Sortir de la Belgique pour survivre
Histoire de Belgique et de Wallonie
Au moment de refermer ce livre [Le citoyen déclassé, TOUDI, 1995, voir l'onglet "Archives" et le sous-onglet "Numéros spéciaux"], nous pensons pouvoir dire que jamais la Belgique ne nous a offert, via ses traditions nationales, de quoi fonder une citoyenneté ouverte sur le monde. Et c'est normal, dans la mesure où le lien à la Nation en Belgique passe par l'adhésion à une dynastie et à son chef héréditaire. Quelle que soit la morale dont celui-ci parviendra à se prévaloir, c'est à autre chose qu'eux-mêmes que les « Belges » apporteront leur adhésion. Si rien ne change, ils ne seront pas conviés à assumer eux-mêmes leur citoyenneté intérieure (à se considérer comme une parcelle de la Souveraineté populaire), et, par le fait même, ils ne pourront intégrer dans les éléments qui forment le sentiment d'appartenance nationale, les conditions postconventionnelles ou postnationales qui font de celles-ci une appartenance citoyenne et une appartenance citoyenne ouverte sur le monde.
L'identité belge ne peut être reconstructive, c'est-à-dire moderne, pas parce qu'elle aurait été trop violente pour pouvoir se « repentir » mais, tout simplement, parce qu'elle n'est pas une identité.
On pourrait évidemment se dire que la transformation de la Belgique en république nous offrirait cette occasion d'être enfin des citoyens. Malheureusement, la Belgique existe déjà depuis trop longtemps pour qu'elle se transforme de l'intérieur en Cité souveraine excluant la monarchie ou la plaçant au-dessous d'elle-même. Le pli est pris. La culture politique belge est une culture de la non-citoyenneté ou, à tout le moins, d'une citoyenneté limitée. Rien n'indique dans les évolutions récentes du sentiment national belge que celui-ci, globalement, permettrait mieux d'accéder à la citoyenneté pleine et universaliste dont nous venons d'esquisser les grandes lignes. Au contraire, c'est par le biais d'une dissociation du pays que les habitants de ce que l'on appelle encore « la Belgique » semblent se mettre à la recherche d'une façon de vivre la citoyenneté, en rapport avec la souveraineté culturelle et humaine des peuples (même si celle-ci a à s'intégrer dans un concert plus large).
La Belgique est donc un pays qui doit cesser d'exister parce qu'il n'offre pas le cadre d'une identité vécue pouvant s'ouvrir sur le monde et l'Europe. En ce sens, la Belgique est condamnée. Mais la Flandre et la Wallonie héritent de l'esprit belge empoisonné par une monarchie tutélaire et paternaliste. La fierté d'être soi comme individu et comme citoyen, comme membre d'une nation, n'y a été nullement cultivée puisque l'on s'est efforcé de vivre la nation belge comme une non-nation, n'exerçant pas la plénitude de ses responsabilités collectives. Sur le plan symbolique, sur le plan du sens, elle trouve une cohérence - peut-être seulement affective d'ailleurs -, hors de soi, en un personnage issu de la féodalité, poussant à ce que la signification que se donne la collectivité belge soit en réalité vassale du sens que ce personnage se réserve de lui donner.
Tout ce qui se fait de grand en Belgique nécessite la présence du roi. Si par hasard quelque chose de grand se réalise sans la monarchie, voire contre elle - comme la Résistance -, cette grandeur-là, on s'arrange pour l'oublier, finalement, comme à partir du moment où il a fallu, dès 1993, songer à fêter cette Résistance et où on a tout recouvert par un appel à la « réconciliation », lancé le 7 février 1994, cinquante ans, jour pour jour, heure pour heure, après l'assassinat de François Bovesse par les fascistes .
La façon dont la colonisation est perçue chez nous est un exemple frappant de la démission belge à se donner du sens. La « gloire » de cette colonisation a été attribuée à Léopold II quand, pourtant, l'Etat belge démocratique força ce monarque à lui céder le Congo dès les premières années de ce siècle (et non l'inverse comme la légende s'en est solidement installée) 1 . Curieusement, alors que la Belgique agissait en vrai Etat souverain en contraignant le roi à lui rendre le Congo, elle ne s'en attribua nullement le mérite.
Mais nous avons dit plus haut que, dans le cas de la Belgique, il y a une tendance marquée à accorder les mérites du pays aux rois et à taire les démérites de la monarchie, la classe politique héritant de toutes les infamies. Il n'y a que peu ou pas de tradition critique globale sur le colonialisme en Belgique. Cela se répercute sur l'opinion qui ne se considère d'aucune façon comme responsable de ce qui s'est passé au Rwanda en 1994 ni, d'ailleurs, en général, de tout ce qui s'est produit dans les anciennes colonies depuis la décolonisation.
