Postulats de Chantal Kesteloot et Wallonie
Vous avez le droit de choisir vos a priori. Mais rendez-vous en compte !
La conscience des postulats est l'acte essentiel de l'intelligence !
Dites au moins que deux histoires sont possibles,
selon l'a priori que vous choisissez ! Mais vous, votre choix est fait.
(Joseph Malègue, Augustin ou Le Maître est là)
Le mouvement wallon n'a pas « pour point de départ [la réalité]
en tant que donnée objective [mais]
appréhendée au niveau des représentations .»
(Chantal Kesteloot, Au nom de la Wallonie et de Bruxelles français,
CEGES, Bruxelles, 2004, p. 281).
Chantal Kesteloot a publié en 2013, il y a un peu plus d'un an, une plaquette intitulée Régionalisme wallon et nationalisme flamand. D'autres projets ou simplement un autre nom ? ASP, Bruxelles, 2013 (voir aussi Polémiques avec Chantal Kesteloot et Wallonie dominée ).
Ces 64 pages sont un résumé de sa pratique d'historienne et des conclusions qu'elle en tire. Le plus important, ce sont ses postulats ou ses a priori dont parle Malègue et qui concerne, dans son cas (eux aussi), l'écriture historique : d'après le grand écrivain français, selon qu'on envisage, pour les évangiles, ne serait-ce que la possibilité (seulement) du surnaturel ou qu'on l'écarte a priori, l'histoire sera différente.
A priori, postulats et partis pris
Aux premières lignes de Régionalisme wallon et nationalisme flamand nous lisons : « Depuis, le 19e siècle, le mouvement flamand n'a cessé de se développer. Pour le contrer, un mouvement wallon a vu le jour. » (p. 7, nous soulignons). L'auteure évoque, immédiatement après, la possibilité d'une disparition de la Belgique, mais pose cette question pour le principe sans réel sentiment qu'elle soit pertinente. Elle parle en effet en conclusion de la plaquette d'une « Belgique où vit désormais une population d'origine étrangère qui ne partage nullement les cadres référentiels de ces enjeux belgo-belges. » (p. 71), et termine sur la notion de Belgique-carrefour dont la disparition ne pourrait que préoccuper l'Europe, postulat et même axiome du nationalisme belge. L'idée d'une Belgique se défaisant du fait de ses deux quasi nations, Flandre et Wallonie, est à mon sens un stimulant pour une vraie union des peuples européens, très différente de l'UE actuelle. .
Mais notre postulat, c'est que la Wallonie existe et qu'elle peut exister autrement qu'un contenant dont les habitants n'auraient pas d'histoire, sentiment que l'on a de la Belgique de Chantal Kesteloot. Dire que les étrangers arrivés sur notre sol ne seraient pas concernés par le problème traité par l'historienne est un a priori ethnique : les étrangers étant différents des populations autochtones ne pourraient ni vivre, ni ressentir, ni s'impliquer dans ce qui a fait l'histoire de leur pays depuis si longtemps et qui logiquement devra continuer à le marquer? C'est contestable. A moins que l'on ne considère la question nationale belge comme une parenthèse qui sera vite fermée (ouverte depuis des siècles). D'ailleurs, les populations de la Wallonie sont des populations très mélangées depuis longtemps. Selon Yves Quairiaux, un demi-million de Flamands ont émigré en Wallonie de 1860 à 1914, le flux ne se tarissant pas ensuite et étant suivi, petitement d'abord, puis massivement, après la Deuxième guerre mondiale, par plusieurs centaines de milliers d'Italiens puis par des immigrés venus de quasiment toute la planète, tout cela formant avec la population autochtone mélangée à tant d'immigrés d'origines diverses, l'écrasante majorité sinon la totalité du peuple wallon. Ne découvre-t-on pas à la tête des diverses branches de la FGTB et de la CSC wallonnes des leaders d'origines diverses (italienne, espagnole, maghrébine notamment) ? La volonté régionaliste de la FGTB ne semble pas leur poser de problèmes. On ne veut pas dire que l'accueil des immigrés a partout été réussi en Wallonie! Mais cela n'autorise pas (on ne se place pas ici seulement au point de vue moral mais aussi de la vérité historique), à exclure en somme les Wallons de l'histoire de leur pays, en particulier ceux d'origine étrangère (à supposer qu'il y ait encore un seul Wallon qui ne serait pas d'origine étrangère !).
