Un nationalisme belge proche du PS

Toudi mensuel n°52-53, février-mars 2003

La principale qualité de Marc Uyttendaele, c'est la sincérité, la naïveté des cœurs purs. On s'en veut donc de dire tout le mal qu'il faut dire de son livre1 qui, au demeurant, doit être acheté et lu car c'est la plus belle théorie récente du nationalisme belge.

La théorie du nationalisme belge, sans cesse reconstruite depuis Pirenne, insiste sur le fait que la nationalité belge peut se glorifier de n'en être pas une en raison de la dualité du pays. Paul Dresse2 écrivait en 1945 devant les deux tours de la cathédrale Saints Michel et Gudule: « Voilà notre palladium, notre arche d'alliance! Le lieu d'unanimité, Flamands et Wallons, il est là, sur son parvis, au pied de ces tours couleur de cendre devant lesquelles s'extasiait Rodin et qui peuvent s'appeler Michel ou Gudule, mais qui, plus profondément, se nomment Wallonie et Flandre. Pour arriver là, vous aurez dû les uns dévaler la montagne, les autres la gravir à demi; mais ici, en vous rencontrant, vous rencontrerez un terrain bien plane où, sans peine, on s'agenouille. Vous prierez Dieu chacun dans la langue qui vous plaira et le prêtre priera en latin pour tous. Et, quand vous vous relèverez, vous verrez l'église déployer à vos yeux ce que vous chérissez le plus: aux uns, Sainte-Gudule apparaîtra comme une claire forêt foisonnante de fûts, aux autres elle offrira son grand vaisseau de nef en partance. » (p.42). Pour lui « Flandre et Wallonie [sont] soeurs siamoises » (p.32), c'est « notre essence double » (p.45) d'« une nation sans nationalité» (p.94). C'est la version catholique du nationalisme belge.

Un vrai nationalisme, agressif et essentialiste

La « belgitude » est née en 1975 dans des milieux plus laïques. Elle accentue cette orientation3. Besoin de se différencier de la France idéalisée par le courant dit « lundiste» (qui, sur le plan littéraire identifie entièrement expression littéraire française de Belgique et française de France, sorte de réunionnisme culturel), la belgitude insiste sur ce qui, par rapport à la France, fait notre relative misère: modestie du pays, son caractère hybride (wallon et flamand) et son manque d'identité. Une des grandes idées de la belgitude, dans la ligne de Pirenne d'ailleurs (ou Dresse), parfois en employant les mêmes mots (4), avec une intention différente - «syncrétisme », « carrefour » qu'on retrouve dans la préface à l'Histoire de Belgique -, c'est d'affirmer une identité en creux, faible, quasi inexistante, l'identité d'une non-identité.

On peut le vérifier en lisant Marc Uyttendaele4 : la Belgique a vécu 170 années, écrit-il, « en existant à peine à ses propres yeux » (p.21), Bruxelles est « un grand carrefour » (p.31), la Belgique est « bonne pâte » (p.47), le 21 juillet 2002 « était très bon enfant » (p.51), en Belgique « aucun débat n'est jamais neuf » (p.57), Eddy Merckx et Paul Van Himst « se retrouvent sur les plateaux de télévision, incarnant comme Quick et Flupke, une certaine idée, triviale et ludique de la Belgique » (p.75), l'Atomium symbolise « la richesse et la diversité d'un pays pas comme les autres » (p.88), on est en Belgique et non en France et « la Belgique est une terre de surréalisme et d'imagination. Elle est également terre de solutions. Quand il est impossible de choisir entre deux solutions, la solution est de choisir en même temps les deux solutions. » (p.108). Dans ce livre, Flandre et Wallonie ne sont présentes que comme faire-valoir, en elles-mêmes, elles n'existent pas. Le narrateur n'en parle que pour étayer sa thèse, après avoir relu (en vitesse), l'histoire récente.

