus élémentaires à la vie quotidienne (ce qui ne fut pas le cas entre 1815 et 1830). Plus de débouchés au sud et pas encore de débouchés au nord, vu l'absence de relations commerciales bien établies; le paupérisme et la famine furent l'héritage direct pour le peuple de cette indépendance qui fabriqua d'un côté deux Luxembourgs pour les besoins des grandes puissances et, de l'autre, traça à partir du pays gaumais une frontière politique «indépendante» des réalités économiques et sociales qu'elle transgressait.

De plus, les deux puissances qui, à l'époque, décident du développement d'une région, le Capital industriel et le Capital foncier, politiquement représentés, l'un par le parti libéral qui en 1848 n'est qu'au début de son existence, l'autre par le parti catholique qui, depuis 1830, domine la vie politique, l'un et l'autre ont choisi de régler leur conflit de prédominance par la stagnation de la région du Luxembourg en la laissant sous l'emprise des propriétaires fonciers. L'éloignement du pouvoir central pour expliquer le non-développement du Luxembourg n'est qu'un mythe qui ne tient pas la distance de l'analyse, même si Arlon et Virton sont éloignés d'environ 200 km de Bruxelles. En effet, pour donner deux exemples marquants, il suffit à l'aide d'un compas de tracer à partir de Bruxelles un arc de cercle de 150 à 200 km, on trouve au 19e siècle, Verviers avec son importante industrie textile et, au début du 20e siècle, Eisden avec ses charbonnages. Ces deux exemples démontrent que l'éloignement du Sud-Luxembourg en ce qui concerne son non-développement industriel n'est qu'un faux-fuyant.

L'obstacle le plus récent est à voir dans la structure de la production belge, qui, à ses débuts, du fait qu'elle reposait plus qu'ailleurs et surtout dans le Luxembourg sur des productions liées à la terre - l'extraction du fer et du charbon, les chemins de fer, les canaux et même l'industrie textile - renforçait tout naturellement la dépendance du capitaliste industriel vis-à-vis du propriétaire foncier. La révolution géographique: séparation de la Hollande, et politique: formation du Congrès en 1830, ne changea en rien le droit juridique des propriétaires fonciers liés à l'Eglise et à la royauté, les plus grands propriétaires terriens de l'époque.

De ce fait, les rapports sociaux à la campagne, c'est-à-dire la majorité du territoire, restèrent donc entièrement soumis à ces deux puissances dominatrices et rétrogrades. Les capitalistes industriels, eux, ne disposent pas encore directement de l'appareil d'Etat pour imposer à ceux-là leur volonté. Ils mettront cinquante ans pour conquérir une puissance dans les rouages de l'Etat belge.

Ayant soutenu, en opposition aux propriétaires fonciers, l'effort industriel et financier de Guillaume d'Orange de 1815 à 1830, ils étaient devenus plus orangistes que belgiscistes. mais étaient également très tentés de jouer la «carte belge» puisque c'était la première région aussi industriellement développée et par conséquent appelée à des bénéfices colossaux. Pour l'heure, on peut affirmer qu'au niveau économique et politique, les propriétaires fonciers exerçaient une domination absolue sur l'Etat et la nation belge dès 1830. La classe la plus réactionnaire était au pouvoir. Au niveau politique, la prédominance de la classe foncière se manifestait par le maintien obstiné du cens électoral qui assurait aux propriétaires le pouvoir au sein de l'Etat. Le cens électoral était un impôt qui variait selon les localités et qui donnait le droit de vote, mais on exigeait des électeurs des campagnes un cens plus élevé que ceux des villes. Ce système favorisait les campagnes où dominaient les propriétaires fonciers.

Les premières élections sous le règne de Léopold Ier eurent lieu le 29 août 1831. Cinquante-cinq mille électeurs sur trois millions et demi d'habitants participèrent à ce scrutin pour élire 101 députés et 51 sénateurs. Ce nombre d'électeurs n'allait pas changer jusqu'à la loi du 12 mars 1848 qui le porta à 69.000! Dans les manuels scolaires actuels, on, ose encore présenter la Constitution belge de 1831 comme un modèle de démocratie.

