Un citoyen toujours déclassé ? (2)

Toudi mensuel n°74, février-mars-avril 2007

Histoire de la monarchie belge

Nous reprenons ici la lecture de A l'attention de Sa Majesté le Roi (éditions Mols, 2006), de Robert Senelle (professeur émérite à l'Université de Gand), Emile Clément (licencié en science politiques et sociales de la KUL) et Edgard Van De Velde, chargé de cours à l'Europese Hogeschool RHSAL à Bruxelles). Les exagérations que nous y avions soulignées dans le numéro précédent de la revue - selon lesquelles une monarchie constitutionnelle serait plus démocratique qu'une République - annoncent-elles aussi la fin de la monarchie en Belgique ? Nous sommes tentés de le penser. Jamais, autrefois, les plus fermes partisans de la monarchie belge ne se seraient exprimés comme cela. Il s'agit là de maladresses, certes moins lourdes de conséquences que celles du Prince Héritier qui semble tout faire pour que chacun soit convaincu qu'il garde le moins de pouvoirs possibles.

La fameuse commission Soenens et les rapports gouvernements/roi

La dameuse commission Soenens, réunie en 1949, avait déjà mis en cause certaines interprétations trop larges des pouvoirs du roi. Mais elle avait souligné le fait que pour rester en charge les ministres devaient garder la confiance du chef de l'Etat. Quand il s'est agi de diminuer de fait les pouvoirs du roi par l'instauration du gouvernement de législature (le gouvernement peut être remplacé par une motion de défiance constructive qui propose un autre Premier Ministre que le roi est quasiment tenu de nommer comme tel), on a quand même veillé à ce que le roi ne perde pas tous ces pouvoirs. Par exemple soumettre la démission du gouvernement à une délibération de la Chambre, rendrait « impossible la pratique du droit coutumier selon lequel le Roi tente de résoudre des crises gouvernementales grâce à des consultations confidentielles... » (p.233). Les auteurs examinent aussi les cas de conflit entre le roi et le gouvernement. Le premier cas cité est celui de Jean Duvieusart : son gouvernement avait menacé de démissionner si le roi ne déléguait pas ses pouvoirs au Prince Baudouin. Si de fait le gouvernement avait démissionné, la couronne comme l'on dit « aurait été découverte » et Léopold III aurait dû assumer seul la responsabilité d'une position qui empêchait de sortir d'une crise grave pouvant se terminer dans un bain de sang (somme toute, il aurait voulu que le gouvernement assume cette position). TOUDI a aussi souvent parlé de la crise d'août 1960 durant laquelle le roi a fait pression sur le gouvernement pour qu'il congédie le ministre De Schrijver. Cette pression, Gaston Eyskens l'accepte. Il admet d'être révoqué, mais à condition qu'il soit le nouveau formateur et cela en accord avec l'ensemble du gouvernement. Quand il se rend compte que Spaak et Van Zeeland discutent derrière son dos avec le roi de la constitution d'un cabinet d'affaires, son attitude devient négative et celle de tout le gouvernement. La tentative échoue. Et depuis cette année, il n'y eut plus de tentative par le roi de démissionner un gouvernement fédéral belge. Un autre cas c'est la démission des ministres RW le 5 mars 1977. Tindemans les avait priés de démissionner en pleine Chambre et dès lors il fallait que le roi les démissionne car sinon il se « découvrait ». La démission des ministres FDF en janvier 1980 se déroule autrement. Le gouvernement en quelque sorte se désolidarise d'eux. Leur démission est annoncée le 16, mais une erreur se glisse dans le communiqué du palais qui dit « sur proposition du premier ministre, démission a été accordée ». Les ministres FDF écrivent au roi soulignant qu'avant que le Premier ministre rencontre le roi ce jour-là, ils n'ont nullement demandé que le Premier Ministre présente sa démission au Roi. Ce n'est que le 19 janvier que les ministres sont démissionnés, en fait révoqués. Ils n'avaient pas demandé à être démissionnés. Il existe aussi le cas de CF Nothomb ne désirant pas démissionner après le drame du Heysel. La Chambre renouvelle sa confiance au Gouvernement. Les ministres PRL démissionnent en boc. Le gouvernement démissionne, mais le roi refuse cette démission, parce que la Chambre avait renouvela sa confiance au gouvernement.

