Au sujet de l'engagement émotionnel

Toudi mensuel n°7-8, décembre 1997

L'expérience émotionnelle est une expérience d'unité et de cohérence. Elle permet que se maintienne ma capacité permanente à me reconstituer en qualité de sujet. La saisie du sujet par lui-même est l'expérience émotionnelle. Elle lui donne une continuité aussi bien en amont, dans la perception, qu'en aval dans l'action.

Dès lors l'émotion que j'éprouve devant le reportage d'une femme martyrisée est-elle la même que l'émotion subie devant le reportage de, par exemple, cent trente femmes martyrisées? L'anonymat de groupe n'est-il pas une sorte d'objectivité de l'information à même de s'immiscer au coeur de la subjectivité du sujet? N'y a-t-il pas une menace pour le sujet de réagir fortement à une telle distance de la source et de manière si confuse par rapport à celle-ci?

Nature de l'expérience émotionnelle. L'expérience émotionnelle laissée à elle-même globalise le vécu du sujet. Le rapport du sujet avec lui-même s'inscrit lors de l'émotion dans une totalisation. Le discours de l'individu au coeur de l'émotion qui le prend traduit ce lien au tout de manière typique: " Je me sens toute retournée ", " Quoi! travailler avec cette ordure? Jamais! ", " Je suis complètement fou d'elle... ",... L'emploi des universaux comme " jamais ", " toujours " ou d'expressions comme " à fond ", " jusqu'au bout ", " complètement ", révèle la faculté de synthèse de l'émotion. Elle saisit le sujet de la tête aux pieds. Il est pris dedans, dans sa totalité, une totalité qu'il... découvre justement à travers l'émotion. Une fois l'émotion créée en soi, le sujet ne peut plus y échapper. C'est comme si l'unité se consolidait dans le trouble émotionnel.

Le sujet de l'expérience émotionnelle. Briser le rapport à l'émotion, c'est briser le rapport à cette capacité de s'unifier, c'est rompre " l'union sacrée ". Si elle n'est pas réprimée, l'émotion restructure le sujet et elle participe ainsi au maintien foncier de son unité. S'émouvoir est constitutif du sujet.

Dans le domaine humain, il me semble que la spécificité du sujet c'est d'être unité dans la multiplicité. Le sujet est cohérent en soi et englobe au sein de cette unité les différents objets de connaissance. Puisque la vertu unificatrice du sujet rencontre la vertu unificatrice de l'expérience émotionnelle, je pose que l'émotion, en raison de sa force cohésive restitue le sujet à sa totalité, pour le meilleur et pour le pire.

L'expérience émotionnelle participe en effet pleinement de la relance de l'unité du sujet, car elle reconnecte ses parties clivées. C'est dans ce sens que la charge affective qui accompagne une représentation (souvenir, image, idée), en garantit l'intégration dans le parcours présent de l'individu - qu'il soit thérapeutique ou pas.

Le radar peut nous servir ici de métaphore: un navire par exemple constituerait le sujet et les environs de ce navire seraient le corps, les réflexions, la vision du monde, le comportement... du sujet.

L'expérience émotionnelle pourrait être comparée au balayage du radar sur l'écran - centré sur le sujet - processus permettant une sorte de visibilité de soi renouvelée à chaque émotion. Plus l'émotion est juste, plus le sujet lui laisse prendre de l'ampleur et plus la visibilité de ce qu'il est, au sens fort, augmente.

Le corps de l'expérience émotionnelle. L'émotion se vit dans le corps. Cet ancrage permet, dans une certaine mesure, aux mécanismes physiologiques de contenir les émotions: une fatigue après une grosse émotion, l'inhibition réciproque de deux émotions antagonistes, la menace qui pèse sur l'intégrité physique dans le cas d'émotions excessives. Le corps impose un tempo et un degré d'intensité aux émotions.

Cette complicité me semble pervertie par la cadence effrénée de la consommation sensorielle et émotionnelle que nous fait subir sans retenue la télévision entre autres. La congruence entre le vécu réel et le vécu virtuel s'annule. Les émotions ressenties à l'occasion d'une série américaine moyenne, combinée avec les publicités, sont telles qu'elles pourraient désincarner le rapport du sujet à son expérience émotionnelle. Comment peut-on passer en quelques secondes d'une scène pathétique à une pub sur une bouteille d'orangeade qui va dans tous les sens? Il y a là un mécanisme de désensibilisation de l'expérience émotionnelle (avec sa finalité essentielle dans le sujet et son unité) qui se met en place.

Avec les années, dans le rapport à l'émotionnel, nous passons insensiblement de l'Etre à l'Avoir: " être " une émotion devient " avoir " une émotion. C'est en ce sens que l'émotion devient objet de consommation.

