Critique : "La Fille inconnue" de Jean-Pierre et Luc Dardenne

6 October, 2016

Jenny Davin

Jenny Davin (Adèle Haenel)

Voici un film d'une extraordinaire simplicité comme tous ceux des Dardenne. Jenny Davin est une très belle jeune femme que l'on voit dès le début du film, remplacer le docteur Habran (un généraliste) trois mois durant. Et accueillir un étudiant-stagiaire. Une heure après la fin des consultations, alors qu'ils travaillent encore au cabinet, on sonne. Jenny refuse d'ouvrir la porte, le temps des consultations étant depuis longtemps dépassé. Le lendemain elle apprendra que la personne à laquelle elle n'a pas ouvert (la caméra de surveillance a pris les images de sa tentative à la porte), est morte peu après, juste en face du cabinet, en tombant de la berge de la Meuse sur un bloc de béton sur le quai d'en bas. Elle se sent responsable de sa mort, ne supporte pas que cette « fille inconnue » le demeure et soit inhumée anonymement (somme toute ne soit pas inhumée me suggère Danièle Bajomée car cela est comme interdit à celle qui se sent sœur en humanité de la pauvre morte, comme cela avait été interdit à Antigone).

Comme un roman policier

Jenny Davin va se mettre à la recherche du nom de cette personne sans nom (une immigrée d'Afrique dont on apprend à la fin qu'elle a 18 ans et dont on ne voit le visage que sur les images des caméras de surveillance). Cette enquête sur le nom -quasi mystique-va se transformer sans qu'elle ne le veuille vraiment, parfois, en enquête sur les raisons de sa mort. Et lui valoir pas mal d'ennuis y compris quelques remontrances de la police.

Partant de cette première équivoque involontaire, les Dardenne nous entraînent génialement sur plusieurs fausses pistes, notamment celle d'un meurtre ou d'un assassinat commis par le milieu. Un peu comme, chez Agatha Christie, l'hypothèse est toujours faite, lorsqu'un crime a été commis, d'un homicide commis par un rôdeur, c'est-à-dire par quelqu'un d'étranger aux personnes qui sont d'emblée autour du drame. Ce qui est curieux, c'est que l'on se laisse toujours prendre : on finit par croire un moment à la fausse piste. Or si elle s'avérait bonne, il n'y aurait plus d'histoire, plus de roman, plus de film. Evidemment, c'est au sein de l'univers du docteur Davin que le « coupable » se trouve (doit se trouver). Ou « les » coupables puisque Jenny s'estime aussi coupable. Et c'est sans le vouloir qu'elle va le découvrir parce qu'il osera lui avouer ce qui s'est passé. Evidemment aussi il faut étrangement que l'hypothèse des fausses pistes soit émise, sans quoi serait banalisée la découverte du « coupable ». Mais même sur ses fausses pistes se révèlent toutes les difficultés de vivre d'autres personnages.

Jenny est ambitieuse au départ. Elle veut faire carrière dans son métier. Le soir du drame (dont elle n'a pas encore connaissance), elle est d'ailleurs invitée à inaugurer son « règne » à la tête du service qu'elle va diriger dans le plus grand hôpital de Liège. Il me semble que c'est la première fois que les Dardenne filment, disons, la bourgeoisie, un événement mondain : le verre (ou mieux : le « drink ») pris par les responsables de l'hôpital à l'occasion de la désignation de Jenny à la tête de son futur service : elle a été sélectionnée parmi 24 candidats.

Après qu'elle a découvert le drame qui s'est joué face au cabinet où elle travaillait, elle renonce à sa carrière et redevient médecin généraliste. Elle repart en somme vers les « bas-fonds » de Liège que l'on reproche tant aux Dardenne de filmer. C'est du Simenon à l'envers. Jenny, déstabilisée par la mort de la fille inconnue, « redescend » si l'on veut, socialement, mais pour, en fin de compte grandir, moralement, humainement. Grandir aussi avec ce monde populaire qui garde le sens de l'échange, capable d'honorer vraiment (mieux peut-être), les services d'un homme (une femme), de l'art que par les seuls honoraires.


Une tragédie grecque


Grandir, oui. Cette femme presque menue, à la fois forte et frêle (« frailty thy name is woman »), envahit l'écran, non pour se l'accaparer, mais pour devenir comme la deuxième caméra des « frères » sur Liège et ses souffrances. C'est vraiment étonnant. La « fragile » jeune femme en voit de toutes les couleurs : plusieurs agressions violentes, la mort ou du moins les très mauvais coups frôlés de près, l'humiliation. On a parfois dit que les Dardenne filmaient des sortes de westerns le long de la Meuse. Ici, c'est un peu Chicago. Et cette étrange femme qui achète une concession pour 30 ans dans un cimetière pour que la « fille inconnue » ait une sépulture et que son nom soit inscrit sur sa tombe.

Evidemment tout cela est christique. Je sais bien qu'on va le dire parce que j'ai eu la tentation de le dire moi-même à Luc Dardenne le soir de l'avant-première à Bruxelles (et que ce l'est « trop »). Mais je n'en ai rien fait. Tantôt, grâce à Danièle Bajomée, j'ai évoqué Antigone. La tragédie grecque, a dit un très grand penseur, annonce le plus grand des malheurs : « Dieu lui-même est mort ». Quand il fait ce cinéma, Luc Dardenne a un alibi : il est athée. Moi, je n'en ai pas. Tant pis. Il n'y a pas de grand cinéma qui ne se relie d'une manière ou d'une autre aux grands récits.

