10 mai 1940 : Rage et détresse d'un soldat wallon
Cette simple lettre nous instruit de ce qu'ont pu ressentir des soldats wallons de l'armée belge le matin du 10 mai 1940, croyant à une longue guerre sur le modèle de 1914. Cette illusion n'est pas sotte quand on a lu Eric Simon sur la prétendue supériorité de la Wehrmacht.
Les lignes qu'on va lire nous introduisent au cœur du désarroi et de la détresse que peut ressentir un relativement petit payé assailli injustement, sans autres raisons que la bêtise guerrière et militaire, par un « Grand », pour la seconde fois en une génération. La mémoire wallonne de 1914 imprègne ces quelques lignes et donc le « patriotisme/nationalisme » belge de celle-ci, la camaraderie de combat avec la France. Le peu de choses observées l'est effectivement avec pertinence, malgré une position proche de celle de « Fabrice à Waterloo », avec déjà ce souci de distinguer, l'« avant » et l'« arrière », l'exode commençante, les classes de 1940 envoyées en France, l'émotion violente dans ces petits villages du Namurois. En quelques mots se dessinent ici une mémoire de 1914 différente de la mémoire flamande (voyez Figures belges lors du centenaire en 1930), et la rage à combattre des régiments wallons sur la Lys, 15 jours plus tard (voyez Régiments flamands et wallons en mai 1940 ou encore Bataille de la Lys (1940) sur l'encyclopédie Wikipédia).
Le 11 mai 1940*
Ma bien chère petite femme** Jo,
Entre 2h et 2h30 du matin, le 10 mai, l'ordonnance Barlier vient nous faire réveiller. Alerte ! Nous sommes tellement habitués à ces choses (nous en avons eues presque une dizaine depuis la mobilisation), que nous nous apprêtons en vitesse sans penser que là-bas à l'est les Teutons allaient encore violer notre sol. C'est Raymond qui vint m'annoncer l'horrible nouvelle vers 8h, car je suis seul avec 6 soldats et des caporaux en plein bled, assez loin de toute habitation. J'ai d'abord cru au canard, on lance tellement de fausses nouvelles. Inquiet et ne pouvant accepter l'évidence terrifiante, je me place sur la route et je questionne les rares personnes qui peuvent passer, toutes répondent la même chose : notre Belgique est envahie par les Boches !
Malgré tout, je ne parviens pas à m'assimiler cette douloureuse réalité, tout autour de moi la justifie : trafic intense du chemin de fer vers l'arrière (je suis le long d'une voie ferrée), mouvement continuel des autos vers Charleroi, activité de l'aviation et de la DTCA***. La poignée d'hommes que j'ai à commander est consternée, personne ne parle, personne ne peut croire au drame. Le silence est complet, rompu parfois par une réflexion de l'un ou l'autre, réflexion qui fait deviner à quoi ils pensent. Mon cœur bat fort et je songe aux êtres qui me sont particulièrement chers, surtout à Toi, ma petite Femme, à Toi d'abord et par-dessus tous. Quand Raymond revient un peu plus tard et me dit les scènes déchirantes qu'il a vues au village, les femmes en pleurs, les mères éplorées ma douleurs est immense, je sais que les écoles sont licenciées et je vous vois tous, Père qui a déjà vécu l'autre, Mère qui souffre déjà physiquement, Drée font le mari est aussi en campagne, mes petites sœurs**** si gentilles et Toi, je vous vois réunis autour du poste de TSF écoutant avec une anxiété toujours accrue les communiqués initiaux du terrible fléau qui nous atteint. L'épreuve s'est centuplée, la mobilisation a fait place à cette chose dont j'ai peine à me rendre à l'évidence : la guerre !
Et pourtant, nous ne pouvons tomber dans le pessimisme. La parole du poète me revient instinctivement, parole profondément humaine : »Le blasphème nous monte aux lèvres, Seigneur ! mais en fils soumis nous adorons votre éternelle volonté. » Non, mon Petit, malgré notre douleur immense, nous ne pouvons cesser d'espérer. Espérer contre toute espérance ! rappelons-nous mon Petit comme la Providence nous a placés sur la route l'un de l'autre, tout avait été si merveilleusement arrangé par Elle pour que nous nous aimions. Remettons entre le s mains du Bon Dieu notre avenir et redoublons de confiance. Souviens-toi que notre amour pur, saint, fort ne fera jamais qu'augmenter, rien, ni l'épreuve, ni la séparation même longue ne peut diminuer en rien l'amour véritable. L'amour est plus fort que la mort, sois en intimement convaincue.
J'aurais menti effrontément, si je ne t'avais dit mon émoi et ma douleur profonde. Cependant au plus profond de notre épreuve crucifiante donnons-nous la main bien fort, unissons nos énergies, à « nous deux » nous pouvons et nous devons soutenir ce coup si dur.
