De deux cancers wallons

Toudi mensuel n°25-26, février-mars 2000

L'avenir institutionnel de notre Patrie wallonne se dessine petit à petit, par touches successives. Depuis la première révision constitutionnelle il y a trente ans de cela, jusqu'à aujourd'hui, force est cependant de constater que ces avancées se sont faites plus par la volonté des élus flamands (partant, du peuple qui les a choisis 1 que grâce aux idées forces émises par les élus et les partis wallons.

Alors que se réunit la conférence interparlementaire et intergouvernementale sur la réforme de l'État (2, il est patent que les élus wallons et francophones y participent avec des semelles de plomb sans avoir réellement préparé la discussion. Celle-ci s'avère pourtant inéluctable (il ne fallait cependant pas être grand clerc pour le prévoir), tant la volonté flamande est, une fois de plus, inébranlable. 3.

Somme toute, cette passivité des élus wallons s'explique en grande partie par une double maladie dont la société wallonne est atteinte; un double cancer dont il faut que nous nous relevions sous peine de périr en tant que Peuple et donc, forcément, en tant qu'individus.

La belgitude

Installée depuis longtemps dans le tissu mental wallon, la belgitude a bel et bien cancérisé notre société tant ses métastases sont nombreuses et profondes. On connaît bien la belgitude institutionnelle qui nous fait toujours voir la Belgique comme «notre» État, dont la langue naturelle serait évidemment le français et dans laquelle les Flamands auraient usurpé une place qui ne leur revenait pas. Cette Belgique-là, c'est aussi une monarchie des von und zu Sachsen, Koburg und Gotha perçus comme naturellement francophones 4; perçus aussi comme ultimes recours pour ces «p'tits k'on s'protche», tous ces Wallons écrasés par le rouleau-compresseur flamand.

Il y a bien sûr cette Belgique politique, État improbable où aucune force partisane ne peut atteindre à elle seule la majorité. Une Belgique devenue, de terre de compromis qu'elle fut à sa création, un paradis de la compromission. Les passe-droit et autres pratiques de «bakchich» sont institutionnalisés au point que même un mouvement comme celui de la marche blanche n'a rien pu y changer.

Rappelons-nous aussi une certaine Belgique «surréaliste». A écouter nombre d'artistes et d'écrivains «belges» (en fait, la majorité des auteurs francophones, qui se reconnaissent sous ce vocable) dont la célébrité dépasse nos frontières, ce qui caractériserait la culture «belge» (entendez «francophone» de Belgique), c'est une autodérision poussée jusqu'à l'auto-négation. L'absurde total (pour lui-même, sans but ni finalité) serait le fin du fin de notre approche culturelle des choses! 5

Ce premier cancer belge a encore développé nombre d'autres métastases qu'il serait fastidieux d'analyser ici. Pourtant, il ne faut pas s'y tromper, il est bien aujourd'hui en phase régressive et il n'est pas illusoire de penser qu'il pourra être définitivement combattu. Tout simplement parce que la belgitude se fonde sur une idée et un passé aujourd'hui révolus. A moins de forcer par la contrainte le Peuple flamand à renoncer à ses conquêtes, cette Belgique mythique ne renaîtra jamais de ses cendres. Les élites «francophones», quoi qu'elles en disent, l'ont d'ailleurs bien compris qui ont voulu lui substituer une communauté française «de Belgique». Celle-ci n'a donc jamais eu d'autre raison d'être que de remplacer cette Patrie belge en déliquescence dans l'esprit des Wallons par une Belgique nouvelle, même réduite au seul espace de langue française. Mais l'échec est patent et si la Communauté s'est bien implantée dans certains milieux (essentiellement ceux qui dépendent toujours d'elle, à savoir les mondes de l'enseignement et de la culture), elle y fonctionne de facto comme une pâle copie, une Belgique bis, sans plus d'avenir que l'original.

A notre Peuple wallon, la belgitude et son ersatz ne proposent que la pérennisation d'une situation de minorité étouffée mais heureuse de son triste sort. Point de combat ou de lutte là-dedans. Tant et si bien qu'il n'y a nullement à s'étonner qu'il ne soit jamais question dans cette perspective que de «défense» des situations acquises. Jamais il ne s'agit de conquérir, toujours au contraire de conserver les acquis. Ce qui marque bien le caractère tout entier essentiellement anti-progressiste de la démarche.

