Préjugés et préjugés sur l'absence de préjugés, à bâtons rompus avec Ivan Vrambout
[Sur Baraque Frituur d'Ivan Vrambout]
Vrambout m'a parlé du fait que la presse francophone voyait le spectacle comme une opposition au manifeste de De Warande. Ils ont insisté sur le fait que l'on rit des deux côtés. Il m'a dit après la pièce qu'il ne souhaitait pas que ce soit un plaidoyer pour la Belgique. Mais il se sent proche des idées de Philippe Van Parijs et admire le fait que ce philosophe pense dans toutes les langues. Il est au fond réticent à la rupture du lien entre Wallons et Flamands.
Il m'a dit aussi qu'il y a plus de vie théâtrale en Flandre, plus de débat sur la vie théâtrale. Du côté flamand, il y a une vision de la place du théâtre. Il y a aussi une créativité plus grande et on ne se contente pas de jouer le répertoire comme du côté francophone.
Sur sa pièce, les Flamands disent que cela ne va pas assez loin et comme De Standaard (6/12/2005), disent que le Wallon et le Flamand qui se rencontrent dans la pièce sont des gens qui à l'avance ont les ongles limés. C'est possible évidemment. Comme il est possible aussi que tout dans l'opposition des deux peuples ne soit pas des stéréotypes. C'est un leitmotiv de Guido Fonteyn que de ramener souvent les choses à cela. Le problème, c'est qu'il y a aussi des représentations de l'autre qui doivent - positives ou négatives - créer les liens sociaux. Il est sans doute excellent de se débarrasser de ses préjugés, mais nous en avons tous à l'égard de nous-mêmes ou des autres, des façons de nous représenter. D'ailleurs, si ce n'était pas le cas, il n'y aurait ni conflit, ni relation. Et que serait une relation sans préjugés? Surtout entre deux peuples? Une relation inexistante! Car les préjugés naissent de l'ignorance en laquelle on est de l'autre et de soi-même. Vouloir une relation sans préjugés, c'est vouloir une relation sans conflits, sereine, apaisée, pacifiée, non problématique, bref une relation sans relation...
Ivan Vrambout pense aussi que si les Flamands et les Wallons avaient une identité plus forte, ils seraient plus solidaires les uns des autres. Cela me fait penser à ce philosophe français qui se fondant sur l'expérience du village Le Chambon-sur-Lignon (village protestant au sud de la France), pense que le sens d'autrui peut être lié à la fierté personnelle. Ce village protestant cacha des Juifs toute la guerre, notamment en souvenir des persécutions qu'ils avaient subie comme protestants. La motivation des habitants étant paradoxalement l'orgueil (le «bel orgueil» aurait peut-être dit Saint-Exupéry), de ne pas s'abaisser à en persécuter d'autres...
Il me parle de la difficulté des relations comme dans un couple, avec des blessures mal cicatrisées, un peu comme de la psychanalyse. Il me dit que les critiques flamands disent que cela pourrait être plus complexe comme approche: l'attente a été très grande du côté flamand et les gens sont demeurés sur leur faim.
Il est vrai qu' il n'y a pas que les préjugés qui opposent Wallons et Flamands, il y a eu aussi des ruptures graves, pas toujours assumées côté wallon (nous parlons des régiments flamands de mai 40), pas explicités et donc refoulés par nationalisme belge. C'est ce même nationalisme qui empêche souvent les Wallons d'exprimer les reproches (légitimes), à faire aux Flamands, de ne pas s'affirmer comme tels ou d'emprunter à d'autres la critique à faire aux Flamands, à moins de tomber aussi dans l'arrogance.
De Standaard disait aussi dans sa critique (pour le déplorer), que dire «un Flamand travailleur» ou «un Wallon paresseux», c'est dire des pléonasmes. Mais il est vrai que, même si ce stéréotype est ancien, il a parfois vécu avec d'autres stéréotypes qui ne sont plus autant d'actualité, comme le Flamand clérical et royaliste et le Wallon libre-penseur et républicain, en dépit du fait que cela recoupe des réalités reliables à des choix plus affirmés. On peut s'étonner aussi du fait qu'il n'est pas question des langues dans ce drame. Or, il existe en Wallonie un complexe réel vis-à-vis du Flamand bilingue et meilleur locuteur de langues étrangères.
On pourrait se demander aussi dans quelle mesure, une pièce de théâtre comme celle-ci, en décidant radicalement d'aborder la question des rapports entre Flamands et Wallons passe à côté de tous les nationalismes qui se heurtent, le nationalisme flamand et wallon, sans doute, mais aussi le nationalisme belge. Cependant, l'idée de mettre en scène un Wallon qui voudrait être flamand et un Flamand qui voudrait être wallon n'a pas que le mérite de camper une situation paradoxale et avec humour. Ce n'est sans doute pas simple de mettre sur la scène d'un théâtre le conflit entre deux peuples. Car comment ne pas à un moment donné en caricaturer l'un ou en caricaturer l'autre, en marquant l'un comme «bon» et l'autre comme «mauvais». On a parfois dit que la tragédie était un conflit où les deux adversaires ont raison. Jean Giraudoux avait d'une certaine manière réussi à faire cela avec sa pièce de théâtre Siegfried et le Limousin qui campe un soldat français blessé à la guerre, devenu amnésique et à qui une femme redonne une existence en allemand. Il devient un grand juriste en Allemagne, appelé à jouer un rôle politique, mais un ami français, également un descendant allemand des Huguenots français chassés par Louis XIV le «reconnaît» (ce dernier explique que sa manière d'être ne peut être que celle d'un Français, énumère les grands chefs allemands de la Guerre de même origine que lui). Siegfried est en quelque sorte réveillé par ces remarques, sort de son amnésie et se souvient qu'il est en réalité de France. Il y a de cela dans la pièce de Vrambout avec ces gens qui (éc)hangent leurs identités ou le voudraient.
Au total, s'il n'y a pas de représentations de l'Autre, il n'y a pas de relations avec lui. Mais il n'y a pas de représentations sans stéréotypes, autant demander l'existence d'une langue sans racines, ni origines. Donc, il ne faut pas dépasser les stéréotypes, ou du moins croire qu'on les dépasserait absolument, car si cela était possible, l'Autre n'existerait plus. Il n'y a pas pire que le mythe d'une histoire sans mythes ni que des relations entre peuples sans malentendus.