Deux éléments importants vont contribuer à cette stagnation. Le premier est le suivant: sur cette terre du Luxembourg inféodée aux pouvoirs fonciers, le capitalisme industriel, financé par l'étranger, réussit quand même à) conquérir, après des luttes incessantes contre les propriétaires fonciers, l'espace suffisant pour implanter le chemin de fer. Mais ce chemin de fer qui aurait dû remplir un rôle important dans le développement industriel de la région, à partir de Namur, ne traverse aucune ville et reste donc marginal en ne servant que de relais à la grosse industrie d'extraction de l'Angleterre à la Rhur. A noter que ce sont les Anglais qui ont financé cette ligne de chemin de fer pour desservir en priorité leurs intérêts et pas l'Etat belge!

Le second est encore plus décisif: un projet de canal reliant la Meuse à partir de Liège jusqu'à la Moselle à Thionville et dont les travaux ont débuté sous Guillaume d'Orange - on peut en découvrir des vestiges du côté d'Aywaille - ce projet bien avancé, fut définitivement abandonné dès 1831 sous la pression des propriétaires fonciers du Luxembourg. Quand on évalue pour une région l'importance économique d'un canal - que l'on songe à celui de Bruxelles-Charleroi ou au Canal Albert - on peut imaginer ce que serait devenu le Luxembourg avec un canal de Liège à Thionville! Tous ces événements vont peser lourd de 1831 à 1848 dans la vie du Luxembourg.

Causes immédiates

Les événements parisiens - fuite du roi Louis-Philippe et proclamation de la République par Lamartine - sont vite connus dans la région. Dès la fin de février 1848, le Sud-Luxembourg réagit avec enthousiasme et énergie. D'Arlon à Virton, le long de la frontière relativement nouvelle avec le Grand-Duché et la France et qui, surtout avec la France, est une véritable barrière à tous échanges commerciaux qui existaient auparavant, les rassemblements s'organisent contre le paupérisme installé et contre le pouvoir royal aux cris de «Vive la République!». Les causes immédiates de ces mouvements à caractère social et politique qui vont se produire dans nombre de villes et régions du pays, se situent au niveau du gouvernement de l'époque qui est en place depuis quelques mois et est composé pour la première fois exclusivement de «libéraux».

Ce que l'on appelait jusque là l ' «unionisme», c'est-à-dire l'inexistence de partis politiques, avait vécu. Le Congrès libéral de juin 1846 avait donné naissance à ce qui allait devenir deux blocs antagonistes: les catholiques et les libéraux.

La particratie était née.

Le Ministère Charles Rogier, 23 août 1847-28 septembre 1852, est donc formé uniquement de libéraux, ceux-ci ayant gagné les élections du 8 juin 1847 sur un programme minimum d'augmentation du nombre de parlementaires surtout dans les villes, ce qui leur donna la majorité. Ce gouvernement compte six ministres: C.d'Hoffschmidt (affaires étrangères), Charles Rogier (intérieur), F.T. de Hausay (Justice), L.Veydt (finances), Frère-Orban (travaux publics), P.Chazal (guerre). Dans cette période de crise européenne - Paris, Berlin, Munich, Budapest, Varsovie, Rome, Luxembourg sont en effervescence - ce gouvernement conservateur demande d'abord une avance des deux tiers des contributions directes, puis un emprunt forcé de 50 à 60 millions. Ces mesures ne peuvent que jeter l'effroi parmi les contribuables déjà mécontents d'un budget en augmentation croissante.