La francolâtrie

Voyons maintenant cet autre cancer qui ronge la Wallonie. Largement circonscrit depuis plusieurs décennies, le voici qui reprend de la virulence et, s'il ne gagne pas encore la grande masse de nos cellules, il a déjà néanmoins atteint une large couche de ces cellules vitales que sont les élites. Le rattachisme reste un phénomène encore marginal mais bien des élus notamment, et non des moindres, le présentent comme LA solution à tous nos problèmes. 6 Depuis le 6 frimaire 208 (a..d. 27.11.99), voici le rattachisme wallon enfin muni de l'instrument de la victoire, le Rassemblement Wallonie-France, auquel tous les Wallons conscientisés, ex-RW, ex-RPW, ex-RF, anciens régionalistes, fédéralistes, autonomistes et indépendantistes sont sommés de se rallier dès maintenant. Le choix laissé est mince: ou l'excommunication immédiate ou la flétrissure réservée aux «ralliés de la vingt-cinquième heure», avec à la clef une fermeture quasi automatique à la reconnaissance future par la République Française (style Ordre de la Libération) 7.

Ainsi le rattachement à la France est-il présenté comme l'unique voie à suivre, le seul sursaut salvateur. Être un Wallon conscient, à adopter la vision RWF des choses, c'est se sentir «français en attente». Eh bien ! non. Il nous est permis non seulement d'en douter mais, de surcroît, d'être radicalement opposés à cette vision des choses.

Plusieurs motivations nous poussent à cette opposition radicale. Les partisans de la «réunification française», comme a osé le proclamer le Grand homme de Lierneux, utilisent dès l'abord le langage du mensonge. Car, pour qu'il y ait réunification, encore faudrait-il qu'il y ait eu réellement et de manière conséquente unification. Dès lors, d'un pur point de vue historique, seuls le Tournaisis et les villes de Tournai, Mariembourg, Philippeville et Barbançon peuvent-ils avec quelque logique réclamer leur retour à la mère patrie. Pour le reste de son territoire, la Wallonie actuelle n'a fait partie de l'espace politique français que durant vingt courtes années, certes marquantes. 8 C'est donc bien à cette seule période de la Ière République et du Ier Empire que se réfèrent nos amis-ennemis rattachistes. 9 Aussi n'est-il pas inutile de revenir un instant sur cette période de notre histoire.

Les différentes administrations centrales provisoires installées dans les Provinces belgiques et dans les États de Liège, Stavelot-Malmédy et Bouillon au lendemain de la victoire de Valmy (septembre-novembre 1792) se prononcèrent TOUTES pour la reconnaissance de ces provinces et Etats en tant que républiques sœurs de la toute nouvelle République Française. C'est l'action (pour tout dire les pressions) des représentants de la Convention nationale en mission, et tout particulièrement de Georges-Jacques Danton, qui conduira aux plébiscites truqués par lesquels les citoyens de nos provinces «se prononceront» à l'hiver 1793 pour le rattachement à la France. Ce rattachement forcé fut d'ailleurs soutenu par les Girondins et autres partisans de l'époque de la fumeuse théorie des «frontières naturelles». Aucun historien honnête ne peut nier ces faits. Quant à l'annexion du 9 vendémiaire an IV (a.d. 01.10.1795), son simple intitulé dit bien de quoi il fut réellement question. Ne parlons pas non plus des différents plébiscites tenus sous le régime napoléonien (Consulat et Empire) : il suffit de relire les admirables pages écrites par Paul Brousse 10 pour se convaincre que ni le Peuple français des 84 départements ni les populations annexées ne purent manifester réellement leurs désirs durant toute cette période.

Voilà donc une première «réunification française», pour utiliser le vocabulaire de nos rattachistes, opérée contre la volonté des populations et, qui plus est, opérée sur une base (les frontières naturelles) qui nous obligerait, deux cents ans après, à souhaiter plus que tout qu'elle se renouvelât. Dans l'affirmative, soyons conséquents et réclamons le retour à la France de tous ces peuples injustement séparés de la mère patrie que sont certes les francophones Rauraques, Genevois ou Bas-Valaisans, mais aussi les allophones Flamands, Néerlandais, Luxembourgeois, Allemands rhénans et bas-saxons, Catalans, Andorrans, Haut-Valaisans, Monégasques, Piémontais, Liguriens, Parmesans, Toscans, Romains et autres Illyriens ou Ioniens. Nous rejoindrions ainsi parfaitement les propos tenus lors du congrès fondateur du RWF par l'ineffable président délégué du MDC, l'ancien ministre Georges Sarre, et son attachement quasi mystique à une France ayant vocation à incarner à elle seule l'Universel. 11