Nous opposons au postulat de Chantal Kesteloot un autre postulat ou un autre a priori, mais nous l'explicitons, nous l'assumons et, surtout, nous tentons de le justifier ce que ne fait jamais Chantal Kesteloot qui souffre peut-être ici, du fait de sa position d'universitaire, d'une difficulté à avouer cette limite. Ce qui n'est pas scientifique et ne s'accorde pas avec l'idée que cette historienne proposerait une lecture critique de l'histoire de Belgique et de Wallonie. Simplement parce que, les postulats étant inévitables, il convient de s'expliquer sur eux et non de les faire passer pour axiomatiques comme dans des propositions du genre : « [la] population d'origine étrangère [...] ne partage nullement les cadres référentiels de ces enjeux belgo-belges (p. 71, nous soulignons). » Nullement ?
Une axiomatique nationaliste belge
Chantal Kesteloot pose aussi, au départ de son opuscule, des questions comme celle de savoir ce qui a contribué à « élargir le fossé » entre Wallons et Flamands (p.7), nouvel élément de l'axiomatique nationaliste belge qui voudrait que le « fossé » entre Wallons et Flamands ne serait pas important au départ mais se creuserait. Mais quand la Belgique aurait-elle profondément réuni les deux populations puisque, on le sait, tant sous le régime français que sous le régime hollandais, elles ont fait l'objet de politiques bien distinctes ? Astrid von Busekist le montre dans La Belgique. Politique des langues et construction de l'Etat (Duculot, Gembloux, 1998) . Il ne faut pas oublier non plus que, sans aucune arrière-pensée politique, mais pour des raisons fonctionnelles, les ordres religieux si importants dans la vie sociale des Pays-Bas du sud (citadelle avancée de la Contre-Réforme), après la sécession protestante de la Hollande, ont été amenés à diviser leurs provinces ecclésiastiques et à les organiser déjà sur une base wallonne et flamande peu après 1600 . Autre axiomatique : l'idée que le mouvement wallon n'aurait vu le jour que pour contrer le mouvement flamand : « Pour contrer le mouvement flamand, un mouvement wallon voit le jour. » (p. 7)). Dire de tel ou tel mouvement social qu'il est une réaction à ceci ou cela n'est pas toujours le vider de son sens. Mais dans la présentation de Chantal Kesteloot, c'est bien l'effet obtenu. Pourquoi ? Parce que s'opposer c'est dépendre de son adversaire ou de ce à quoi on s'oppose.
On ne nie pas que le mouvement wallon-comme le mouvement flamand à front renversé-se définisse aussi par le mouvement flamand. Le problème, c'est que dans l'opuscule de l'historienne bruxelloise, le mouvement wallon est très fortement jaugé et jugé par rapport au mouvement flamand et exclusivement dans sa dimension linguistique (p. 9-24, surtout). Certes, la dimension linguistique est considérée aussi comme économique par C.Kesteloot, (p. 54). Mais cela fait que le tournant de la grève de 60-61 n'en est pas vraiment un à ses yeux puisque, à partir de cette date, elle n'analyse plus le mouvement wallon, encore moins celui de la société wallonne. De sorte que peuvent pleuvoir les reproches adressés au mouvement wallon qui ne « comprend » pas les buts du mouvement flamand (p.38), qui s'obstine à vouloir une Wallonie unilingue (p.17, p. 19 notamment), face au mouvement flamand qui désire d'abord le bilinguisme en Flandre, ce qui, pourtant, n'était chez lui qu'une étape (logique d'ailleurs) vers l'unilinguisme néerlandais. Ce reproche constamment formulé est, quelque part, opposé à la prise de conscience bruxelloise dans le manifeste de 2006 qui « transcende la division linguistique ». Remarque assez injuste parce que Bruxelles est tout de même écrasamment francophone et parce que l'opuscule tait le fait que ce qui reste de vivant dans le mouvement wallon a approuvé massivement le manifeste bruxellois de 2006. Les Wallons sont confrontés à une communauté qui défend sa langue, usant de sa position numériquement majoritaire en Belgique depuis toujours, mais l'historienne considère que l'idée née en Wallonie d'imposer une certaine connaissance des dialectes wallons aux fonctionnaires, ne s'expliquerait que par la volonté d'empêcher l'accès des Flamands à certains postes dans l'administration en Wallonie (p. 38). Mais qu'en est-il alors de la volonté flamande de légiférer linguistiquement en Flandre ? Là, il n'y aurait jamais eu aucune instrumentalisation ? Si la Flandre est devenue prépondérante, c'est par hasard ?