Les événements d'Arlon

Dès la fin février 1848, à Arlon, on peut entendre dans certains cabarets et salles de réunion des chants républicains. Comme ici on est à quelques kilomètres de la frontière du Grand-Duché, frontière inacceptée depuis 1839 par la majorité des Arlonnais comme des Grands-Ducaux, on parle d'arracher les bornes de la délimitation frontalière. On manifeste aux cris de «Vive la République!» et on chante: «De Reiche geth den Asch op an Zon fon Revolution». Traduction: «Le derrière du Riche se contracte de peur de la Révolution.» Il faut savoir que la ville d'Arlon est originellement un territoire de langue germanique et fait donc partie de la sphère culturelle allemande. Chef-lieu de province belge, Arlon est à l'époque en réalité une vile du Grand-Duché en Belgique. En effet, la réunion d'Arlon au Duché du Luxembourg depuis le XIIIe siècle, l'idiome commun des habitants, les relations familiales et traditionnelles avec les cantons limitrophes du Grand-Duché, font que les gens du pays d'Arlon se sentent très faiblement belges depuis 1830.

La preuve en est qu'il fallut plus d'un siècle de francisation pour que plus de 50% d'Arlonnais parlent le français. Cela n'est arrivé qu'en 1935! Dans L'Echo du Luxembourg du 4 mars 1848, seul journal de la ville d'Arlon, dirigé par deux avocats, E.Servais et V.Tesch, et un juge d'instruction, G.Wurth, on peut lire ceci: «Quant au Luxembourg, ce qu'il faut demander dès maintenant, c'est une union douanière avec la France. Il est impossible que notre province continue à subsister au milieu des lignes de douanes qui l'entourent; le pays marche vers un appauvrissement complet dont l'émigration continuelle de nos populations n'est qu'un effrayant symptôme. C'est pour l'affermissement de la nationalité belge que nous avions été morcelés, que nous avons perdu nos débouchés, que la nationalité belge cherche tout au moins à nous rendre ceux-ci.» Dans les jours qui suivirent, plusieurs centaines d'ouvriers belges travaillant dans les usines françaises de la frontière sont renvoyés chez eux et vont radicaliser le mouvement. C'est à partir du 15 mars que la révolte va se répandre au-delà d'Arlon et pendant plusieurs jours, les manifestations seront permanentes. Frassem, Halanzy, Bettincourt, Aubange manifestent et la gendarmerie intervient.

Le gouverneur de la province, JB Smits, est installé à Arlon depuis 1843. Il était né à Anvers en 1792 et avait d'abord fait une carrière de haut fonctionnaire spécialisé en matière commerciale et maritime. Il avait été Ministre des Finances dans le cabinet Nothomb de 1841 à 1843 et resta gouverneur du Luxembourg jusqu'à sa mort en 1857. Vu la situation, il réunit les autorités pour le maintien de l'ordre: le Procureur du Roi, Watlet, le Maire d'Hollenfelz, le commandant militaire de la province, le Major-général Brion et le colonel Raikem, commandant le bataillon du 11e régiment de la ligne caserné à Arlon qui est pour un engagement immédiat de la troupe auquel s'oppose le Maire d'Hollenfelz qui ne veut pas de solution militaire et parvient à obtenir gain de cause à ce moment-là.

Le 25 mars 1848, le Gouverneur Smits signale au Ministre de l'intérieur Ch.Rogier que la tendance à effacer la frontière démembrant le Luxembourg a pris à Arlon et dans la ville de Luxembourg un aspect sérieux et que la presse s'en occupe. En effet, ce même jour L'Echo du Luxembourg proclame: «Le Luxembourg ne doit ni se donner à la France, ni à la Belgique, mais réunir ses deux tronçons en un Etat distinct!» L'histoire se répète donc et après les mécontentements sociaux qui avaient amené la scission de la Belgique avec les Pays-Bas, le Luxembourg reconstitué est prêt à réclamer son indépendance!

Ch. Rogier, Ministre de l'intérieur, qui, comme Léopold Ier, n'est belge que depuis 1831, fait publier une ordonnance qui enjoint de surveiller rigoureusement les Français et les Allemands, les uns ses anciens compatriotes, puisqu'il est français, les autres ceux de Léopold Ier puisqu'il est prince d'origine allemande.