On voit tout l'absurde de la position rattachiste d'un pur point de vue historique. Cette logique devrait tout au contraire nous conduire à réclamer une seconde «réunification» mais allemande. Ou une «réunification» espagnole. Ou encore autrichienne. Chaque fois, c'est bien plus de vingt courtes années que nos pays furent rattachés à ces couronnes. Pareilles réunifications n'en seraient pas moins parfaitement illégitimes. L'argument historique invoqué par le RWF est donc bel et bien absurde et sans valeur. À moins qu'il ne cache une autre motivation, moins avouable par les temps 12 qui courent et qui s'appelle en fait l'ethnicisme.

Ce type d'arguments peut en fait conduire là où l'on sait. C'est bien sur de telles bases que prospèrent des dictateurs comme Hitler hier et Milosevic aujourd'hui. Soyons cependant honnête et reconnaissons que l'ethnicisme ne conduit pas forcément au racisme. La Slovénie, le Danemark ou la Suède sont bien des Etats construits sur des bases ethniques sans qu'il y soit question d'un «racisme» d'État. Les théories ethnistes peuvent donc donner naissance à des États parfaitement démocratiques. Mais à la condition, lorsqu'elles existent, soit de reconnaître un degré d'autonomie certain à leurs éventuelles minorités nationales, soit de leur accorder l'indépendance. Aussi attendons-nous de nos amis-ennemis rattachistes, que nous comptons parmi les démocrates, qu'ils soient conséquents avec leurs propres principes. Force est de constater qu'en la matière, ils le sont fort peu. Car, à les écouter, Basques, Catalans, Bretons, Alsaciens, Flamands, Occitans, Rhodano-Alpins et Corses ne peuvent légitimement demander à bénéficier du droit des peuples à l'autodétermination. Droit d'ailleurs qu'ils refusent également avec leurs amis nationaux-républicains du MDC et du RPF aux Antillais, Réunionnais, Guyanais, Comoriens, Wallisiens, Kanaks et autres Polynésiens aujourd'hui rattachés à la République «une et indivisible».

En fait, nos rattachistes avec leurs amis MDC et RPF considèrent bel et bien qu'il n'y a qu'une seule procédure d'autodétermination qui vaille : le rattachement à la République française. Aussi ne faut-il nullement s'étonner des prises de position des jacobins français, particulièrement hostiles en 1989-1990 à la réunification allemande; tout aussi hostiles aux Kurdes en 1991, aux Kosovars depuis 1989, aux Tchétchènes aujourd'hui. Mais tout à la fois ardents partisans de l'autodétermination des Québécois, Wallons, Jurassiens et Valdôtains. La présence d'un Jean-Pierre Chevènement à des congrès rattachistes wallons ou à diverses fêtes du peuple jurassien contraste évidemment avec son refus d'un quelconque dialogue avec les indépendantistes corses ou basques. Une vision jacobine des choses explique le paradoxe.

Un rattachement à la France ne serait à l'extrême limite envisageable que si la République abandonnait justement toute référence au décret du 22 septembre 1792 portant qu'elle est «Une et Indivisible». Car c'est bien au nom de ce principe (d'ailleurs également appliqué aux Etats-Unis depuis la Guerre de Sécession) que tout Peuple adhérant à la République effectue ce choix une fois pour toutes. Que, dans les dix, vingt, cent ou deux cents ans, les descendants de ce Peuple estiment que le choix fait par leurs aïeux s'est avéré détestable et veuillent revenir à la situation antérieure et ils devront amèrement constater que la Constitution républicaine les en empêche. La République française se présente donc comme une maison à porte unique, dans laquelle on peut entrer, mais dont on ne peut sortir. Ou plutôt dont on ne peut sortir que par un processus violent. Le choix de la République est donc IRRÉVERSIBLE. Les divers peuples allophones rattachés à l'Empire par Napoléon Ier n'ont recouvré leur indépendance que par la défaite de Waterloo. Les Alsaciens n'ont retrouvé l'espace allemand que grâce à la défaite de 1870. Les Vietnamiens, Cambodgiens et Laotiens, les Marocains, Tunisiens et plus encore les Algériens ont senti dans leur chair combien il en coûtait de vouloir quitter le giron français. Aujourd'hui encore les Comoriens (amputés de Mayotte), les Kanaks (supplantés dans leur propre pays par une majorité européenne, importée selon un plan rigoureusement poursuivi) et les Corses en font l'amère expérience. Est-ce cela que nos rattachistes proposent comme perspective radieuse au Peuple wallon dont ils prétendent être l'avant-garde? La République française se veut donc non seulement universelle mais aussi éternelle. Il ne faut pourtant pas être grand historien pour simplement constater que les États naissent et disparaissent, s'agrandissent ou se divisent, s'unitarisent ou se fédéralisent.

