Les événements à l'Est et en URSS
Un processus qui ne peut être analysé de manière unilatérale
[Sur cette image d'octobre voir la réflexion de W.Benjamin proposée par F. André in Cinéma wallon et réalité particulière: ajout de ce 7 mars 2011]
A propos des événements à l'Est et en URSS (et également en Chine), les points de vue, informations et reportages s'accumulent. C'est bien normal pour des événements aussi importants. Dans le même temps, beaucoup cherchent à y voir ce qui leur convient. D'aucunes y constatent la faillite du socialisme, voire du marxisme. D'autres y voient un mouvement historique vers la liberté et la démocratie qu'ils identifient aux systèmes politiques en vigueur en Occident. D'autres encore constatent un processus de réinstauration du capitalisme.
Pour ma part, je considère qu'aucune vision unilatérale des événements qui secouent les pays dits socialistes ne rencontre véritablement l'ensemble des mouvements qui s'y déroulent et dont les faits établissent très clairement le caractère contradictoire.
S'agissant de l'URSS, il est tout de même intéressant de voir comment un des fondateurs de la République des Soviets de 1917, Léon Trotsky, analysait les choses. Observant l'URSS sous la direction stalinienne il écrivait en 1936 dans La révolution trahie: « L'URSS est une société intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme, dans la quelle:
- les forces productives sont encore insuffisantes pour donner à la propriété d'Etat un caractère socialiste,
- le penchant à l'accumulation primitive, né du besoin se manifeste à travers tous les pores de l'économie planifiée,
- les normes de répartition de nature bourgeoise sont à la base de la différenciation sociale, le développement économique, tout en améliorant lentement la condition des travailleurs, contribue à former rapidement une couche de privilégiés,
- la bureaucratie, exploitant les antagonismes sociaux, est devenue une caste incontrôlée, étrangère au socialisme, la révolution sociale, trahie par le parti gouvernant, vit encore dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs,
- l'évolution des contradictions accumulées peut aboutir au socialisme ou rejeter la société vers le capitalisme,
- la contre-révolution en marche vers le capitalisme devra briser la résistance des ouvriers, les ouvriers marchant vers le socialisme devront renverser la bureaucratie. La question sera tranchée en définitive par la lutte de deux forces vives" sur le terrain national et international. »
Si l'on cherche à voir en quoi se vérifie ou non ce point de vue, il ne semble pas qu'il y ait problème à trouver des faits attestant qu'existe très concrètement une politique de réinstauration du capitalisme en URSS comme dans les pays de l'Est. Les journaux et revues en abondent, les uns pour s'en réjouir, les autres pour s'en désoler. Cette politique n'est pas déjà engagée au même degré dans chacun des pays de l'Est et en URSS. Dans les pays de l'Est, elle est mise en place, tantôt par les dirigeants des anciens PC, tantôt par d'anciens opposants, généralement par une alliance de ces deux forces. En URSS, elle est au coeur des visées politiques de la perestroïka.
Cette politique menée par les bureaucraties, avec ou sans le concours de leurs anciens opposants, atteste de leur faillite complète et de l'impasse dans laquelle elles ont conduit leurs pays respectifs. Cette faillite a notamment rallumé toutes les questions nationales qui n'avaient pas été réglées démocratiquement et qui ne pourront être réglées que par des moyens démocratiques (au centre desquels on trouve le vieux principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, qui n'est pas un principe inconnu en Wallonie).
Ce qui me paraît intéressant, c'est de voir d'un peu plus près ce que sont les revendications des travailleurs dans ce contexte de crise complète du système bureaucratique. J'ai pour ma part participé à une Conférence ouvrière européenne qui s'est tenue les 16 et 17 juin '90 à Berlin, date anniversaire du premier soulèvement ouvrier contre la bureaucratie de juin1953. Des militants et responsables d'Europe de l'Ouest y participaient, mais aussi de tous les pays de l'Est (à l'exception de l'Albanie). Rapporter leurs témoignages me paraît chose utile car les médias y accordent bien peu d'attention. Faute de place, je voudrais m'en tenir à quelques éléments à propos de l'Allemagne et de l'URSS. Les personnes qui voudraient être davantage documentées peuvent me contacter. Le projet existe en effet de rassembler toutes les interventions de la conférence de Berlin en une brochure.