L'expression " être une émotion " pose celle-ci comme une source de mon " je ", elle le façonne et mon " je " en dérive en tant que résultat. Le verbe " avoir " renverse ce rapport, les émotions sont dorénavant subordonnées à un " je " civilisateur qui se pose comme maître et régisseur du vécu émotionnel. Cette maîtrise traduit bien souvent la volonté réaliste de contenir les émotions.

Le transport émotionnel. Etre un sujet, c'est aussi être un sujet dans le monde, une unité dans la multiplicité, une personne parmi d'autres et les aimer même si elles ne vont pas dans le même sens que soi. L'expérience émotionnelle me semble fondamentalement une ouverture vers le monde. L'émotion fait exister l'individu là où il n'est pas encore.

Quand l'émotion envahit notre corps et que nos viscères sont " secoués ", nous voilà dans un corps qui nous échappe, un corps que nous avions cru pouvoir contrôler. Bien souvent, quand l'émotion nous prend, nous sommes amenés à exister dans des êtres, des valeurs, des lieux où nous n'avions pas idée d'être, obéissant à une volonté impérieuse qui nous échappe.

L'émotion nous maintient dans des territoires où notre volonté n'a pas accès, et pourtant, nous sommes invités à intégrer cette nouvelle partie de nous. En ce sens, il me semble que l'expérience émotionnelle est une forme ancestrale de religion, un lien à ce qui n'est pas soi, une partie de nous-mêmes au-delà de notre propre volonté, une invitation tenace à nous ouvrir au monde.

L'émotion relie et unifie un visible de soi avec un non visible de soi. Nous nous retrouvons sujet, de par l'émotion, d'un monde connu et inconnu. En ce sens, nos émotions constituent la plus grande possibilité d'affirmation de soi et de négation de soi tout en visant notre unité. Ne choisir que le premier versant et ne cultiver que les émotions " positives " selon notre bon plaisir, c'est entrer dans l'univers clos de la consommation.

Aussi douloureuse que puisse être une émotion, elle nous tient en vie dans un monde vivant. Passé l'étape de la négation de soi - étape spirituelle - l'être devient être humain, parmi les siens, dans son espèce.

Dans les moments difficiles, nous repassons par des phases dites narcissiques de consolidation de soi, mais l'élan de nos émotions et leur cohérence nous poussent à revenir vers ce grand fleuve qu'est le monde. A trovouloir retirer l'eau du fleuve, elle finit par croupir.

Perception et action. L'émotion confère au sujet une cohérence globale qui colore sa perception et son action.

En amont, toute émotion forte et continue oblitère le champ perceptif en une saisie sensorielle unitendante et surtendue un peu à la manière d'un laser de grande puissance. Je pense que l'émotion réorganise la perception selon une logique d'assemblage vers une unité plus grande en rapport à cette émotion. Cette simplification de la perception est à l'oeuvre dès que l'émotionnel entre en jeu et est d'autant plus simple que l'émotion est forte. L'expérience émotionnelle accroche au mieux un événement si celui-ci est présenté comme formant un tout, car l'émotion ne fait pas le détail, elle regroupe en une totalité et c'est là sa puissance de cohésion.

Ce qui illustre cela, ce sont des expressions du type " il a vu rouge ", " l'amour est aveugle " etc. Seuls comptent les éléments perceptifs en étroite liaison avec l'émotion, chaque détail va se condenser sur une vision globale accordée à l'émotion.

L'engagement. L'engagement est un puissant moteur de cohérence. Il restitue au sujet sa dimension foncière qui est l'unité. S'engager pour quelque chose, c'est en faire une Cause - entendue comme ce pourquoi je milite et à quoi j'affilie mon idéal. C'est donc prendre acte d'une continuité de soi dans la durée lorsque l'on est confronté à une problématique.

L'engagement émotionnel situe cette prise de position dans la cohérence des émotions. Il est donc important de respecter le caractère rassembleur, dont on peut mesurer la gravité lorsque le repli sur soi devient évident.

Cette régression narcissique permet la reconstitution de soi, mais au prix d'une sorte d'anesthésie de son empathie pour le monde et au prix d'une flagrante insuffisance dans le rapport à autrui, au respect de son altérité. Mais, au-delà du rejet et de l'indifférence émotionnelle diffuse pour ce qui n'est pas soi, le plus grave est ce que j'appellerais l'intoxication du sujet par la multiplicité ou la diversité des événements: cette multiplicité ou cette diversité devient en soi un poison parce que l'unité en est absente. Tout porte alors à la désagrégation jusqu'à la déconnection d'avec le réel.

Conclusion. Est-ce que mon engagement émotionnel est adéquat à ma perception de la situation et aux moyens dont je dispose pour y faire face? C'est la question éthique de l'expérience émotionnelle, elle impose une sorte de bilan de sa propre unité comme sujet.

En cas de doute, un seul combat à la fois, celui pour lequel on se sent taillé. Et à chacun son combat.