Un oubli incompréhensible
Les Wallons, est-il dit aussi, ne « comprennent pas » la dimension sociale de la question flamande. Mais l'historienne « comprend-elle » que les Flamands, eux, comprenaient très bien la dimension politique de la question wallonne, à savoir les perspectives qu'à longue échéance leur ouvrait le fait de se trouver en position majoritaire dans le pays face à une Wallonie minoritaire? La réussite du mouvement flamand s'explique ainsi et aussi qu'il débouche sur une propension à détourner les ressources étatiques au bénéfice de la Flandre comme le montre Michel Quévit dans des livres essentiels en 1978 et 2010 . C'est un autre reproche que nous avons toujours fait à Chantal Kesteloot : il est anormal de se limiter au mouvement wallon dûment circonscrit et estampillé dans la mesure où, par-delà, il y a la société wallonne toute entière.
Elle tient à cet égard peu compte de ce que les populations wallonnes ont été confrontées pendant des décennies à des gouvernements dont la majorité flamande permettait la formation, alors que la nature de ces gouvernements était en contradiction souvent radicale avec les résultats des élections en Wallonie. Cela demeure, même après 1940 (songeons à la question royale, à 60-61 : au gouvernement de Charles Michel, à partir de l'automne 2014 et l'ouvrage ne pouvait pas le prévoir, mais c'est une reproduction en pire de la situation de 1912).
Les lois de 1921 (p. 37) sont considérées comme un échec du « mouvement wallon » dans la mesure où elles ont été adoptées par le Parlement belge. Ces lois établissaient l'unilinguisme en Flandre à quelques exceptions près. Même si ces lois se justifiaient, d'un point de vue moral, elles ont été rejetées par pratiquement l'ensemble des députés wallons. Pourquoi parler d'échec sans en dire la cause ? Soit la position toujours minoritaire de la représentation wallonne au Parlement belge. Pourquoi aussi parler seulement du « mouvement wallon » alors que tous les députés wallons (à trois abstentions près), rejetèrent les lois de 1921 ? Si la Flandre n'avait pas eu cette position majoritaire parions que c'est le mouvement flamand dans ses prétentions qui serait accablé à condition qu'il en soit resté quelque chose, car l'histoire donne tort aux vaincus.
L'explication de cette lacune grave, c'est la façon dont Chantal Kesteloot rend peu clair ce qui s'est produit de 1884 à 1914. De bout en bout, la Belgique est dirigée par des gouvernements catholiques homogènes. Nous lisons (p. 24) : « géographiquement, c'est la Flandre qui domine, politiquement, c'est le Parti catholique qui domine.» Que veut dire « géographiquement, c'est la Flandre qui domine » ? Qu'est-ce qu'une domination « géographique » ? Opposée pour que tout soit définitivement obscur à une domination « politique » : « Plus que jamais, libéraux et socialistes (wallons) perçoivent combien le spectre de la minorisation politique est implacable. C'est non seulement une défaite sur le plan politique mais c'est aussi une défaite pour la Wallonie (p. 25). » Pourquoi ne pas dire clairement que les Wallons sont minoritaires en Belgique ? Ici, il ne s'agit plus de postulats ou d'a priori mais d'un fait.
Certes, quelques lignes plus loin (p. 26), Chantal Kesteloot aborde la question de la minorisation de la Wallonie telle qu'elle est vécue au Congrès wallon de 1912, mais en insistant auparavant sur la rancœur qui alimente « les stéréotypes véhiculés en Wallonie à propos des Flamands (p. 26) », une Flandre qui « humilie » la Wallonie (le verbe est mis entre guillemets alors que si la Flandre est humiliée par la grève qui force Léopold III à abdiquer, c'est sans guillemets (p.54)). Il est question de « spectre de la minorisation démographique (p. 26)» mais pourquoi cette réalité bien tangible doit-elle être considérée comme « spectrale »? Le mouvement wallon lui-même évolue-t-il dans le monde des esprits ?
Errare humanum est...
Y a-t-il en tout ceci seulement une façon maladroite de s'exprimer ? Non, en 1921, l'échec du « mouvement wallon » (chose déjà inexacte), est dû à la position majoritaire de la Flandre, ce que Chantal Kesteloot ne nie pas peut-être, mais ne dit pas non plus (p. 37-39). Ce qui va se reproduire en 1950 avec une Flandre majoritaire qui, via le Parti catholique, impose le retour du roi. Chantal Kesteloot use enfin, cette fois, du mot « minorité », mais pour désigner la minorité de Flamands hostiles à Léopold III et la minorité des Wallons favorables au même roi (p. 54). Il s'agit de minorités, mais on met tout cela en avant comme si le principal n'était pas la minorisation wallonne permettant de conduire à la restauration de Léopold III 1. Et alors qu'un membre du gouvernement responsable de l'organisation du référendum consultatif, Jean Rey, avait exigé et obtenu que les résultats de la Consultation populaire de 1950 soient clairement décomptés selon qu'il s'agisse de la Flandre, de la Wallonie et de Bruxelles en faisant valoir que le roi devait obtenir une majorité en Flandre et en Wallonie, ce qui fut oublié.
