Un marché transatlantique impérial.

15 February, 2009

[Pour comprendre ce qui est en jeu dans l'exposé de Jean-Claude Paye, on se reportera, avant de le lire ou après l'avoir lu à deux analyses incontournables et récentes, l'une historique de Nicolas Bardos sur les relations entre Grande Bretagne, Europe et Etats-Unis, l'autre économique et financière de F. Biesmans: références en fin d'exposé.]

Dans les pays membres de l'ancienne Union européenne, l'Europe des quinze, la question de la souveraineté extérieure est réglée depuis la fin de la seconde guerre mondiale . Généralement occupés par l'armée américaine et membres de l'OTAN, ces pays ont transféré leur prérogative régalienne, de faire la guerre et d'assurer leur défense, à l'exécutif étasunien. La phase actuelle des relations entre l'Union européenne et les Etats-Unis est spécifique. Elle consiste dans l'abandon de la souveraineté intérieure des pays membres des l'Europe des 27. Grâce à une hégémonie du droit des Etats-Unis sur le sol européen, l'exécutif américain exerce un pouvoir direct sur les populations européennes. A travers de nombreux accords, cette souveraineté est légitimée par les institutions de l'Union.

L'instauration d'une souveraineté interne de l'exécutif étasunien sur les pays de l'ancien continent conduit à la formation d'une nouvelle forme d'Etat, à la mise en place d'une structure impériale sous direction américaine. Il s'agit d'une forme d'organisation stable qui diffère fortement de la situation antérieure. Dans le cas où les Etats-Unis disposaient de la seule souveraineté extérieure des pays européens, un retour en arrière partiel ou plus profond restait possible sans une révolution sociale, tel que l'atteste le retrait de la France, effectué par De Gaulle, du commandement de l'OTAN. Une telle tentative d'indépendance d'un pouvoir constitué européen ne serait plus envisageable, si les Etats-Unis exercent un contrôle direct sur les populations de l'ancien continent.

Un grand marché transatlantique à l'horizon 2015

Treize années de négociations, entre la Commission européenne et le ministère américain du commerce, sont en passe d'aboutir. Une résolution du Parlement européen de mai 2008 1 opère une légitimation du projet de création d'un grand marché transatlantique. Elle prévoit l’élimination des barrières au commerce, qu'elles soient d'ordre douanière, technique ou réglementaire, ainsi que la libéralisation des marchés publics, de la propriété intellectuelle et des investissements. Les députés veulent ce marché unique pour 2015. L'accord envisage une élimination des barrières non tarifaires, grâce à une harmonisation progressive des réglementations et surtout par la reconnaissance mutuelle des règles en vigueur des deux côtés de l'atlantique. Dans les faits, c'est le droit américain qui organisera les échanges et les procédures européennes qui s'adapteront à ce changement.

La première étape dans l'installation de ce grand marché a été l'entrée en vigueur, le 30 mars 2008, de l’accord « Ciel ouvert ». Il a pour objectif d'ouvrir le commerce du transport aérien transatlantique entre les deux continents. Quant aux services financiers, l'entrée en vigueur d'un marché sans entraves est fixée à 2010. Les deux matières devant être libéralisées avant 2015, le trafic aérien et les marchés financiers, sont celles sur lesquelles les autorités américaines exercent déjà un contrôle étroit, grâce à l'existence d'accords de coopération entre l'Union européenne et les USA, celui sur le transfert des données PNR des passagers aériens et celui sur les données financières « Swift ».

Une aire transatlantique « de liberté, de sécurité et de Justice »

Parallèlement aux négociations sur l'existence d'un grand marché, des discussions discrètes se sont développées afin de créer un espace commun de contrôle des populations. Un rapport secret, conçu par des experts de six Etats membres, a établit un projet de création d'une aire de coopération transatlantique en matière de « liberté de sécurité et de justice », d'ici 2014. Il s'agit de réorganiser les affaires intérieures et la Justice des Etats membres « en rapport avec les relations extérieures de l'Union européenne », c'est à dire essentiellement en fonction des relations avec les Etats-Unis.2

Plus encore que le transfert des données personnelles et la collaboration des services de police, processus déjà largement réalisé, l'enjeu de la création d'un tel espace consiste dans la possibilité, à terme, de la remise des ressortissants de l'Union aux autorités étasuniennes. Rappelons que le mandat d'arrêt européen 3, qui résulte de la création d'un « espace de liberté, de sécurité et de Justice » entre les Etats membres, supprime toutes les garanties qu'offrait la procédure d'extradition. Le mandat d'arrêt repose sur le principe de reconnaissance mutuelle. Il considère, comme immédiatement conforme aux principes d'un Etat de droit, toutes les dispositions juridiques de l'Etat demandeur. L'installation d'une telle aire de coopération transatlantique ferait que l'ensemble de l'ordre de droit étasunien serait reconnu par les 27 et que les demandes américaines d'extradition seraient, après de simples contrôles de procédure, automatiquement satisfaites.