On a l'impression d'un ballet politique où les forces politiques et les institutions parlementaires incluent le roi dans leur jeu. Dans tous les passages de ce livre, on sent l'influence de Francis Delpérée. Par exemple après les élections du 18 mai 2003, alors que l'on pourrait s'attendre à ce que Guy Verhofstadt soit désigné comme formateur ou Premier Ministre c'est Elio Di Rupo qui est chargé d'une mission d'information. Les auteurs (ou Francis Delpérée), écrivent ceci sans sourciller : « Pourquoi pas Verhofstadt II qui succéderait sans coup férir à Verhofstadt I ? L'explication saute aux yeux. Le gouvernement arc-en-ciel a perdu un de ses maillons écologistes il y a exactement quinze jours. Ecolo est sorti de son plein gré du gouvernement. Agalev, victime du seuil électoral, cesse d'exister sur le plan électoral. Reconduire le gouvernement à cinq n'aurait pas beaucoup de sens. Par ailleurs, on ne peut oublier que le SP.A - qui est un des grands vainqueurs des élections - a composé un cartel avec Spirit. Il est indispensable de préciser la place que ce dernier sera en mesure d'occuper dans la nouvelle équipe ministérielle. Le mercredi 28 mai, le roi charge M.Guy Verhofstadt (VLD) de former un gouvernement. Peu avant l'informateur E. Di Rupo avait rendu compte au roi de sa mission d'information. Le samedi 12 juillet, le roi procède à la nomination des membres du gouvernement violet. » On a le sentiment que Francis Delpérée transforme en applications strictes d'une sorte de Loi céleste (la Constitution), les mille et uns aspects des rapports de force, comme si l'intervention du roi ne pouvait découler que d'une règle qu'il incarne et non de sa propre appréciation, de son jugement, de ce qu'il désire. En fait, en « couvrant » ainsi le roi, on le déforce malgré tout. Il pose des actes « impersonnels » comme le réclamaient déjà les socialistes en 1949. Les auteurs émettent aussi l'idée (p.227), que la révision des pouvoirs du roi de nommer et révoquer les ministres, de choisir le premier ministre est lié au fait que les gouvernements des Etats fédérés avaient été formés avant que ne soit formé le gouvernement fédéral après les élections de novembre 1991. Ils ne l'expliquent pas, mais cela nous semble tenir au fait que ces gouvernements étaient plus dotés de stabilité que le gouvernement central (gouvernements de législature), ce qui sera appliqué aussi au gouvernement fédéral. La position du Premier Ministre s'est renforcée en 1995 (p.228), quand Dehaene a pris la liberté de décider de la date de la dissolution des chambres agissant ainsi selon certains (comme F.Delpérée), à la manière d'un chef d'Etat. Mais Dehaene s'en explique pour des raisons d'opportunité politique (p.229) et ensuite il est approuvé à l'unanimité par les partis politiques, ce qui montre bien que ces nouveaux pouvoirs sont admis.