Léopold III et le gouvernement Duvieusart voulurent ignorer l'opposition de la Wallonie, après la victoire catholique aux élections de 1950 obtenant la majorité au Parlement belge. Chantal Kesteloot écrit que la réalité était plus nuancée qu'une opposition Flandre/Wallonie. Certes, mais toutes les nuances du monde ne nuancent jamais qu'une affirmation antérieure et principale. Chantal Kesteloot ajoute que la Flandre fut « humiliée » (p. 54) par l'insurrection wallonne qui amena le roi à abdiquer. Un jour ou l'autre, cela devait se produire. La Wallonie avait réussi, cette fois-ci, à dépasser sa position minoritaire en imposant un droit de veto sanglant qui vit la mort de quatre anciens résistants- trois des morts de Grâce-Berleur et Julien Lahaut. Il faut opposer à ces brouillages la phrase du rapport d'un fonctionnaire que cite Paul Delforge dans son livre sur La Wallonie et la Première guerre mondiale, rapport du 3 mai 1918 envoyé ensuite au gouvernement et au roi par l'entremise de l'ambassade de Belgique en Hollande : « Par le jeu de notre politique intérieure, la direction des affaires du pays appartient à un parti qui s'appuie principalement sur les régions flamandes et agricoles de la Belgique, alors qu'elle échappe entièrement aux régions industrielles wallonnes [...] C'est là une situation qui [...] va empirer. »
Le fonctionnaire de 1918 écrit bien que « la direction des affaires échappe entièrement aux régions industrielles du pays » et que cette situation anormale va « empirer », prédiction qui se vérifiera en 1950 et durant la grève de 1960-1961 avec la violence de la répression morale (le Cardinal), politique (l'occupation de la télévision par les membres du gouvernement Eyskens durant la grève) et enfin militaire (40.000 gendarmes et militaires mobilisés, quatre morts, des dizaines de blessés graves, deux-mille arrestations pour de longs mois de prison).
... perseverare diabolicum
Il est vrai qu'à la page 55, l'opuscule de Chantal Kesteloot évoque la fermeture des mines et dans la foulée, la grève de 60-61. Mais le texte ne va pas plus loin dans l'analyse. Rien n'est dit du déclin wallon et du drame que cela constitue dans une Belgique dominée par la Flandre. Les analyses de Michel Quévit sont célèbres à cet égard, qu'il s'agisse de Les Causes du déclin wallon en 1978, ou de Flandre-Wallonie. Quelle solidarité ? en 2010. On s'attendrait à ce que soit évoqué la manière dont la Flandre a, pendant de très nombreuses années, diffusé le discours sur les transferts d'argent de la Flandre à la Wallonie. Ces discours ne sont pas que flamands. Ils sont repris par une série d'analystes francophones comme Serge Govaert qui, à l'occasion d'une des rarissimes occasions où la Wallonie est évoquée dans Le Monde diplomatique précise à destination du public français que la Wallonie vit « sous perfusion de l'Etat belge ». On évoque bien dans le livre une Région qui reproche à l'autre de vivre à ses crochets (p.22), mais il s'agit de la Wallonie avant 1914 ! Or, si cette idée de « vivre aux crochets » a peut-être été évoquée dans le mouvement wallon avant la Grande guerre, nous serions surpris qu'elle ait été assortie de la menace de laisser tomber la Flandre ou de lancer un cri analogue à celui de 1984 : « Plus un franc flamand pour la sidérurgie wallonne ! »
Rien de tout cela n'est évoqué alors que l'on a pu dire, comme Di Rupo en 1999, que la Wallonie devait se sauver en se redressant surtout pour la Belgique ce qui rendrait inutile la plainte flamande d'une Wallonie vivant à ses crochets. On s'attendrait à ce que tout cela soit mentionné, mais rien de tel ne vient et, à la place, on a de longues pages consacrées à Bruxelles et à l'émancipation des Bruxellois francophones à l'égard des milieux wallons de la capitale, puis la naissance d'une identité bruxelloise. L'analyse de cette question prend en compte le manifeste bruxellois de 2006 que l'historienne a signé en bonne Bruxelloise -nous ne le lui reprocherons pas-, mais dont en mauvaise historienne elle ne dit pas à quel point divers mouvements wallons l'ont approuvé . Ce silence contraste aussi avec les critiques faites -presque pour la première fois !-au mouvement flamand qui tente de récupérer Bruxelles, analyse très poussée. Par contre, rien n'est vraiment dit de la grande grève de 60-61 (dans et au-delà du « mouvement wallon » : je le redis, séparer le mouvement wallon du reste de la société ne va pas). Il n'y a pas d'analyse du déclin wallon, de la répartition des aides de l'Etat aux industries en Wallonie et en Flandre dans les années 1980, mais aussi tant avant qu'après.