L'Unité et l'Indivisibilité de la République française conduit également à refuser la perspective rattachiste pour une autre raison. Car c'est bien au nom de ces principes que dès 1793, des conventionnels aussi éminents que Bertrand Barère de Vieuzac et l'Évêque Henri-Baptiste Grégoire entamèrent la lutte contre les «patois», autrement dit contre les langues régionales. «Le législateur parle une langue que ceux qui doivent exécuter et obéir n'entendent pas (...). Vous avez décrété l'envoi des lois à toutes les communes de la République (...) [Mais] les lumières portées à grands frais aux extrémités de la France s'éteignent en y arrivant, puisque les lois n'y sont pas entendues. Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton; l'émigration et la haine de la République parlent allemand; la contre-révolution parle l'italien, et le fanatisme parle le basque. Cassons ces instruments de dommage et d'erreur.» déclarait Barère. 13 De ce point de vue, l'histoire se répète. Force nous fut de constater la salve d'applaudissements qui suivit, lors du congrès fondateur du RWF, le discours imbécile tenu par l'insufférable Georges Sarre et dans lequel il énonça le credo désormais connu du MDC selon lequel la République française ne peut, sous peine de créer les conditions de sa propre dissolution 14 , ratifier la Charte européenne des langues et minorités régionales. Le RWF a beau inscrire dans son programme un minuscule paragraphe concernant nos «richesses culturelles régionales» 15 il ne fera pas illusion longtemps. Composé en majorité de militants post-quinquagénaires francolâtres plus que wallons 16, le RWF est bien un parti héritier en droite ligne de la tradition jacobinarde. 17 Dès lors, l'on imagine sans difficulté le sort qu'il réservera à la simple notion de «culture wallonne».

L'hostilité des milieux francolâtres de Wallonie et de Bruxelles à ce concept n'est plus à démontrer. Elle est ironique et méprisante à l'égard de ceux qui défendent la culture «wallonnante». «Comment peut-on s'attacher à la survivance de tels parlers locaux et grossiers?» s'interrogent-ils. Ce qui illustre bien le caractère résolument bourgeois et petit-bourgeois de ces milieux. La langue wallonne a bien un caractère prolétarien (ouvrier et paysan) qui insupporte ces tenants d'une culture policée et «universelle». Ils oublient simplement qu'au milieu des années trente encore, la langue première de l'extrême majorité de la population wallonne, ouvrière et paysanne, était bien ces «dialectes» qu'ils abhorrent. 18

Cette hostilité devient agressive lorsqu'il s'agit d'évoquer une culture française propre à la Wallonie, avec ses caractéristiques la différenciant nettement de la culture française hexagonale. Simplement parce qu'il y a là matière à démontrer que la Wallonie n'est justement pas une terre française comme les autres. Comment dès lors s'étonner que ces francolâtres de Wallonie et de Bruxelles soient plus attachés à des Maeterlinck, Verhaeren, Becker, Ch. Spaak et Brel voire à des Poelvoorde et Mertens qu'à des Louvet, des Chavée, des Anciaux, des Andrien, des Dardenne. Nos francolâtres sont bel et bien les dignes héritiers d'une vision purement belge et purement bourgeoise de la culture. Comme, en politique, ils se réfèrent plus volontiers à Outers et Perin (à quand P.-H. Spaak ?) qu'à Bovesse, Van Belle, Rey, Baussart ou Renard.