La démission de Léo Tindemans le 11 octobre 1978

Le 11 octobre 1978, plusieurs présidents de partis de la coalition gouvernementale comme André Cools, Hugo Schiltz, Charles-Ferdinand Nothomb interpellent le gouvernement à propos de l'avancement et de la concrétisation de l'accord dit d'Egmont. Léo Tindemans leur répond qu'il ne peut tolérer que la Constitution soit considérée comme un chiffon de papier et qu'il va remettre sa démission au roi. Comme le premier ministre n'a jamais fait part au roi de cette intention, le roi Baudouin est mis devant le fait accompli et est bien obligé d'accepter cette démission, ce qui sera à l'origine d'une sorte de disgrâce encourue par Léo Tindemans qui de toute façon ne redeviendra plus jamais Premier ministre. Une partie du pacte d'Egmont n'était pas en accord avec la Constitution selon le Conseil d'Etat et par ailleurs chacun sait que Léo Tindemans n'était pas chaud pour cet accord, surtout défendu finalement en dehors du gouvernement par les chefs de partis. Cools ayant eu la conviction que Tindemans allait faire échouer le pacte l'interpella durement le 11 octobre, ce qui n'est pas l'habitude de la part d'un parti qui soutient le gouvernement. Tindemans eut le sentiment que Cools voulait imposer la loi des présidents de partis au Gouvernement. Martens lui, pense, après, que le gouvernement aurait dû intégrer d'emblée les personnalités fortes qui avaient voulu le pacte. Il convient de signaler la chose au passage car cette crise ouverte le 11 octobre allait perdurer longtemps encore après les élections. Un gouvernement Martens I n'était formé qu'après de longs mois de négociations. Il fallut encore de longs mois de négociation pour que le principe de la régionalisation soit adopté, après une nouvelle crise en janvier 1980 durant laquelle les ministres FDF furent exclus du gouvernement. L'opposition à la régionalisation, au principe du fédéralisme venait du CVP, très clairement. Le livre A l'attention de sa Majesté le Roi est ainsi à la fois un livre de droit et un livre d'histoire. La conclusion de tout ce chapitre consacré aux rapports entre le gouvernement et le roi est la suivante : « Le roi enregistre, prend acte, analyse, interprète, conseille et, dans ces cas exceptionnels, va jusqu'à donner de sérieux avertissements. Le vrai government making power appartient au formateur et aux partis politiques. Et la puissance d'un gouvernement dépend des personnalités qui le constituent. » (p.296). On peut faire deux critiques à cette conclusion. La première, c'est que ce rôle du roi est demeuré capital puisqu'il allait jusqu'à permettre à celui-ci de changer le gouvernement, l'échec d'une tentative en ce genre en 1960 marquant peut-être la fin d'une époque et aussi la fin de l'influence de Léopold III. Bien sûr la manière dont le roi Baudouin a continué à peser sur les affaires demeure grand puisque cela peut aller jusqu'à faire envoyer des paras en Afrique (au Rwanda en 1990). Mais aujourd'hui, la question se pose de savoir en quoi le vrai « government making power » aurait encore besoin d'un roi. Si cet encadrement limité suppose quand même des qualités du monarque, on sait que la classe politique est maintenant quasiment persuadée que Philippe ne les a pas. Il semble donc bien que, parallèlement à l'usure du pouvoir royal par le fait de l'évolution des choses depuis le dénouement de la question royale en 1850, les défauts du Prince hériter vont aggraver le recul du pouvoir monarchique.

Le roi et les relations internationales

Le livre rappelle aussi l'importance du roi dans les relations internationales. A tort les auteurs semblent estimer que la politique du roi sur le plan international s'arrêterait avec Léopold Ier et son réseau de correspondants dans une Europe demeurée à bien des égards féodales (de 1831 à 1865). Mais c'est une erreur : il est difficile de nier que Léopold II n'ait pas eu aussi une « grande » politique étrangère (la conquête du Congo), encore moins Albert Ier qui imposa ses vues politiques durant la Grande guerre et au-delà, du fait de l'immense prestige qu'il avait acquis à la suite du conflit mondial. Léopold III poursuivit cette politique, assuma très fortement la politique de neutralité. En France et en Angleterre, il était considéré comme la vraie autorité politique de Belgique. La capitulation est issue de cette politique personnelle, car elle n'est pas un acte technique (dont la pertinence est discutée), mais politique, de même que la direction des opérations tendant à éloigner par exemple l'armée belge des Alliés ou à ne pas lui faire donner ce qu'elle aurait pu donner. On est un peu ébahi de lire qu'Albert Ier selon les auteurs n'aurait montré le « moindre intérêt pour la politique européenne et même mondiale », alors que la position de la Belgique en 1914-1918 est son œuvre, avec quelles conséquences pour la suite ! Le roi Léopold III - bien que s'estimant prisonnier et ne jouant plus aucun rôle politique - continue à donner des instructions politiques aux ambassadeurs belges à l'étranger, à vouloir maintenir le Congo hors du conflit, à « négocier » avec Hitler, à peser durant toute la guerre sur la conduite des secrétaires généraux (à qui le Gouvernement de Londres avait confié l'administration du pays). Même après son abdication en 1951, il pousse Baudouin Ier à ne pas se rendre aux funérailles du roi d'Angleterre. On a parfois comparé cet entêtement de Léopold III à celui de son petit-fils Philippe... De même les interventions du roi dans la politique africaine furent constantes, surtout durant la crise née de l'indépendance du Congo et de la sécession du Katanga. On peut citer aussi l'intervention au Rwanda demandée par le roi par écrit, lettre qui sera divulguée par un des ministres. Evidemment, aujourd'hui, la situation est tout à fait différente en raison de deux types de données : l'implication de l'Etat belge dans toute une série d'organisations inter-étatiques et, d'autre part, du fait que « les relations internationales sont une attribution qui, en Belgique plus que dans la plupart des Etats fédéraux, se répartit entre l'autorité fédérale et les entités fédérées » (p.317).