Les travailleurs d'Allemagne à la recherche de leur unité
De nombreux militants allemands, de l'Est comme de l'Ouest sont intervenus à cette conférence. Ainsi cette militante de Berlin-Est qui expliquait: « A l'automne, il y a eu notre révolution pacifique, les images en ont circulé dans le monde, le Mur est tombé mais qu'est-il advenu depuis? La question se pose aujourd'hui pour les gens qui sont descendus dans la rue pour la liberté, pour se libérer de toute tutelle, de la tutelle qu'ils avaient dû supporter si longtemps. On parle aujourd'hui d'un traité d'Etat [celui-ci est depuis entré en application, ndr], il faut dire que c'est un traité colonial. Notre pays a été vendu avant le 2 juillet. Il y a déjà 18.000 chômeurs à Berlin-Est et les perspectives vont de 80.000 à 100.000 chômeurs. Les entreprises sont en ruines. On ne peut pas créer des emplois comme ça (...).Dans l'administration, dans les entreprises, ce sont toujours les staliniens qui sont à leur poste et ils ne partiront pas par des moyens pacifiques ».
Une éducatrice de Berlin-Est ajoutait:
« Les jardins d'enfants doivent être maintenus, tous les enfants doivent continuer à avoir un repas à midi, les conditions de travail doivent être alignées au niveau le plus élevé entre les deux parties de l'Allemagne. Il faudra que nous ayons les mêmes salaires qu'à l'Ouest si nous sommes annexés d'après le paragraphe 23 de la Constitution.[il s'agit de la constitution de l'Etat d'Allemagne de l'Ouest, ndr]. Nous sommes arrivés à la conviction que nos syndicats devraient fusionner, le syndicat des enseignants et des éducateurs, et c'est seulement si nous avons ce syndicat que nous pourrons imposer la satisfaction de nos revendications. Nous sommes absolument contre la destruction des acquis sociaux ».
Le syndicat dont parlait cette intervenante, c'est évidemment le syndicat libre tel que les travailleurs ont commencé à en créer partout en Allemagne de l'Est. Un intervenant était d'ailleurs très clair à ce sujet: « Je voudrais parler de la fondation d'un syndicat des services publics à Magdebourg avec des délégations de quinze districts qui sont intervenues pour un syndicat des services publics commun, est et ouest, et que ne soit plus soutenu le syndicat FDGB de l'Est [Le FDGB est le "syndicat" de la bureaucratie stalinienne,ndr]. Il a été décidé: à travail égal, salaire égal; sur le problème de la santé, revendication du maintien des polycliniques et contre l'économie de marché dans le système de santé. La délégation de Leipzig a fait adopter une proposition de motion soutenue par vingt délégués qui demande que la secrétaire générale du syndicat des services publics de l'Ouest prenne la direction des négociations salariales pour l'établissement de conventions collectives en Allemagne de l'Est, pour les mêmes acquis que les camarades de l'Ouest. »
Il me paraît clair ici, que l'aspiration des travailleurs de toute l'Allemagneà réaliser leur unité va directement à l'encontre des projets capitalistes qui veulent à leur tour asservir l'Est dans l'espoir de réaliser des nouveaux profits. Ces profits ne pourraient d'ailleurs se réaliser qu'au travers de restructurations monumentales et de remises en cause des acquis, à l'Est évidemment, mais aussi à l'Ouest, car comme la préparation du marché unique européen nous l'a montré, au nom de la compétitivité, les situations locales les plus défavorables sont utilisées par les capitalistes pour tirer les autres pays vers le bas pour ce qui est des conditions sociales.
Les travailleurs d'Allemagne de l'Est démontrent que leur volonté n'est pas de tomber d'un joug dans un autre. Le processus en cours en URSS même, témoigne de ce que cette recherche a pris un cours universel puisqu'elle s'intègre dans un mouvement d'ensemble qui secoue les pouvoirs en place sur tous les continents, particulièrement en ce moment en Afrique. Ce sont des processus où les travailleurs et les peuples opprimés, confrontés à une exploitation et un chaos insupportables, cherchent à prendre leur destinée en main en se heurtant à bien des problèmes mais en tentant, pas à pas, de vaincre les obstacles, les difficultés et la confusion entretenue par tous ceux qui ont intérêt au maintien d'un système d'exploitation de l'homme.