Que dire du programme économique et social du RWF ? On est désormais bien loin du «baron rouge» de 1976 et du «retour aux sources» du RW. L'ancien député de Thuin puis de Namur nous a présenté un programme ni libéral, ni social et les deux tout à la fois. Autrement dit, un programme que ne renieraient ni le PRL «social» de Louis Michel, ni le toujours œcuménique PSC, ni le PS dirupo-blairiste. Or, face à la mondialisation de l'économie et à la toute-puissance du capital, c'est bien d'un programme de rupture que la Wallonie a besoin et non d'un programme chèvre-choutiste.

Si Écolo a récolté en juin dernier un tel succès, c'est avant tout dû, outre le non contestable «effet dioxine», au fait que ce parti a constitué aux yeux de plus en plus de Wallons la seule alternative progressiste et morale crédible, soit tout ce que le PS de Busquin ne pouvait prétendre être encore. On voit bien, à travers l'exemple du parti vert, qu'une alternative radicale wallonne ne peut agir autrement : soit elle se positionne en alternative de droite au PRL, soit elle opte pour la création d'un pôle radical wallon à gauche. Ajouter un parti «fourre-tout» de plus au centre de l'échiquier ne peut que conduire à l'échec.

Belgitude ou francolâtrie: la Wallonie qui démissionne

Reste le plus grave: comme les belgicains, les rattachistes proposent aux Wallons de renoncer définitivement à s'assumer en tant que peuple adulte. L'une des principales tares dont souffre la société wallonne, c'est bien qu'elle ne se sent jamais responsable de ce qui lui arrive. C'est toujours la faute de l'autre: la faute aux Flamands, la faute aux Bruxellois, la faute à la Belgique, la faute aux politiciens, la faute aux syndicalistes, la faute aux patrons, la faute à l'Europe, ... Comme tous les peuples colonisés dont les élites se préoccupent surtout d'assurer leur avenir dans l'orbite du colonisateur, le Peuple wallon souffre de n'entendre personne (ou presque) lui dire que c'est à lui-même de se prendre en charge, qu'il est temps qu'il quitte la sécurité du home maternel pour l'aventure de l'âge adulte.

De ce point de vue, les rattachistes s'apparentent bien aux belgicains en nous proposant de remplacer Bruxelles par Paris, les von und zu Sachsen, Koburg und Gotha par l'hôte de l'Elysée, Verhofstadt par le locataire de l'Hôtel Matignon. Fiers de n'être toujours pas adultes, nous pourrons alors continuer de maudire la capitale et tous les responsables «nationaux» pour tout ce qui ne fonctionnera pas dans notre région.

Mais la Wallonie sera-t-elle encore une région ? Il faut constater que la République Française n'admet pas en son sein des régions à forte identité (pour ce qui est du territoire métropolitain). La Bretagne est amputée de la Loire-Atlantique, la région picarde est éclatée entre un improbable Nord-Pas-de-Calais (au nom significatif) et une «Picardie» dont seul l'extrême nord est picard, la Normandie est scindée en deux régions. Rhône-Alpes, Champagne-Ardenne, Centre-Val-de-Loire, Midi-Pyrénées, Pays de la Loire, Provence-Alpes-Côte-d'Azur sont des conglomérats sans unité. Seule l'Alsace fait exception (mais la République pouvait-elle ressusciter elle-même l'entité Alsace-Lorraine ?). Il ne fait aucun doute que, dans la République, la Wallonie sera morcelée, le Hainaut étant rattaché (tout y conduit) à l'ensemble Nord-Pas-de-Calais. Le projet rattachiste pour la Wallonie conduira donc inexorablement à cette fatale conclusion: la mort de la Wallonie en tant qu'entité. En supprimant la région et son unité, les rattachistes doivent dès lors avoir l'honnêteté de reconnaître qu'ils proposent aussi la mort du Peuple wallon en tant que tel.

