Usa. L'exception : base d'un nouvel ordre politique
Le Pentagone s'est toujours opposé au fait que les détenus de Guantanamo puissent s'opposer à leur incarcération. Il leur a refusé le statut de prisonnier de guerre et ainsi la possibilité de faire valoir des droits garantis par la Convention de Genève. L'administration n'a pas non plus fait appel au droit pénal américain, qui aurait placé les prisonniers sous la protection de la Constitution. Ainsi, ces détenus sont incarcérés sans jugement et ne sont généralement pas inculpés. Ils ne sont ni prisonniers de guerre, ni détenus de droit commun, ni prisonniers politiques. Ils n'ont pas d'existence juridique, ils constituent une anomie.
Cependant cette anomie n'est pas destinée à rester à l'extérieur du système juridique des États-Unis, mais à devenir la base sur laquelle se construit un nouvel ordre de droit. Cette insertion dans le système juridique est d'abord de caractère administratif. Afin de pouvoir éventuellement juger ces prisonniers, des tribunaux spéciaux, les commissions militaires, furent créés par un décret présidentiel au lendemain des attentats du 11 septembre. L'état d'urgence fut invoqué pour justifier la mise en place de ces juridictions, si liberticides qu'elles violent le code militaire lui-même. Ces tribunaux ont été installés pour juger des étrangers, soupçonnés de terrorisme et contre lesquels il n'y a pas de preuves recevables par une juridiction civile ou militaire. En votant le Military Commissions Act, les chambres ont légalisé ces juridictions d'exception.
Le jugement de la Cour Suprême
Après des années d'existence, ces juridictions avaient été déclarés illégales par un jugement de la Cour Suprême datant du 29 juin 20061. Cet arrêt stipulait que que les commissions militaires n'ont pas le pouvoir de procéder à des jugements, car leurs structures et leurs procédures violent les droits de la défense contenus dans le code militaire des États-Unis et dans la Convention de Genève de 1949 .
La Cour a rejeté les prétentions de la Maison blanche qui affirmait avoir le droit de créer ces tribunaux spéciaux, compte tenu des pouvoirs de commandant en chef des armées, dont dispose le Président, et de la résolution votée par le Congrès au lendemain du 11 septembre 2001 lui accordant des prérogatives extraordinaires afin de prévenir de nouveaux attentats. Rien dans la résolution, écrit le juge, « ne va même jusqu'à suggérer » qu'une telle extension des pouvoirs présidentiels est envisagée. Or, souligne la Cour, c'est le Congrès qui a le pouvoir de déclarer la guerre et d'organiser les procès relatifs aux prisonniers de guerre.
Le jugement de la Cour Suprême a suscité l'enthousiasme des associations de défense des libertés civiles, qui ont salué «une victoire pour l'État de droit aux États-Unis ». La suite des évènements, la légalisation des commissions militaires par le Military Commissions Act of 2006, va montrer que la décision de la Cour Suprême, si elle indique bien un retour du rôle de la loi, cette dernière n'est plus la base d'un État de droit, mais bien d'un régime totalitaire qui donne à l'administration le pouvoir de supprimer l'Habeas Corpus de tout étranger.
La décision majoritaire de la Cour Suprême avait d'ailleurs laissé la porte ouverte au gouvernement pour atteindre ses objectifs. Elle ne modifie pas le statut des prisonniers de Guantanamo. Elle n'ordonne pas non plus la fermeture de la prison. Le jugement autorise plutôt le gouvernement à trouver une autre façon de juger les prisonniers selon la loi. Une opinion minoritaire, écrite par le juge Stephen Breyer, lui indique même la voie à suivre: si « le Congrès n'a pas donné un chèque en blanc à l'exécutif, rien n'empêche le Président de retourner devant le congrès pour demander l'autorité qu'il estime nécessaire ». C'est effectivement le chemin dans lequel va s'engager l'administration. Les choses vont aller très vite, le gouvernement ayant largement anticipé la réponse de la Cour Suprême. The Military Commissions Act of 20062 sera définitivement adopté par le Sénat le 29 septembre 2006.
Le Detainee Treatment Act of 2005.