Comment puis-je t'écrire si longuement malgré la gravité de l'heure ? C'est que je suis détaché pour 48 heures au plus de ma Compagnie, j'attends d'être relevé pour rejoindre. Je n'ai absolument rien à faire.
Parlons maintenant un peu de nous. Depuis près de 12 heures, je songe très sérieusement à une chose. Tu l'as deviné : notre mariage. Je voudrais qu'il se fasse le plus tôt possible. Je te livre ma pensée, je ne suis pas seul juge et je te demande ce que tu en penses. Qu'allons-nous faire ? Attendre la fin des hostilités, ou profiter d'une permission (car il y aura encore des permissions, plus rares d'accord, mais il y en aura encore). Quel est ton avis ?
Je l'ai encore échappé belle avec mon congé. Je suis content d'avoir pu décrocher pour cette date car quelques jours plus tard il était dans le lac ce qui faisait bien de 6 semaines sans nous voir.
Tu as certainement plus de nouvelles que moi, car comme je te le disais en commençant, je suis seul au milieu des champs, au bord de la Sambre dans un joli coin, la nature est merveilleuse et je ne puis faire que comme un de mes caporaux : quel contraste entre ce beau jour de mai et la triste et pénible situation dans laquelle se trouve notre chère Belgique. Cet après-midi un nombre assez grands de convois se dirigeaient vers l'arrière, nous assistons aussi à l'évacuation de tous les wagons des gares de formation des villes de l'avant. Je ne sais rien, rien que ce que Raymond vient de temps à autre m'annoncer comme provenant de la TSF.
Je viens de quitter mon bled car un caporal envoyé en corvée m'a annoncé que les Français n'étaient pas loin de nous. J'ai enfourché mon, vieux clou et j'ai été saluer nos amis de France. Cette arrivée de troupes amies est un puissant réconfort pour nos hommes.
Au revoir, ma bien-aimée, sois courageuse malgré la lourde épreuve. Répète-toi que je t'aime, que je t'aime de plus en plus [...]
Ferdinand Fontaine
- *. F.Fontaine datait les lettres envoyées du lendemain.
- **. Sa fiancée, Marie-José Delferrière à qui est envoyée cette dernière lettre avant la capture. Elle est datée du 11 mai, donc du lendemain de son envoi, selon une habitude de son auteur. La suivante sera envoyée de Saint-Trond, le 30 mai, après la capture, peu avant l'entrée sur le territoire du IIIe Reich. Ferdinand Fontaine, adjudant CSLR (candidat sous-lieutenant de réserve), est ici à Floriffoux (un peu en aval de Namur sur la rive gauche de la Sambre, non loin de Floreffe). Il commande un groupe de combat de la 4e Compagnie du 13e de Ligne.Il gagnera Cognelée, de l'autre côté de la Samebre, le 13 au matin pour gagner le 15 Marchovelette qu'il quittera ce jour au soir, après la percée allemande à Sedan et Dinant, pour gagner (en camion) avec des soldats des USF (Unités spéciales de défense des forteresses), Mons, Tournai puis Audenaerde, la position « Escaut » et enfin Wielsbeke, sur la rive ouest de la Lys (non loin de Courtrai). Il y recevra le baptême du feu dès le 23 dans une autre compagnie de son régiment où il sera versé, la 1ère Compagnie du IIIe Bataillon. Les 23 et 24 mai, les attaques allemandes ne franchissent pas la Lys. Le 25 une attaque est repoussée. Le 26 mai, les allemands passent la Lys. Ce jour, F.Fontaine est fait prisonnier peu après midi, le IIe Bataillon du 475e d'Infanterie allemand ayant réussi à percer au centre du village puis, par un mouvement tournant, à prendre à revers le peloton où combat l'adjudant Fontaine, posté sur la rive ouest, et qui tire sur la rive ennemie. Les Allemands l'ont ensuite emmené en Allemagne d'où il ne reviendra que le 23 mai 1945. Le 13e de Ligne, fort entamé (60 morts le seul 26 mai), se retranchera ensuite derrière une autre rivière, la Mandel, et résiste avec la 8e DI jusqu'au 28 mai. Il sera cité à l'Ordre du Jour de l'Armée.
- ***. Défense terrestre contre aéronefs
- ****. « Père » est le père de sa fiancée, soumis, comme sa femme en 1914, à un simulacre d'exécution par les Allemands à Nimy-lez-Mons (où les Allemands exécutèrent 13 civils). « Drée » est Andrée sœur de sa fiancée et femme d'un sous-officier d'active du 11e Régiment d'artillerie. Les « petites sœurs » sont les sœurs de sa fiancée.