Le RWF considère, il est vrai, qu'il y a aujourd'hui uniquement place en Europe pour des Etats-Nations forts et vastes (p. 15 de son manifeste). La France et l'Allemagne correspondant à ces critères, et peut-être aussi l'Italie, l'Espagne et le Royaume-Uni (?), on serait curieux de savoir quels Etats actuels membres de l'U.E. le RWF voudrait voir rayés de la carte institutionnelle. Or la force d'un État ne tient ni à sa taille physique ni à sa taille démographique, pas plus qu'à sa longévité historique. La force d'un État tient à son homogénéité et à l'adéquation de la structure étatique avec le Peuple qu'elle représente. C'est d'ailleurs bien ce qui fait a contrario la force des Palestiniens, que l'on présente souvent de manière erronée comme un «peuple sans État» mais qui sont bien plutôt un «Peuple-État». Dans l'Union européenne actuelle, plusieurs peuples aujourd'hui sans État, sont appelés à en avoir un dans le futur : Gallois, Ecossais, Flamands, Wallons, Bretons, Basques, Corses, Catalans, Galiciens, Sami (Lapons)... 19

Cela signifie donc que deux Etats-Nations actuels (mais ont-ils jamais été réellement un État? Une Nation ?) disparaîtront : le Royaume-Uni et la Belgique. En mettant à part la question samie, deux autres États subiront cette restructuration: la France et l'Espagne; comme par hasard les deux États constitués bien avant le XIXe siècle par annexions successives de régions allogènes, au prix de nombreux ethnocides. Mais cette restructuration n'entraînera en rien leur disparition. Une France et une Espagne réduites n'en continueront pas moins d'être elles-mêmes et sans doute avec plus d'homogénéité, de cohésion, donc de force. Pour le RWF, évidemment, cette perspective est inadmissible. Pétri de mythique gaullienne, il fait probablement sienne cette vision de l'Union européenne qu'ont nombre de responsables politiques hexagonaux: une Union France-Allemagne élargie à un certain nombre de satellites. Vision qui impose évidemment que la France soit en tous points comparable à l'Allemagne, surtout réunifiée.

Faut-il vraiment parler, par ailleurs, du sort que les rattachistes proposent pour Bruxelles? Croient-ils sincèrement qu'un rattachement à la France assurerait à cette ville une place aussi éminente que celle qu'elle occupe actuellement? Bruxelles n'aurait en fait qu'à y perdre. Paris ne supportant pas la concurrence, la capitale belge serait ramenée au rang de la capitale des Gaules ou de la Cité phocéenne. La capitale de l'Union européenne se verrait dépossédée progressivement de ses institutions au profit de Strasbourg. Et ni les Américains ni les Britanniques (ni les Allemands?) n'accepteraient que l'OTAN continuât d'y siéger. Quant à la Région de Bruxelles-Capitale, elle disparaîtrait évidemment au profit d'un vague département de la Senne, si tout va bien. Bel avenir en perspective pour la vieille cité brabançonne. Et tout ceci sans évoquer les prévisibles réactions flamandes.

Face à ce projet rattachiste, il n'est en vérité qu'une seule voie de résistance. Paul-Henry Gendebien et ses maigres troupes ont beau se prendre pour le Général de Gaulle et la France libre, ont beau proclamer que leur manifeste du 27 novembre 1999 est leur appel du 18 juin 1940, la vérité oblige à reconnaître que la voie qu'ils tracent n'est rien d'autre qu'une voie d'auto-négation, d'automutilation, de manque de courage, de refus de s'assumer.

Nous pensons au contraire que la lutte pour l'indépendance politique totale de la Wallonie est l'unique voie de la résistance. Comme De Gaulle, nous refusons la capitulation devant l'adversité, nous refusons de nous coucher, de perdre notre identité nationale. Notre Résistance sera de l'intérieur mais en cherchant les soutiens nécessaires à l'étranger, auprès de tous les autres Peuples en lutte pour leur liberté : Basques, Corses, Bretons, Gallois, Ecossais, Occitans, Catalans, Jurassiens, Kosovars, Irlandais et Flamands. Cette indépendance sera celle d'une République non pas «une et indivisible» mais «plurielle et fédérale», ancrée dans l'Europe, à égalité de droits et de devoirs avec ses partenaires. Une République aussi qui ne manquera pas d'entretenir des relations plus que privilégiées avec sa République-soeur d'Outre-Quiévrtain, mais dans l'égalité.

C'est évidemment pourquoi je ne rejoindrai pas le RWF et, au contraire, utiliserai tous les moyens en mon pouvoir pour le combattre. Loyalement certes, mais résolument, irrévocablement. Je n'oublierai pas que leur lutte pour la disparition de la Belgique fait d'eux nos alliés d'un temps. Mais je n'oublierai pas plus que tout le reste nous sépare. De tout quoi il ressort que ce sont aujourd'hui les Clubs et comités républicains en voie de constitution que je rejoins.