Le gouvernement avait dû faire face à un premier jugement de la Cour Suprême datant du 28 juin 20043. Après une attente de deux ans et demi, la Cour suprême s'était prononcée sur le recours introduit par 16 prisonniers de Guantanamo, en jugeant recevables les plaintes de détenus de Guantanamo et leur accordant le droit d'être jugés devant une juridiction civile
Le pouvoir exécutif s'est toujours opposé à cette décision judiciaire. Il avait déjà réagi de manière semblable en inscrivant l'exception dans la loi, en faisant voter, par les chambres, une loi qui neutralisait la décision de la Cour Suprême.
Signé le 30 décembre 2005, le Detainee Treatment Act of 200 a offert au président Bush la possibilité légale d'empêcher les personnes, détenues sous l'incrimination « d'ennemi combattant », de procéder à un recours en Habeas Corpus auprès d'un tribunal civil. Les détenus de Guantanamo ont vu ainsi leur chance de voir de faire examiner la légalité de leur détention réduite à néant.
Si cette loi enlève toute compétence aux cours fédérales pour examiner la situation des détenus de Guantanamo, elle lui substitue un mécanisme exclusif de révision des décisions prises par les Tribunaux de Révision du statut de Combattant. Les prisonniers désignés comme « ennemi combattant », par ce tribunal administratif, ne peuvent demander une révision du procès que devant la Cour d'Appel du district de Columbia (United States Cour of Appeals for the District of Columbia Circuit). Cependant, la requête est purement procédurale, elle n'entraîne aucune enquête au niveau des faits eux-mêmes.
Le Detainee Treatment Act inscrit un espace de non droit dans la loi. Elle permet à l'administration américaine d'envoyer tout étranger à Guantanamo et de le faire disparaître, sans jugement et possibilité de recours. Grâce à cette loi, les victimes de séquestration arbitraire et de torture ne sont plus autorisées à faire appel à la justice. L'administration a justifié ces dispositions liberticides en arguant du caractère dangereux des détenus et cela en dépit du fait que les autorités militaires ont reconnu l'innocence d'un grand nombre d'entre eux. Beaucoup ont été remis aux forces américaines en échange de récompenses financières ou se sont simplement trouvées au mauvais endroit au mauvais moment.
Légalisation des commissions militaires
Le Military Commissions Act of 2006 va confirmer la possibilité accordée au gouvernement de détenir indéfiniment des étrangers soupçonnés de terrorisme et met en place un système permettant de juger ces personnes par des commissions militaires. Il prévoit également un système formel de révision des jugements devant un tribunal civil. La Cour d'appel du district de Columbia est toujours l'unique juridiction supérieure compétente pour connaître des affaires jugées par les commissions militaires. Mais elle est seulement autorisée à vérifier la conformité de la procédure suivie. Il n'y a pas de vérification de la véracité des faits avancés par l'accusation.
En votant cette loi, le Congrès a accordé, de manière permanente, au pouvoir exécutif des prérogatives judiciaires extraordinaires qui s'opposent à la Constitution. Grâce à la nouvelle loi, les commissions militaires peuvent accepter des preuves par ouï-dire et des aveux arrachés par des mauvais traitements. Si la torture est formellement interdite, un « certain degré de coercition » est permis et c'est le Président qui est chargé de fixer le niveau de dureté des interrogatoires. Des « preuves » obtenues sur base d'aveux, arrachés dans des pays qui pratiquent la torture, sont également recevables. Rappelons que c'est ce type de « preuve » qui avait permis d'établir que l'Irak disposait d'armes de destruction massive et qui, ainsi, avait justifié l'invasion du pays.
Dans le même temps, la loi empêche toute poursuite d'agents américains pour torture ou mauvais traitement pour des actes commis avant la fin de l'année 2005. Cela permet au Président Bush de déclarer, lors de la signature de la loi, que ce texte autorise la CIA de continuer son programme de détention et d'interrogation de personnes suspectées de terrorisme dans des prisons secrètes situées en dehors des États-Unis4.
Le système des commissions militaires réduit les droits de la défense à une peau de chagrin. L'accusé n'a pas le choix de son avocat. Celui-ci est un militaire désigné par le pouvoir exécutif. L'accusé peut être exclu de certaines phases de son procès pour des raisons de sécurité nationale et il n'a pas accès à l'entièreté du dossier, si certaines parties sont classées secret-défense.