Un nationalisme intolérant

À propos de la compétence universelle que s'est octroyée la Justice belge en matière de crimes contre l'humanité, Marc Uyttendaele écrit: « Seul un pays humble pouvait devenir une sorte de village planétaire gaulois des droits de l'homme et donner espoir à tant de martyrs que nul sinon n'entendrait. La Belgique, en créant aujourd'hui une justice universelle est en avance sur le monde entier... » (p.119).

Il pense qu'en Belgique « les conflits aussi sérieux soient-ils, ne font pas de morts. ils empoisonnent, simplement, un temps, l'atmosphère. Ils sont une gêne, sans plus, et toujours le pays rebondit. » (p.131). Mais dans la fiction qui introduit à son livre, le narrateur est le petit-fils d'une Juive de Belgique émigrée en Israël en 1950. Le petit-fils de celle qui a fui la Belgique, veut, lui, y revenir et dit à sa fille tout le bien qu'il pense de la Belgique. Pourquoi sa grand-mère a-t-elle émigré ? Elle fut protégée au péril de leurs vies par des résistants wallons pendant la guerre. Mais ses parents ont été dénoncés comme Juifs aux nazis par « un grand médecin catholique bruxellois », ce qui lui a fait haîr le pays. Et on la comprend ! Que peuvent bien peser en effet quelques résistants wallons (peut-être même communistes et prolétaires! de plus morts comme des milliers d'autres), en face d'un « grand médecin catholique bruxellois »? Les vraies valeurs belges sont où elles sont.

Selon Marc Uyttendaele, il y a parmi les valeurs belges la modestie qui « est légendaire » (p.139). Il poursuit : « Ici l'autoflagellation est un véritable sport national. Toujours, il faut rappeler les Belges à l'ordre et leur montrer qu'ils n'ont rien à envier aux grandes nations » (p.161). Cela mène au grand contresens final d'un livre qui aime à répéter le vers de Brel (« Avec un ciel si bas qu'il fait l'humilité »): «La Belgique avec sa rare capacité de concilier l'inconciliable, de faire primer la raison sur l'exaltation, de privilégier les réponses par rapport aux questions, de ne pas nier la dimension pacificatrice des compromis, et somme toute d'avoir fait de l'humilité un projet politique, peut être demain un modèle, en creux certes, pour les pays en conflit. En cassant la logique nationaliste, la Belgique est le laboratoire de l'Europe de demain. » (p.162), parce que n'ayant pas de nationalité, ce qui est sans cesse répété, martelé comme le mot « Roi » (à toutes les pages de la p. 17 à la p. 100). Nous reviendrons sur le mot « casser ».

Il s'agit d'une théorie totalitaire - intellectuellement ! - qui emprisonne, et dont la violence éclate lorsque la réalité de la société « Wallonie » comme celle de « Flandre » se manifestent. Il n'y a pas que le livre qui y fait penser. Marc Uyttendaele, dans les années 1980, à la veille de la conclusion malheureuse de l'affaire des Fourons, parlait justement aussi d'y « casser» les symboles. Ce qu'on a fait. Il faut se méfier d'un nationalisme belge prêt à « casser » ... On l'a vu lors de la publication du Manifeste pour la culture wallonne: la volonté de « casser » s'est transformée en haine. Ceux que l'on nomme, parfois à tort, « les belgicains », méritent ce qualificatif. Intolérance inconsciente certes, mais...


  1. 1. Marc Uyttendaele, La Belgique racontée à Noa, éd. Le grand miroir, Bruxelles, 2002.
  2. 2. Paul Dresse, Le complexe belge, Dessart, Bruxelles, 1945
  3. 3. La Belgique malgré tout n° spécial de La Revue de l'ULB, 1980.
  4. 4. Pirenne, Histoire de Belgique, TOME I, (Lamertin, BXL, 1948) p. XI à XVI, le terme « syncrétisme » s'y trouve, pas le mot « carrefour » mais l'idée.