Or, aux Etats-Unis, le Military Commissions Act of 2006 4permet, de poursuivre ou d'emprisonner indéfiniment, toute personne désignée comme ennemi par le pouvoir exécutif. Cette loi concerne les citoyens américains, mais aussi tout ressortissant d'un pays avec lequel les USA ne sont pas en guerre. On est poursuivi comme « ennemi combattant illégal » non pas sur des éléments de preuve, mais simplement parce qu'on est nommé comme tel par le pouvoir exécutif. Si les américains, inculpés sur cette base, doivent être déférés devant des juridictions civiles, ce n'est pas le cas des étrangers, qui peuvent être jugés devant des « commissions militaires », des tribunaux spéciaux, qui n'accordent aucun droit à la défense et supprime toute séparation des pouvoirs 5.

Cette loi, de portée internationale, n'a été contestée par aucun gouvernement étranger. Un des enjeux d'un « espace de sécurité, de liberté et de Justice » transatlantique serait la remise des Européens dans le cadre de cette loi.

Le traité d'extradition signé en 2003 entre les USA et la Grande-Bretagne 6 donne un bon aperçu de ce que pourrait être un futur mandat d'arrêt entre les USA et l'UE. Ce traité établit une dissymétrie complète entre les deux parties. Une demande d'extradition en provenance de Grande Bretagne doit toujours fournir des éléments de preuve établissant une « cause probable », c'est à dire être basée sur une présomption raisonnable que la personne réclamée a commis une infraction. Les Etats-Unis, quant à eux, sont dispensés de fournir ces informations, la parole de l'autorité américaine suffit.

Grand marché et contrôle des populations : un processus organique

Le parallélisme entre les discussions devant aboutir à la libéralisation des échanges entre les deux continents et celles visant à assurer un contrôle américain des populations européennes existe depuis le début. Ainsi, le 3 décembre 1995, au sommet USA-UE de Madrid, fût signé le « Nouvel Agenda Transatlantique » (NTA) visant à promouvoir un grand marché transatlantique, ainsi qu'un plan d'action commun (Joint EU-US Action Plan) en matière de coopération policière et judiciaire.

Le Nouvel Agenda Transatlantique annonce déjà la mise en place d’un grand marché. Présenté sans concertation préalable, il fut accepté sans discussion par les Etats-membres. Quant au Plan d'Action commun de 1995, il vise à développer une assistance mutuelle, en matière de déportation des illégaux et d'extradition.

Alors que les négociations en matière de coopération policière furent continues, les discussions visant à créer un grand marché connaîtront un point d'arrêt. Elles seront abandonnées en 1998. Il faudra attendre 2005 pour que le projet soit réactivé par une déclaration économique, adoptée lors du sommet US-UE de juin 2005.

Quant au Parlement européen, il a va légitimer ces négociations en adoptant, le 1er juin 2006, deux résolutions. La première porte sur les « relations économiques transatlantiques ». Elle émane du groupe du Parti Socialiste Européen. La deuxième porte sur un « accord de partenariat transatlantique ». Elle est issue du groupe du Parti Populaire européen.

Les progrès dans la création d'un marché transatlantique sont dûs à l’action d’un institut euro-américain, le Transatlantic Policy Network (TPN). Fondé en 1992 et réunissant des parlementaires européens, principalement des députés allemands avec Erika Mann, qui a écrit la résolution de 2006 du Parlement sur les relations économiques transatlantiques et Elmar Brok, rédacteur de la seconde résolution sur l'accord de partenariat, ainsi que des membres du Congrès des Etats-Unis et d'entreprises privées . Appelant à la création d’un bloc euro-américain aux niveaux politique, économique et militaire, le TPN est soutenu par de nombreux think tanks comme l'Aspen Institute, l'European-American Business Council, le Council on Foreign Relations, le German Marshall Fund ou la Brookings Institution. Il est alimenté financièrement par des multinationales américaines et européennes comme Boeing, Ford, Michelin, IBM, Microsoft, Daimler Chrysler, Pechiney, Michelin, Siemens, BASF, Deutsche Bank, Bertelsmann.

Le lancement du Nouvel Agenda Transatlantique en 1995 doit largement son existence à un rapport du TPN : « A European Strategy to the US » Quant aux résolutions du Parlement européen, elles reprennent intégralement le contenu du rapport du TPN, intitulé « A Strategy to Strengthen Transatlantic Partnership » du 4 décembre 2003, qui appelle à la réalisation complète d’un bloc euro-atlantique pour 2015 7, dans les domaines économique, militaire, et politique.

Un grand marché des données personnelles

Un élément important de cet « espace de liberté, de sécurité et de justice », le transfert général des données personnelles est en train d'aboutir. Un rapport interne écrit conjointement par des négociateurs appartenant au Ministère de la Justice et au Département de la sécurité intérieure côté américain et par le Coreper, un groupe de représentants permanents, en ce qui concerne l'Union Européenne 8,annonce un accord en ce sens pour 2009.