Les notables d'Arlon ne restent pas non plus inactifs et, en vue de chapeauter la révolte, ils adressent une pétition au parlement dans laquelle on peut lire ceci: «En 1830, nous nous sommes associés; en 1831, vous nous suppliiez de ne pas séparer notre cause de la vôtre; notre élan, notre dévouement en 1839, vous l'avez payé du morcellement (séparation de la province de Luxembourg du Grand-Duché). En nous sacrifiant pour sauver, comme vous disiez, votre nationalité, vous contractiez une dette sacrée, loin de nous la payer, vous l'avez augmentée tous les jours. Vous avez traité le Luxembourg pis que l'Angleterre ne traite l'Irlande...» Rien de moins. Les notables exigent en conclusion de leur pétition une réforme parlementaire et budgétaire.

Les manifestants de plus en plus nombreux n'envoient pas de pétition, ils sont dans la rue, et du 17 au 20 mars, les rixes avec la garde urbaine et les pompiers vont se multiplier au point d'effectuer une centaine d'arrestations et de faire écrire par le Gouverneur JB Smits au Ministre Rogier qu'il envisage la possibilité d'une proclamation de la République par les Arlonnais. Dans cette éventualité, il avertissait le Ministre qu'il se retirerait sur Martelange pour attendre des renforts militaires et les ordres du gouvernement. Suite à cette communication, Rogier avertit Chazal, Ministre de la Guerre, qui ordonne l'envoi d'une section d'Artillerie de Liège ainsi que 300 fantassins de Namur par Habay-la-neuve proche d'Arlon.

Il faut signaler ici le double jeu du rédacteur en chef de L'Echo du Luxembourg, l'avocat, conseiller communal, provincial et commandant des sapeurs pompiers d'Arlon, Victor Tesch qui, d'un côté, dans ses éditoriaux enflammés (!) appelle à l'indépendance des deux Luxembourg réunis, et, de l'autre, seconde efficacement avec ses hommes la gendarmerie et la garde bourgeoise pour éteindre le feu de l'agitation qui s'est intensifié dans la soirée et la nuit du 19 mars! En récompense de son efficacité sans doute, Victor Tesch fut nommé Ministre de la Justice en 1850.

Les événements de Virton

Le lundi 20 mars, JB Smits est averti par le Maire de Virton, Félix Marson, que la ville de Virton est entièrement en émeute, que le drapeau rouge a été arboré sur la tour de l'église et que la République a été proclamée la veille au soir. Comme à Arlon et ses environs, Virton et les villages environnants manifestent leur mécontentement à l'égard du gouvernement et de la royauté. Mais à la différence d'Arlon, qui comme on l'a vu fait partie de la famille germanique, Virton se revendique de la vie française. Déjà en 1830, dans la nuit du 24 au 25 septembre, pendant qu'à Bruxelles le mouvement est anti-hollandais, à Virton, c'est le drapeau français qui flotte sur la tour de l'église surmontant le drapeau belge. En ce 19 mars 1848, c'est le drapeau rouge qui flotte au même endroit et une quantité de gens qui réclament la république.

L'autorité publique n'est plus reconnue; les ordres du bourgmestre concernant l'interdiction de se rassembler ne sont pas suivis, les vitres de la justice de paix ont été cassées; la force militaire envoyée d'Arlon attend des renforts pour entrer dans la vile entièrement barricadée. Le 21 mars, le Gouverneur JB Smits informe le Ministre Ch. Rogier «qu'une vaste ligne provinciale et qu'un grand mouvement allait s'opérer sous peu de jours.»