La loi n'accorde pas aux détenus le droit d'être jugé rapidement, même devant une commission militaire. Ce faisant, elle pérennise la possibilité, accordée au ministre de la Justice, de maintenir indéfiniment en détention administrative tout étranger soupçonné de terrorisme. Alors que l'Executive Order de novembre 2001, qui a mis en place ces tribunaux spéciaux, en limitait la compétence aux étrangers capturés en dehors du territoire américain, le Military Commissions Act l'étend aux étrangers résidant aux États-Unis.
Ennemi combattant ou ennemi du gouvernement?
Cette loi inscrit, pour la première fois, dans le droit la notion d'ennemi combattant illégal. Elle donne à cette incrimination un caractère directement politique en désignant comme tel des personnes « engagées dans des hostilités envers les États-Unis ou qui, intentionnellement et matériellement, supportent de telles hostilités ..». Cette définition est tellement vague qu'elle peut s'appliquer à des mouvements sociaux ou à des actions de désobéissance civile. Cela a d'autant plus d'importance que la notion d'ennemi combattant s'applique aussi aux nationaux. Seuls les ennemis combattants illégaux étrangers peuvent être traduits devant des commissions militaires. Les ennemis combattants ayant la nationalité américaine pourront, quant à eux, recourir aux juridictions civiles, pour faire valoir une requête en Habeas Corpus.
Cependant, cette loi, légalisant les commissions militaires, a été conçue, dès le départ, pour s'appliquer à l'ensemble de la population, nationaux inclus. Le premier projet est particulièrement explicite à cet effet5. La résistance de quelques parlementaires républicains a limité la compétence de ces tribunaux aux seuls étrangers. Vu la rapidité avec laquelle elle fut votée, la loi garde encore des traces de l'objectif initial. Ainsi, la notion d'ennemi combattant illégal, qui fonde la création de ces tribunaux spéciaux, inclut les nationaux. De plus, parmi les infractions qui peuvent être jugées par une commission militaire, on trouve celle qui punit toute personne qui « dans une position d'allégeance ou de devoir vis à vis des États Unis »6, soutient intentionnellement des actions hostiles aux USA ou à ses alliés. Qui, À part un citoyen américain, peut se trouver dans une position d'allégeance ou de devoir vis à vis des États-Unis?
Parmi les infractions, qui peuvent être jugées par les commissions militaires, on trouve des définitions qui s'attaquent directement aux luttes sociales, telle la notion d'attaque à une propriété protégée ou celle relative au pillage, qui transforme toute occupation illégale en terrorisme. Le caractère directement politique de ces délits est aussi indicatif de l'intention première du gouvernement de pouvoir juger des Américains devant ces commissions.
Un état d'urgence permanent
Jusqu'à présent les pouvoirs spéciaux, que s'était accordé l'administration, reposaient sur le vote du Congrès, au lendemain du 11 septembre, stipulant : « que le Président est autorisé à utiliser toutes les forces nécessaires et appropriées contre les nations, organisations ou personnes qui ont planifiés, autorisés, commis ou aidés les attaques terroristes survenues le 11 septembre 2001, ou qui ont hébergés de telles organisations ou personnes, dans le but de prévenir de futurs actes de terrorisme contre les Etats-Unis par de telles nations, organisations ou personnes. »7 Si ce vote avait accordé, de manière abstraite, au Président le droit de s'accorder des prérogatives extraordinaires, le Military commissions Act inscrit concrètement ce pouvoir dans le droit.
L'inscription de l'anomie dans la loi fait qu'elle ne peut plus, comme dans l'Executive Order de novembre 2001, être justifiée par l'état d'urgence. Le Military Commissions Act installe l'exception dans la durée. Il procède à une mutation de l'ordre juridique et politique qui met fin à la séparation formelle des pouvoirs. Il crée un droit purement subjectif qu'il place aux mains du pouvoir exécutif. Ce dernier peut désigner toute personne comme ennemi combattant, décider la détention administrative à vie de tout étranger ou, s'il décide de le juger, il peut nommer les juges militaires et déterminer le niveau de coercition des interrogatoires. Le texte légalise des pressions, physiques ou psychiques, proches de la torture.
Le jugement de la Cour Suprême, ainsi que le vote du Military Commissions Act, ne réinstallent pas l'État de droit, comme l'espéraient les organisations de défense des libertés civiles, mais procèdent à une réintégration de la violence pure dans un contexte juridique et servent de base à un nouvel ordre politique qui donne, en permanence, des pouvoirs de magistrat au Président .