Il s'agit de favoriser la remise de données d'ordre administratif et judiciaire, mais aussi relatives à la « défense du territoire ». Le cadre n'est plus limité à la lutte contre le terrorisme .N'importe quel délit, même mineur, peut être concerné. Les négociateurs se sont déjà mis d'accord sur 12 points principaux. En fait, il s'agit de remettre, en permanence aux autorités américaines une série d'informations privées, telles le numéro de la carte de crédit, les détails des comptes bancaires, les investissements réalisés, les itinéraires de voyage ou les connexions internet, ainsi que des informations liées à la personne telle la race, les opinions politiques, les moeurs, la religion...

Pour les négociateurs américains, un tel accord pourrait transformer le droit international sur l'accès aux données personnelles. Les Américains inscrivent leurs exigences dans le contexte économique. Pour eux, cet accord se présente comme « une grosse affaire, car cela va diminuer la totalité des coûts pour le gouvernement US dans l'obtention des informations de l'Union européenne.» 9.

L'enjeu n'est pas de pouvoir transmettre ces données aux autorités américaines, ce qui est déjà largement réalisé, mais de pouvoir légalement les remettre au secteur privé. Il s'agit de supprimer tout obstacle légal à la diffusion des informations et de garantir des coûts les plus bas possibles. Il faut avant tout assurer la rentabilité du marché..

Si ce projet voit le jour, un nouveau pas sera franchi dans la reconnaissance européenne de la législation US en la matière et ainsi dans l'intégration du vieux continent dans le grand marché des données personnelles initié par les autorités américaines.

Un alignement sur le droit américain

Les négociateurs européens ont abandonné leur propre légalité en ce qui concerne la nécessité d'un contrôle indépendant et ont accepté les critères américains. Ils admettent que le pouvoir exécutif se surveille lui-même en considérant que le système de contrôle interne du gouvernement US offrait des garanties suffisantes. Ils ont accepté que les données concernant la « race », la religion, les opinions politiques, la santé, la vie sexuelle, soient utilisées par un gouvernement à condition «que les lois domestiques fournissent des protections appropriées ». Mais cet accord ne définit pas clairement ce qui peut être considéré comme « protection appropriée », suggérant par là que chaque gouvernement pourrait décider lui-même s'il respecte ou non cette obligation.

Les seuls problèmes qui subsistent portent sur les possibilités de recours des ressortissants européens devant les tribunaux américains, auxquels seuls les citoyens US et les résidents permanents ont droit. L'administration US refuse, arguant qu'il est possible d'intervenir par le biais de procédures administratives. Dans les faits les possibilités de recours sont aussi quasiment inexistantes pour les citoyens américains. L'enjeu est de faire abandonner aux Européens leurs propres règles pour adopter les procédures américaines et assurer ainsi une unification unilatérale du droit.

Le processus qui conduit à l'installation d'un grand marché transatlantique est l'inverse de celui de la construction de l'Union européenne. Le marché commun européen est d'abord une structure économique basée sur la libéralisation des échanges de marchandises. Le grand marché transatlantique s'appuie sur la primauté du droit US. Il est d'abord une construction politique, même la création d'une Assemblée transatlantique est évoquée. L'exercice de la souveraineté des autorités étasuniennes sur les populations européennes et la légitimation de ce pouvoir par l'Union sont les conditions de la mise en place de nouveaux rapports de propriété et d'échange : transformer les données personnelles en marchandises et libérer de ce grand marché de toute entrave.

* Jean-Claude Paye, sociologue, auteur de La fin de l'Etat de droit, La Dispute, 2004 et de Global War on Liberty, TELOS Press 2007.

* Autres articles de cet auteur dans la revue TOUDI

Voyez aussi A propos des "relations spéciales" entre le R-U, voire l’UE, et les USA et La "financiarisation" du monde.

  1. 1. Parlement européen, Résolution du Parlement européen sur les relations transatlantiques, B6-0280/2008, le 28/05/2008.
  2. 2. Report on the Informel, High Level Advisory Group on the Future European Affairs Policy (Future group) Freedom, Security, privacy. European Home Affairs in a Open World, June, p. 10, paragraph 50 http://www. telegraph.co.uk/telegraph/multimedia/archive/00786/Read the full EU re 786870a.pdf
  3. 3. Lire Les faux semblants du mandat d'arrêt européen, in Le Monde diplomatique, février 2002.
  4. 4. S.390 Military Commissions Act of 2006, http:// govstrak.us/bills.text/109/s/s3930.pdf
  5. 5. Lire Enemy combatant or Enemy of the Government, Monthly Review, vol. 59, n°4, september 2007.
  6. 6. http://www.opsi.gov.uk/acts/acts2003/ukpaga 20030041 en 1
  7. 7. http://www.tpnonline.org/pdf/1203Outreach.pdf
  8. 8. Council of the European Union, Note From Presidency to Coreper, Final report by EU-US High Level contact Group on information sharing and privacy and personal protection, 9831/08, Brussels 28 May 2008, http://ec.europa.eu/justice home/fsi/privacy/news/docs/report 02 07 08 en.pdf
  9. 9. Charlie Savage, US and Europe Near Agreement on Private Data, in The New York Times, June 28, 2008