Liège

Jenny Davin

Un cabinet face à la Meuse

Etonnante avant-première à Bruxelles du film des plus grands cinéastes du pays qui s'obstinent à ne filmer ni à Paris, ni à Bruxelles. Je n'ai de nouveau aucun alibi de me réjouir que le centre de gravité du cinéma « belge francophone » (jamais je n'accepterai cette expression), soit à Liège et non dans « la capitale », mais quand même c'est très frappant. Si je m'en réjouis, c'est parce que je suis un Wallon. Qui n'a pas à bouder sa joie. Philippe Reynaert explique très bien dans un livre d'entretiens avec Jacques Bredael, Par ailleurs le cinéma est une industrie (éditions du CEP, Marcinelle, 2016), à quel point la palme d'or des Dardenne en 1999 à Cannes a boosté un cinéma en Wallonie, venu peut-être surtout de Liège et de Verviers, qui existait déjà bel et bien. Mais cette avancée culturelle fondamentale pour un pays s'est alors doublée d'une avancée économique ou industrielle à travers Wallimage qui fait que la base matérielle d'un cinéma existe chez nous.

Dans le Mad de ce 5 octobre, Jean-Pierre et Luc Dardenne, interrogé sur leur film, citent Robert Murdoch : « L'essence de la morale et de l'art est la même, c'est l'amour. » Murdoch a tort, il existe une différence entre la morale et l'amour. Il n'y a pas à proprement parler d'impératif catégorique à aimer. Ni la morale, ni le droit ne peuvent prescrire d'aimer, seulement d'honorer (« Tes père et mère, honoreras », la réciproque étant sous-entendue). L'une des plus belles chansons de Brel est « Quand on n'a que l'amour », mais le fait de l'avoir entendue à trop de mariages fait qu'elle me casse les pieds. Et, pire encore, de l'avoir entendue après les attentats de Paris dans la cour des Invalides, après les attentats. Il y a mille façons de parler de l'amour qui le font partir en vrille, c'est bien connu. Ce n'est jamais le cas dans La Fille inconnue ni dans aucun des autres films de ces réalisateurs.

La post-sécularité

En mai dernier, j'ai reçu une lettre d'un professeur de Toronto me demandant s'il pouvait traduire l'interview réalisée avec Luc dans cette revue 1, parce qu'il y voyait un bel exemple de ce que Ferry ou Habermas appellent la post-sécularité. Il en a déjà été question dans cette revue pour Habermas. Nous n'y avons pas encore abordé le dernier livre, étonnant à tous égards, de Jean-Marc Ferry, La Raison et la foi (Pocket, Paris, juin 2016). Ferry, sur le chemin de cette post-sécularité, y propose de retrouver ces tentatives, marquant la philosophie occidentale, de réaliser la réconciliation de la foi et de la raison, tant dans l'islam, que le judaïsme ou le christianisme, ce en quoi il s'avère ce qu'il a toujours été, proche d'Habermas. Mais il va plus loin. On sait que Hegel parlait d'une ruse de la raison. Celle-ci utilise les passions humaines qui pourtant la nient, nient la raison, pour finalement malgré tout s'imposer dans l'histoire sous la forme du droit et des progrès du droit. Par exemple, les conquêtes de César qui diffuse la notion d'Etat ou celles de Napoléon qui diffuse les progrès de la Révolution. Pour Ferry, il y a pareillement une ruse de la « raison religieuse » (l'amour), pour s'imposer par l'intermédiaire du droit, réalité très différente de l'amour. Outre le sentiment instinctif de répulsion que chacun épris des droits humains éprouve à une parole qui parle de l'amour en général (pas seulement à cause du freudisme), il peut y avoir aussi, très profondément le sentiment que parler de l'amour sans évoquer les droits, est une sinistre tromperie. Mais, à ma connaissance, aucun des films des Dardenne, si soucieux de l'amour, ne l'évoque jamais qu'à l'horizon des droits (des enfants, des femmes, des travailleurs, des réfugiés). Cela me frappe tellement avec, encore en mémoire, les si belles images de Jenny Davin, que je me demande si ce film comme les autres ne révèle pas qu'entre le droit et l'amour il y a d'une certaine façon ruse réciproque. Ils s'instrumentalisent l'un l'autre et s'en réjouissent. On peut comprendre, en dépit de leur essence différente, qu'ils sont « faits l'un pour l'autre ». Il est possible au fond que les Dardenne issus de l'usage à Liège de la vidéo lié au combat social 2, aient rencontré ces deux dimensions du destin : l'exigence impérieuse de la reconnaissance par le droit et de celle par l'amour 3. La finesse des traits, l'habitus bourgeois, la simple beauté de Jenny Davin dans La Fille inconnue en est une représentation sensuelle d'un bout à l'autre du film où, tant symboliquement que physiquement, elle reçoit des coups-et d'ailleurs en donne aussi. La scène où elle demande la permission d'embrasser la sœur africaine de l'inconnue en est l'image la plus saisissante.


  1. 1. Chapitre X : Peut-on penser l'inconsolable sans consolation ? (Interview de Luc Dardenne)
  2. 2. Critique : Le tournant des années 1970. Liège en effervescence (Nancy Delhalle, Jacques Dubois, Jean-Marie Klinkenberg)
  3. 3. « Nous sentons qu'il y a un parallélisme entre les missions respectives de la théologie et de la philosophie. C'est que l'une et l'autre se partagent la tâche de promouvoir les deux grands médiums de la reconnaissance réciproque et de la coexistence pacifique : l'amour d'un côté, le droit de l'autre. » (Jean-Marc Ferry, La Raison et la foi, Pocket, Paris, 2016, p. 94.)