Le roi et la direction des armées

Tant vis-à-vis des étrangers que vis-à-vis des Belges, le roi apparaît comme le chef de l'armée belge en 1914. C'est ainsi que le 16 octobre 1914, Foch est reçu par le roi, le Premier Ministre devant attendre à l'extérieur. Le 22 novembre 1918, le roi vient en quelque sorte rendre compte de sa mission devant le Parlement en estimant que celui-ci lui a confié la direction de l'armée. Fusilier considère que l'on entérine une conduite anticonstitutionnelle (cité p.354). Les auteurs estiment que c'est à tort que l'on impute à Léopold III la rupture de l'alliance avec la France en 1936, à cause de la politique de neutralité. N'empêche que le roi avait fortement engagé son prestige dans cette politique et que les accords qui précédaient 1936. Ceux-ci liaient bien plus la Belgique avec la France et l'Angleterre. Bien que les auteurs tentent de minimiser ce type d'accords, ils citent des conversations du roi Léopold III menées avec la Grande-Bretagne à l'insu des ministres. Ils ne rappellent pas les nombreuses humiliations que le roi fit subir au Gouvernement (Premier ministre, des affaires étrangères et de la défense, principalement), refusant de les rencontrer, les écartant de conversations avec d'importants chefs alliés.

Cependant ils écrivent à propos du roi comme chef de l'armée: « Ceci nous permet de conclure qu'il n'existe aucune exception à l'incapacité du roi d'agir sans le contreseing d'un ministre. Les ministres qui toléreraient que l'on déroge à ce principe risqueraient de compromettre la continuité de la monarchie constitutionnelle parce que le chef de l'Etat deviendrait personnellement responsable. » (p.368). Bien sûr, ces lignes ont été écrites en 2006, mais c'est comme si la responsabilité de l'affaire royale retombait sur des ministres n'ayant pas pu en imposer au roi durant la bataille de la Lys. Il nous semble que les auteurs ne prennent quasiment jamais en compte l'extrême difficulté qu'il y avait à discuter avec le successeur d'Albert I sur le chapitre de la Défense nationale et qu'ils n'insistent jamais non plus, au-delà des textes, sur le caractère intimidant d'un pouvoir comme celui d'un roi, ce qui tient au rapport étrange avec la noblesse dont Pascal avait bien vu l'équivoque dès le 17e siècle : « Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi-habiles les méprisent disant que la naissance n'est pas l'effet de la personne, mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière. » On pourrait ranger les ministres dans les « habiles » sauf que dans une monarchie comme la nôtre, les révérences faites au souverain jettent dans un mécanisme que l'on n'a plus pu contrôler de 1914 à 1950. Le manque de contrôle étant d'ailleurs autant le fait des ministres courtisans que le fait du roi qui finit par se prendre à tort pour un vrai « roi » et finalement le fait des ministres plus indépendants qui ont à lutter contre non seulement le roi, mais son entourage, d'autres ministres, l'opinion publique etc.

D'autres questions, mais surtout le cabinet du roi

D'autres questions sont abordées comme la succession au trône, la Liste civile, le Conseil de la Couronne, la Donation royale... La question du cabinet du roi - pourtant si essentielle - est abordée sur une ou deux pages, au cœur d'un chapitre consacré à la « Maison du Roi ». Et à partir de la question du Rwanda. Les auteurs citent un avis négatif des professeurs Allen et Scholsen quant à l'interrogatoire de membres de ce cabinet : « Compte tenu du statut des collaborateurs personnels du roi, leur interrogatoires par une commission parlementaire reviendrait en fait à interroger le roi lui-même, ce qui bien entendu, n'est pas possible, eu égard à son inviolabilité absolue. En outre, un tel interrogatoire violerait d'autres principes constitutionnels, à savoir l'unité entre le roi et le gouvernement et l'interdiction concomitante de connaître la part du roi dans les décisions prises sous la responsabilité des ministres. » Cet avis des Professeurs Alen et Scholsen date de 1997. On ne peut que se réjouir du fait que la fonction d'influence du roi soit reconnue en liaison avec le secret qui doit entourer l'exercice de cette fonction. Dire que l'on a laissé longtemps dans le flou le plus absolu la nature de ce pouvoir, permettant sans doute bien des abus ! Au fur et à mesure que le réel pouvoir du roi est mieux défini, précisé déterminé, il est en fait nié : « Omnis determinatio est negatio. »