Milou (Emile) RIKIR,

Ancien secrétaire parlementaire RW puis RPW 9 pluviôse an CCVIII (a.d. 29.01.2000)


  1. 1. Que l'on arrête ces prétendues distinctions entre un «peuple réel» et des élus qui, une fois au pouvoir, feraient autre chose que ce que leurs mandants attendaient d'eux! Les gens ont les élus qu'ils choisissent et qu'ils méritent. Le Peuple wallon a donc les élus, comme les institutions, qu'il s'est choisi. Il ne sert à rien de prendre ces élus, comme ces institutions, comme boucs émissaires de tout ce qui ne fonctionne pas. Si tous ces dysfonctionnements existent, c'est bien parce que la société wallonne est elle-même largement gangrenée.
  2. 2. Que certains, sans doute pour mieux la faire apparaître aux yeux des «Francophones» de Belgique comme quelque nouvelle «chinoiserie» inutile, s'acharnent à vouloir dénommer «la Corée», nom ridicule en l'occurrence (Le Soir semble être le champion de cette campagne imbécile; mais peut-être y va-t-il des ambitions de l'un de ses rédacteurs en matière de «brevets d'invention» d'acronymes historiques !).
  3. 3. Les récentes accusations du RWF «wallon» et du président du PS «francophone», le sieur Élio Di Rupo, à l'égard du ministre communautaire Pierre Hazette (qui aurait «dramatiquement bouleversé» la donne communautaire en osant parler d'une nouvelle méthode de financement des communautés) apparaissent dès lors pour ce qu'elles sont réellement: les gesticulations d'une autruche obligée d'enfin sortir la tète du sable et forcée d'envisager une remise en question d'un plan de carrière personnel bien tracé.
  4. 4. Au point que c'est une jeune noblesse de rencontre qui semble, par ses origines familiales, apporter à la famille régnante ce caractère bilingue, «belge» pour tout dire, qui devrait être le sien et que la majorité des Flamands ne lui reconnaissent pas.
  5. 5. Un débat entendu au Cercle de Minuit (sur France 2) il y a quelques années, avec notamment Benoît Poelvoorde, Jaco Van Dormael et Pierre Mertens, était très illustratif de cette vision «nihiliste» de la «culture belge».
  6. 6. N'oublions pas non plus que nombre d'artistes et d'écrivains, même atteints de «belgitude» n'estiment jamais avoir autant réussi qu'ils n'aient été reconnus à Paris. Ce qui en fait, à tout le moins, des Belgicains d'une race particulière.
  7. 7. L'assistance au congrès de fondation du RWF a pu constater à quel point une certaine mystique gaullienne y fait flores. Le discours du président fondateur se voulait une copie de l'Appel du 18 juin, Paul-Henry Gendebien lui-même se voyant bien dans la peau du général appelant le Peuple wallon à la résistance ultime. Sans parler de la présence de deux parlementaires français représentant les deux tendances - droite et gauche - du national-républicanisme. À noter que les propos d'excommunication que nous évoquons ont bel et bien été prononcés par Paul-Henry Gendebien lors du cocktail offert à l'issue du congrès, en réponse à des militants qui hésitaient à, ou refusaient de s'affilier directement au nouveau parti, «avant-garde organisée du peuple français de Wallonie en lutte pour son rattachement à la mère patrie», pour parodier une ancienne formule des credos communistes.
  8. 8. Nous n'évoquons pas ici les rattachements éphémères à la France de certaines communes ou sous-régions wallonnes à l'époque de Louis XIV ou de Louis XV.
  9. 9. Je ne résiste cependant pas à la tentation de citer l'un des participants au congrès de fondation du RWF. Alors qu'un autre observateur et moi-même faisions remarquer que nos provinces faisaient en fait partie, sous l'Ancien Régime, du Saint Empire romain de la Nation germanique, ce participant nous répondit que nous connaissions bien mal notre histoire puisque, selon lui, les Wallons sont français depuis le rattachement de nos provinces aux possessions des ducs français de Bourgogne. CQFD !
  10. 10. BROUSSE, Paul et NOGUÈRES, Louis (collab.). Le Consulat. Tome V de : JAURÈS, Jean (dir.). Histoire socialiste : 1789-1900, Paris : J. Rouff, [1901], 11 vol.
  11. 11. Rappelons cette admirable partie de son discours devant le congrès, lorsque après avoir expliqué le caractère universel des préceptes républicains, Georges Sarre osa poser avec une ironie teintée de gravité la question fondamentale à ses yeux : «Comment peut-on être iranien ?»(sic).
  12. 12. Conscient du risque, le RWF croit évacuer la question en proclamant : «Ce fondement national préalable n'est pas celui du nationalisme ethnique lié au sang ou au sol» in Projet de manifeste proposé par le Bureau exécutif, p. 5. Il est vrai que le code de la nationalité française imposé par Charles Pasqua (aujourd'hui RPF) et maintenu par Jean-Pierre Chevènement (aujourd'hui MDC) a mis fin au droit du sol adopté par la Convention. Seul avant eux, le régime de Vichy avait rompu sur ce point avec la tradition républicaine. En quoi MDC et RPF sont providentiels pour permettre aujourd'hui au RWF d'affirmer son attachement au «droit des gens» dans la périphérie bruxelloise, pourtant terre flamande.
  13. 13. Bertrand BARERE de VIEUZAC, Rapport sur les idiomes devant la Convention nationale, 8 Pluviôse an II (27 janvier 1794), cité par Yann FAUCHOIS, Chronologie politique de la Révolution 1789-1799. Alleur, Marabout, 1989. (Marabout université; MU 494), p. 250.