De la même manière que, dans l'esprit d'Albert Ier , la Belgique faisait la guerre, en 1914-1918, comme contrainte et forcée, par pur respect des Traités, sans poursuivre d'objectif propre, sans donc vraiment faire la guerre, on a un peu l'impression que, pour l'opinion belge, la Belgique a eu des colonies mais sans être vraiment colonialiste. Ni le cinéma ni la littérature ni le journalisme (sauf rares exceptions comme le film de Mesnil Du Zaïre au Congo sorti en 1981), ne portent de regards critiques sur l'impérialisme de notre « petit »royaume. Un sondage du printemps 94 indiquait même que les citoyens considéraient que le gouvernement belge n'avait aucune part de responsabilité dans la tragédie qui s'était déroulée au Rwanda. Or, si cette thèse a quelque fondement dans l'immédiat de l'actualité, elle est fausse pour ce qui concerne la longue durée. Comme l'ont montré les travaux de Luc de Heusch, c'est la colonisation belge - et l'Eglise notamment -, qui a profondément ethnicisé les Tutsis et les Hutus. Il y a là un nouveau paradoxe belge: dans le même temps où l'on s'efforçait de nier les différences entre Wallons et Flamands, différences relevant cependant d'identités modernes, virtuellement ouvertes et universalisables, on s'efforçait de « tribaliser » deux portions d'un même peuple africain. Avec cette circonstance aggravante - comme les génocides du Burundi et du Rwanda l'ont montré tragiquement -, qu'il ne s'agissait pas, comme en Belgique, de populations homogènes s'appropriant des territoires déterminés et distincts (les Wallons et les Flamands), mais, en réalité, de deux sortes de classes sociales.
La Wallonie (et aussi la Flandre), ne peuvent se contenter de l'actuel fédéralisme, qui est une façon d'acquérir une autonomie plus large, plus fondée et ancrée dans une culture, mais une autonomie qui se déploie malgré tout dans ce qui reste des parties d'un tout appelé "Belgique", dont nous avons indiqué qu'il est irréformable en tant que tout, notamment et surtout parce que ce tout est façonné, depuis trop longtemps, par une culture anté-démocratique, anté-citoyenne, celle de la monarchie ou celle que l'on a acquise par l'intermédiaire de l'institution monarchique.
Il faut donc, non seulement que la Wallonie devienne une République mais devienne républicaine. Il ne s'agit pas seulement de se débarrasser de la monarchie. Le mal est plus profond, même si la rupture avec la dynastie donnait un formidable coup de fouet à ce relèvement civique et républicain.
La rupture avec la dynastie permettrait à la Wallonie de renouer plus pleinement avec ses traditions de luttes sociales, avec son adhésion au socialisme, avec sa résistance héroïque au fascisme, avec l'esprit d'indépendance nationale belge, pouvant se muer en esprit d'indépendance wallonne, qui a animé cette résistance. Ce sont ces traditions wallonnes minimisées par la Belgique, et qui fait tout pour les gommer, qui donnent certaines chances à la Wallonie de ne pas être seulement un ensemble sous-belge de la Belgique, autrement dit, de devenir républicaine.
Mais le succès n'est pas aussi sûr qu'on ne le pense. Il est évident en tout cas que la simple dissociation de la Belgique ne nous débarrassera pas du même coup de la culture politique malsaine qui fut et reste la nôtre. Cette culture politique, bien qu'elle s'exprime parfois dans les termes de la Foi chrétienne qui est mienne, relève tout simplement de la superstition et de l'idolâtrie. L'Evangile pardonne tout, sauf cette attitude qui est la négation même des hommes et des peuples. Sous toutes ses formes, l'idolâtrie condamne les peuples à vivre « aliénés » au sens précis de ce terme - à cause de et par un autre auquel on croit appartenir ou dont on pense dépendre -, sans jamais pouvoir se mettre entièrement debout, sans être à même de réfléchir et d'échanger, c'est-à-dire sans pouvoir pleinement se parler à soi et au monde. Le culte de la monarchie en Belgique indigne jusqu'à l'écoeurement. Les difficultés que nous éprouvons jusque dans notre élocution, le conformisme européiste de la politique étrangère belge, notre amnésie, la faiblesse de nos traditions intellectuelles, tout cela relève du même syndrome d'une Belgique incapable de répondre à la vieille injonction de l'Histoire « Lève-toi et marche! ».
Il est temps que la Belgique s'efface au profit de Républiques socialistes et citoyennes. Dans le cas contraire, ni les Flamands ni les Wallons ne seront véritablement des citoyens. Ils ne seront pas des citoyens de Flandre et de Wallonie, mais ils ne seront pas non plus des citoyens d'Europe et du monde.
- 1. Zala L. N'Kanza, Les origines du sous-développement politique au Congo belge, Presses Universitaires du Zaïre, Kinshasa, 1985, p. 193.