Il rapporte aussi les propos d'un indicateur qui, après avoir visité plusieurs localités de la province «pour sonder l'esprit public qu'il avait trouvé très républicain», l'informe qu'un groupe armé de 500 hommes attend, à la frontière française en face de Gérouville proche de Virton, de passer à l'action en Belgique. Le Général Brion, commandant militaire de la province, se plaint auprès du bourgmestre de Virton que l'autorité locale n'est pas suffisamment répressive face aux manifestations républicaines qui s'y déroulent. Celui-ci lui répond: «S'il fallait arrêter tous ceux qui crient "Vive la République!" , bientôt tout Virton serait en prison!» Des affiches sont placardées sur les murs des maisons de notables et sur celui de l'église. On peut u lire ceci: «Avis aux magistrats de Virton: Vive la République, nom de Dieu, anbas les droits, notre affouage (droit de prendre du bois de chauffage dans une forêt communale, D.Olivier), franc de tous droits ou feu de votre mort certaine s'en suivre, anbas le clampin de Bourgmestre et vive la république française, milliard de nom de Dieu, an bas la calotte, an bas les emprunts forcés et M... pour Léopold Ier Roi des bêtes belges. Vive la France et vive le 68e de ligne français de Montmédy. La Mort et la Torche.» (Ces placards étaient faits à la main avec l'orthographe indiquée). Les 21 et 22 mars, on arrête deux «meneurs», Victor Maréchal, fils de notaire, et Charles Auguste Bon. Des poursuites judiciaires sont lancées à l'encontre des six autres «agitateurs»: les deux frères Wathelet, le tanneur Thomas, le cultivateur Martin, le marchand Dumonceau et le brasseur Frayon. Dumonceau est le patron d'un café très fréquenté à Virton et après les événements de 1848 et le non-lieu de son procès, il devint conseiller communal de Virton. Peu après, des renforts militaires arrivèrent à Arlon et la troupe occupa la Grand-Place. le drapeau rouge fut brûlé par les militaires et la République s'en alla en fumée!

Conclusion

Ainsi qu'on vient de le décrire, les manifestations républicaines dans le Sud-Luxembourg durèrent de fin février à fin mars 1848. ce mois républicain dans la région pendant lequel beaucoup de gens ont «Tout-Risqué» a eu, ne fût-ce que par sa durée, beaucoup plus d'importance que l'expédition de Risquons-Tout.

On peut se poser la question de savoir pourquoi l'histoire de Belgique n'a retenu jusqu'ici que Risquons-Tout et a ignoré complètement les événements du Sud-Luxembourg. Il est vrai que la répression vis-à-vis des protagonistes de l'affaire de Risquons-Tout fut terrible, tandis que pour le Sud-Luxembourg, elle fut presque inexistante. En effet, il y eut jusqu'à une condamnation à mort pour la première, tandis que pour les accusés d'Arlon et Virton, il n'y eut que des non-lieux. D'une façon générale, le mouvement de 1848 en Belgique, du Sud-Luxembourg à Gand, en passant par le Borinage, Bruxelles et le Tournaisis, amis l'existence de la royauté face à la présence de la république.

Un texte de Karl Marx qui habitait Bruxelles et eut une activité importante pendant ces journées de février, ce qui lui valut d'être expulsé du pays, est très révélateur à cet égard. Voici son témoignage: «Lorsque la révolution de février éclata, elle trouva aussitôt son écho à Bruxelles. De très nombreuses personnes se rassemblaient chaque soit sur le Grand marché devant la mairie. Les bistrots de bière et d'eau de vie autour du marché étaient bondés de monde. On criait "Vive la République!", on chantait la Marseillaise, on s'assemblait, on poussait et on était repoussé. Le gouvernement se tenait coi en apparence. Mais il mobilisait les réservistes et rappelait les permissionnaires de l'armée dans les provinces. Il fit prévenir en cachette le républicain belge le plus en vue, Monsieur Jottrand, pour lui dire que le roi était disposé à démissionner au cas où le peuple le désirerait et il pouvait entendre cela de la bouche même du roi dès qu'il le voulait. De fait, Jottrand se laissa dire par Léopold Ier lui-même que, dans son coeur, il était républicain et n'opposerait jamais d'obstacles si la Belgique désirait se constituer en République. Il souhaitait seulement que tout se passe bien, sans effusion de sang et, au reste, n'espérait qu'une pension confortable pour lui-même!»