Les a priori de Chantal Kesteloot, c'est de donner la priorité à l'idée nationale belge, au développement de l'identité bruxelloise à partir des années 60, identité bruxelloise qu'elle présente en outre comme la plus proche de ce qu'est (et devrait être dans son esprit ?), la Belgique. Et dont elle chante la naissance, ce qui me rend toujours perplexe dans la mesure où s'il y a bien un groupe humain dont l'identité est sûre, ce sont les villes, Bruxelles, à l'instar de la Flandre qui a mis l'Etat à son service, ayant toujours eu une radio puis une télévision d'Etat, qui travaillent à son rayonnement. Dire, comme le fait Chantal Kesteloot, que cette identité se serait reconquise sur les milieux wallons de Bruxelles a de quoi intriguer. Comme cette hargne et ce flou avec lequel est évoqué le mouvement wallon et par-delà la Wallonie. Depuis plusieurs décennies, le chômage en Wallonie est le double de ce qu'il est en Flandre et les grandes villes wallonnes ont un taux de chômage supérieur à celui de la capitale. Ce mois-ci, des dizaines de milliers d'entre eux seront exclus du chômage ce qui va les déconsidérer encore un peu plus dans leurs relations sociales et ne fera rien gagner aux pouvoirs publics, sauf fédéraux donc belges, seules les communes wallonnes et bruxelloises étant atteintes. Or, il y a peut-être en ceci quelque chose de positif pour la Wallonie puisque Chantal Kesteloot dans les dernières lignes dans Au nom de la Wallonie et de Bruxelles français, écrit que l'identité wallonne est mal partie car il est « plus facile de construire une identité nationale avec des souvenirs d'oppression qu'avec des souvenirs de domination.» Si je comprends bien, la Wallonie a dès lors l'avenir devant elle après qu'elle ait tant « dominé » en Belgique. Notamment, position type du dominant, par les grèves générales de 1886, 1893, 1902, 1913, 1932, 1936, 1950, 1960-61 dont elle a été presque toujours sinon toujours le foyer principal ? L'actualité remet d'ailleurs à l'ordre du jour les grèves de 60-61 et la lutte contre les lois sur le maintien de l'ordre qui les ont suivies qui selon certains de leurs initiateurs devaient rendre toute grève générale impossible à l'avenir. Même si cela mériterait nuances et analyses, même si c'est le fait d'un intellectuel français perspicace mais isolé, la remarque d'André Gorz conserve quelque pertinence pour « la Wallonie née de la grève » : « Tout se passe comme si l'unité nationale belge était l'outil dont se sert une bourgeoise sclérosée pour vaincre à distance et maintenir en tutelle une classe ouvrière wallonne à laquelle elle ne peut tenir tête dans la lutte directe 2. »
Je résume les reproches à adresser à ces analyses : 1. une faiblesse de l'argumentation théorique, voire même parfois de l'incohérence ; 2. d'importantes lacunes factuelles graves : surtout l'ignorance des déséquilibres économiques politiques et sociaux entre Flandre et Wallonie depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale et une grave sous-estimation de la grève de l'hiver 60-61 dont on peut mesurer avec le recul que les effets n'ont peut-être pas fini de se faire sentir.
- 1. Dans l'article de la Wikipédia de langue anglaise dont je suis l'auteur principal, on remarquera (paragraphe « Why such an impasse ? »), que Robert Arango que j'ai cité note en tout cas le fait que Wallons et Flamands ont maintenu durant des siècles leur identité distincte
- 2. Cité par Mateo Alaluf, Qu'est-ce que les grèves de 1960-1961 ont fait à la sociologie ? dans B.Francq, L. Courtois, P. Tilly, Mémoire de la grande grève de l'hiver 1960-1961 en Belgique, Le Cri, Bruxelles, 2012, p. 187-195.