Un nouvel ordre politique
Le Military Commissions Act offre la possibilité de criminaliser des actions politiques de citoyens américains et jette l'ensemble des étrangers, soupçonnés de terrorisme, dans un système de violence pure. Cette dernière réalité ne concerne pas uniquement les étrangers capturés à l'extérieur du territoire américain par l'armée ou la CIA et les étrangers résidant aux États-Unis, mais, par exemple, tout habitant de l'Union européenne. Dans le cadre des accords d'extradition signés en juin 20038, toute personne, résidant dans un État membre de l'Union européenne et accusée de terrorisme, pourrait être remise aux autorités américaines pour être soumise à l'arbitraire du pouvoir exécutif. Les récents accords conclus avec les États-Unis ont pour conséquence l'acceptation, comme conforme aux droits de l'Homme, des lois et dispositions d'exception prises par les États-Unis. Les États-Unis ont la capacité d'imposer leurs propres critères en ce qui concerne les données transmises, ainsi que leurs juridictions spéciales destinées à juger les étrangers. Dans l'abandon de leur propre légalité, les pays européens acceptent de soumettre leurs ressortissants à des procédures imposées par les États-Unis. Les derniers accords d'extradition insèrent ainsi les ressortissants européens dans le système américain de dérogation au droit. Ces accords dévoilent une véritable structure impériale à travers l'exécutif américain qui a le droit de déterminer l'exception et de l'inscrire dans le droit.
La légalisation des commissions militaires s'inscrit encore dans la tradition judiciaire développée en Occident. Elle se place toujours dans la structure d'un double système juridique9: État de droit restreint pour les nationaux et violence pure pour les étrangers. Cependant, l'objectif de l'administration a toujours été de généraliser, au niveau de l'ensemble de la population, les procédures qui lui permettent de se saisir des étrangers et de les maintenir en détention selon son bon vouloir. Le projet Domestic Security Enhacement Act of 200310, connu sous le nom de Patriot II , constitue la précédente tentative du gouvernement d'aboutir à ce résultat. Il avait pour but d'enlever leur nationalité aux Américains simplement soupçonnés de terrorisme. Cela aurait eu pour résultat que les nationaux, devenus des étrangers, auraient pu, dans la cadre du Patriot Act11, être détenus indéfiniment sans inculpation ni jugement.
Si l'objectif initial du gouvernement, en faisant voter le Commissions Military Act, de pouvoir traiter les Américains comme des étrangers et, ainsi, de supprimer l'Habeas Corpus de l'ensemble de la population, n'a pas été atteint, il s'agit, comme l'a exprimé le sénateur républicain Linsay Graham, « d'un bon début »12.
- 1. Supremecourt of the United States, Hamdan v. Rumsfeld (n° 05-184), http://www.supremecourtus.gov/opinions/05pdf/05-184.pdf
- 2. S.3930 Military Commissions Act of 2006, http://www.govtrack.us/data/us/bills.text/109/s/s3930.pdf
- 3. http://www.supremecourtus.gov/opinions/03pdf/03-334.pdf
- 4. William Branigin, « Bush Signs Bill Authorizing Detainee Interrogations, Military Commissions, Washington Post,October 17, 2006.
- 5. « The Enemy Combatant Military Commissions Act of 2006 », http://balkin.blogspot.com/PostHamdan.Bush.Draft.pdf
- 6. Military Commissions Act of 2006, article 950v. (b)26.
- 7. Authorization for Use of Military Force, Pub. L. 107-40, &&1-2 115 Stat. 224.
- 8. Abkommen zwischen der Europäischen Union und der Vereiningten Staaten von Amerika über Auslieferung, Amtsblatt der Eoropäischen Union, L 181, Artikel 17, 19 Juli 2003, http://europa.eu.int/eur-lex/pri/de/oj/dat/2003/L_181/L_18120030719de00270033.pdf
- 9. Giorgio Agamben, Home Sacer: die souveräne Macht und das nackte Leben, Frankfurt am Main (Suhrkamp) 2003.
- 10. Domestic Security Enhacement Act of 2003, http://www.eff.org/Censorship/Terrorism_militias/patriot2draft.html
- 11. http://www.politechbot.com/docs/usa.act.final.102401.htlm
- 12. Patrick Martin, « Bush veut étendre aux citoyens américains les procédures de Guantanamo », WSWS.org, le 2 août 2006. http://www.mondialisation.ca/index.php?context=viewArticle&code=MAR20060802&article=2889