  14. 14. ) Pauvre République dont le sort ne tient qu'à la non ratification d'un tel texte
  15. 15. Il n'était que de voir les innombrables épinglettes au drapeau tricolore arborées au revers du veston de la plupart des participants. Les épinglettes au coq wallon étaient, elles, rarissimes.
  16. 16. Il n'était que de voir les innombrables épinglettes au drapeau tricolore arborées au revers du veston de la plupart des participants. Les épinglettes au coq wallon étaient, elles, rarissimes.
  17. 17. Le jacobinisme a encore bien des travers qu'il serait trop long d'analyser ici. Nous nous contenterons de renvoyer à Alain PEYREFITTE, ancien ministre gaulliste récemment décédé : «Quant à la France, celle du Mal français puis de "l'illusion étatiste" entretenue, un temps, par François Mitterrand, elle se présente comme une nation où "l'Éthos de confiance" est battu en brèche par le jacobinisme, comme il le fut par le colbertisme puis le bonapartisme.». A l'époque où le sociologue Michel Crozier dénonce la «société bloquée», Alain Peyrefitte s'inquiète des pesanteurs historiques du système français, dont l'idéologie implicite freine les efforts de modernisation. «Une telle conception repose sur la défiance systématique de l'État envers les particuliers; elle engendre la défiance des particuliers envers l'État, écrit-il,.cloue au pilori l'initiative, sème le tracas et récolte la fraude», cité par Thomas FERENCZI, Alain Peyrefitte, un intellectuel en politique, in Le Monde, 30.11.1999, p. 16, col. 1 et 2).
  18. 18. Quant à la légende selon laquelle le français serait la langue de nos régions depuis plusieurs siècles, il serait temps qu'un jour ce «bobard» soit sérieusement démonté. Une bonne part des textes que l'on trouve dans la majorité des archives paroissiales wallonnes (c'est-à-dire celles des paroisses rurales) , quand ils ne sont pas en latin, sont écrits en langue régionale ou dans un pidgin wallo-français peu ragoûtant. Nos francolâtres feraient bien aussi de se souvenir que, ne trouvant dans la majorité des communes wallonnes que peu d'électeurs parlant réellement français, le Premier Consul (puis l'Empereur qu'il devint) fut très fréquemment contraint de nommer aux postes de maire et d'adjoints ceux qui parlaient le plus francisé de ces pidgins. Ce qui l'a souvent contraint à nommer un même Magistrat pour plusieurs communes. Voir le Mémorial administratif de l'Ourthe, par exemple, pour s'en convaincre.
  19. 19. ) J'aimerais au nom des cathares languedociens, des huguenots du désert, des Frédéric Mistral, Marcellin Albert et Claude Marti y ajouter le peuple occitan. Mais son acculturation me paraît tellement profonde qu'il semble parfaitement utopique d'espérer qu'il puisse un jour accéder au réveil.