Léopold Ier, le premier pensionné de la République de Belgique, quelle merveille! Pour en terminer avec ces événements de 1848, quoi de plus révélateur que de reprendre des prises de position, opposées l'une à l'autre et donc révélatrices du combat de l'époque. La première est celle d'une personnalité politique du parlement belge, la seconde d'un expulsé politique dont les écrits vont envahir le monde. Le député Delfosse, répondant au seul républicain A.Castiau le 3 mars 1848 à la chambre déclara: «la liberté pour faire le tour du monde, n'a pas besoin de passer par la Belgique!» La seconde est un écrit de Karl Marx qui peut encore être adressé au gouvernement actuel et à tous ceux qui vont suivre s'ils se ressemblent: «Le gouvernement belge devrait comprendre que les petits Etats n'ont pas d'autres raisons d'être en Europe que de servir d'asile à la liberté.»

Le Gletton, Mensuel d'la Gaume et d'autres collines, n°181 à 184, 1991. Jules Garsou, La Révolution de 1848 à Virton et dans le sud du Luxembourg d'après des documents inédits, Etablissements d'imprimerie L'Avenir, Bruxelles, 1935. K.Marx, F. Engels, Ecrits sur la Belgique, Le fil du temps, Paris, 1975. Noël de Winter, Elections et gouvernements, Créadif, Bruxelles, 1991. La propriété foncière dans la Province de Luxembourg, La grande propriété et son évolution de 1845 à nos jours 1995), éd. Projet Luxembourg, Rossignol 1991-1995.G.H. Dumont, Le miracle de 1848, éd Charles Dessart 1948 .Lire, page suivante, la note de J-Marie Caprasse

Le capital foncier

J'ai lu avec beaucoup de plaisir l'article de D.Olivier qui célèbre avec bonheur une des rares occasions que nous a donné le Luxembourg de l'applaudir dans un rôle d'avant-garde.

Ayant participé à l'étude sur la propriété foncière dans le Luxembourg que cite l'auteur, j'ai été sollicité par la rédaction de TOUDI de donner mon avis sur ce point (très accessoire d'ailleurs de l'article) du rôle des propriétaires fonciers dans le contexte de l'époque.

Il me semble qu'il faudrait tempérer quelque peu le lien de cause à effet entre le poids de la propriété foncière et la stagnation du développement industriel de la région. L'examen du profil du propriétaire foncier montre que, dès le début du 19e siècle, dans la grande propriété du moins, beaucoup sont des hommes nouveaux: industriels, financiers, hommes d'affaires qui ont acquis des biens fonciers libérés par la révolution. Et même si, parmi ces hommes, figurent des éléments de l'ancienne noblesse, ceux-ci sont souvent, eux aussi, des « chevaliers d'industrie » tout acquis au développement industriel (sous l'ancien régime, les forges étaient déjà dans leurs mains).

Pour Marcel Bourguignon, le principal historien de la sidérurgie luxembourgeoise " « préindustrielle » 1 , le déclin et la fermeture des forges au 19e siècle, en dépit de tous les efforts tentés pour les sauver, est dû à la conjonction de nombreux facteurs: géologiques, géographiques, géopolitiques, démographiques, économiques, financiers.

Ce n'est pas pour autant que la grande propriété foncière ait été sans influence sur les mentalités. Le conservatisme politique du Luxembourg est certes, à attribuer pour une bonne part et jusqu'à une époque récente à son caractère rural, à l'importance de la grande propriété - autant d'ailleurs qu'à celle, aussi prégnante, de la petite propriété. L'intérêt pour l'industrie n'est pas opposé au goût de posséder de grands domaines fonciers et à, s'y revêtir des oripeaux de l'aristocratie, d'où préférences aussi pour la monarchie que la république.'

A l'autre bout, si la petite propriété rend, elle aussi, souvent conservateur, il faudrait quand même réexaminer les formes particulières, détournées, que peuvent prendre des revendications populaires en milieu rural, vite taxées de réactionnaires. Ainsi la revendication du droit d'affouage figurant dans la proclamation citée par D.Olivier. Voir aussi la résistance opposée par les Luxembourgeois à la loi de 1847 sur la ventedes terres communales.

Jean-Marie Caprasse


  1. 1. Marcel Bourguignon, La sidérurgie, industrie commune des Pays-Bas d'entre Meuse et Rhin, dans Anciens pays et assemblées d'Etats, 1963.