Un mouvement ouvrier indépendant s'organise en URSS
Un délégué ouvrier d'URSS expliquait:
"En ce qui concerne notre pays,l'URSS, il est entré dans une étape décisive. Notre mouvement ouvrier acquiert maintenant la force nécessaire. Dès cet été, il y aura peut-être une confrontation majeure. Nous luttons pour que ce soit une véritable révolution qui, pour la première fois dans l'histoire, mettra la propriété vraiment aux mains des prolétaires. Nous croyons que la classe ouvrière n'a qu'une patrie: c'est là où il y a des travailleurs et du travail. La classe ouvrière comprend bien que toutes les nouvelles réformes ne conduisent qu'à la paupérisation de la classe ouvrière. (...) Jusqu'à aujourd'hui, la bureaucratie augmente ses salaires. Il faut être très naïf pour croire que cette bureaucratie va abandonner ses privilèges. Tous les anciens privilèges sont restés, mais le travailleur est contraint de travailleur toujours plus et sans être payé".
Depuis, en juillet, la grève des mineurs d'URSS a éclaté. Le premier congrès des mineurs d'URSS qui en a donné le mot d'ordre réunissait des délégués de 712puits (il y a 6 millions de mineurs en URSS). Il s'est prononcé pour la convocation d'un nouveau congrès au mois d'août avec à l'ordre du jour la création d'un syndicat indépendant. Il a tiré le constat suivant: « Le congrès considère que le syndicat est l'organisation la plus importante des travailleurs, qui garantit la défense de leurs intérêts économiques et sociaux. Le syndicat existant n'est pas capable de résoudre les tâches auxquelles il est confronté. » Le "syndicat existant" est bien entendu le « syndicat » officiel, émanation de l'Etat, Iakolev, un des dirigeants mineurs de ce congrès déclarait: « J'espère que l'organisation d'un tel syndicat sera un premier pas. D'abord un syndicat de mineurs, puis de métallos, d'ingénieurs... Et il leur faudra trouver une langue commune à un niveau plus élevé, interprofessionnel. Pour Victor Outkine, autre dirigeant des mineurs, l'étape suivante sera celle de la création d'un parti ouvrier indépendant. C'est bien parce que Gorbatchev constate un tel processus irrésistible qu'il tente de s'élever à son poste de président d'URSS, au dessus des partis et en particulier du PC en pleine crise.
On constate donc que la bureaucratie d'URSS, y compris Gorbatchev, est confrontée à une classe ouvrière qui commence à chercher à s'organiser de manière indépendante de l'Etat. Les ouvriers qui espéraient encore en Gorbatchev font l'expérience qu'il ne peut être le moyen de défaire une bureaucratie dont il est lui-même partie intégrante. Ainsi La Pravda du 26 juin rapportait cet extrait d'un discours de Gorbatchev au congrès du PC de Russie: « Lorsque je suis allé au combinat métallurgique de Norilsk, les métallos m'ont entouré et m'ont dit: "Mikhaïl Sergueivitch, donnez-nous l'ordre de cogner sur les états-majors". (...) Je leur ai répondu qu'il n'y aurait aucun ordre de ce genre, bien entendu. "Cogner sur les états-majors", c'est fondamentalement un mot d'ordre trotskyste. »
Si au début de ce siècle, l'URSS a ébranlé le monde, pour paraphraser le titre du célèbre livre de John Reed, elle pourrait bien en cette fin de siècle l'étonner encore, non pas dans le sens espéré par ces capitalistes qui salivent devant les perspectives de cet immense marché potentiel, non pas non plus dans le sens de ceux qui ne sont pas loin de nous proposer de pleurer sur les « temps heureux du stalinisme », mais bien dans le sens de la prise en main par les travailleurs eux-mêmes de leur propre destinée.
Pour sa part, la conférence ouvrière de Berlin a adopté un manifeste dont on trouvera des extraits dans ce numéro de Toudi et pris une série de décisions, dont celle de favoriser la mise en place d'une entente entre travailleurs, militants et organisations indépendants de l'Est et de l'Ouest. Dans cet esprit sera organisée prochainement une rencontre de sidérurgistes et de mineurs de bassins industriels d'Europe de l'Est et de l'Ouest. C'est à mon sens la direction d'une Europe unie des travailleurs et de la démocratie.