L'inviolabilité, l'irresponsabilité

Le principe en est connu. Il se lie à ce que l'on a dit ci-dessus du cabinet du roi : un acte du roi n'a de valeur politique que s'il est contresigné par un ministre qui par là même s'en rend responsable. Raymond Fusilier faisait remarquer que cette exigence du contreseing semble limiter l'action du roi et seulement la sienne, alors que, tout bien considéré, le seing limite aussi l'action des ministres. « le seing appelle le contreseing » , écrivait dans les années 60 Raymond Fusilier. Yves de Wasseige évoque ainsi les nominations qui demandent la signature du roi et contre lesquelles le Cabinet du roi peut faire des objections, ce qui a pu entraîner que des candidats ministres vivant en concubinage ne soient jamais nommés ministres. Certes, nous sommes à une autre époque. Mais l'ancienne n'est pas si loin. Encore en 1949, le rapport Soenens (cité p. 468), explique qu'un gouvernement en désaccord avec le roi serait amené à démissionner. Le rapport ajoute que les Chambres garderaient en toute hypothèse le dernier mot. Mais dire cela, c'est dire une évidence et oublier que le pouvoir du roi ne s'exerce que dans le secret sans aller jusqu'à s'opposer au Parlement, chose inimaginable dans un pays de vieille tradition démocratique comme le nôtre. D'ailleurs, que le roi puisse agir sur le gouvernement de toutes les façons que l'on voudra est amplement suffisant et déjà même exorbitant si l'on veut bien se souvenir que, somme toute, la monarchie n'est pas - en elle-même - un élément démocratique de notre système. On l'y adapte de telle façon qu'elle ne s'y oppose pas ou que son opposition à des décisions démocratiquement prises demeure cachée. On rappelle aussi que le roi est inviolable même juridiquement, toujours d'après le rapport Soenens « pour assurer la permanence et l'hérédité de la monarchie en protégeant le titulaire de la fonction royale » (p.477). Ceci aussi a des limites que les auteurs ne rappellent plus et que la déclaration de Jean-Baptiste Nothomb rappelle : « L'hérédité et l'inviolabilité sont deux fictions politiques, deux fatalités publiques, deux exceptions dans l'ordre social. Face à ces fictions se dresse, toujours menaçante, la souveraineté du peuple qui, dans les cas extrêmes, les brisera sur-le-champ. » Monarchistes impénitents, les auteurs commencent par citer un auteur anglais , Penny Junnor (The Firm , The Troubled Life of the House of Windsor, Londres, 2005) qui prétend entre autres que si l'hérédité est un risque, c'est mieux que d'avoir à se référer à une figure, changeant sans cesse, qui peut chaque fois être formidablement controversée, susceptible d'être soumise à des débats ou des critiques à l'infini ou encore à une non-entité qui est précisément choisie parce qu'elle ou il n'est personne (cité p. 466). La citation de Wilfried Martens qui clôt le livre va dans le même sens : la monarchie est gage d'harmonie. Assertions étranges si l'on se rappelle que c'est par leur monarchie que les habitants du Royaume ont leur part de responsabilités dans les crimes contre l'humanité (Léopold II) et que c'est à cause de celle-ci qu'ils se sont le plus profondément divisés (Léopold III). Si l'idéal est l'harmonie, c'est un peu raté. La démocratie n'a pas apparemment comme but l'harmonie et elle encourage au contraire au dissensus, mais les débats qui nous déchirent sont aussi des débats qui nous unissent, en fait, ne serait-ce que parce que les divisions des débats excluent par principe la violence. L'unité ou l'harmonie qu'ils engendrent - la politique, dirait Habermas, est l'action rationnelle en vue de l'entente - sont cent fois supérieures aux harmonies pré-établies, car cette unité ou cette harmonie, aussi pâles qu'elles puissent sembler face à l'éclat trompeur de la figure archaïque de la monarchie, honorent, elles, l'humanité, relèvent d'une confiance en elle infiniment supérieure aux fausses dévotions des Cours que parcourt le mépris des êtres.

Voyez la première partie de cet article Un citoyen toujours déclassé ?