Critique : Bernard Forthomme, Histoire de la Pensée au Pays de Liège (Tome I)

11 October, 2019

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L'ouvrage de Bernard Forthomme (B.F., pour le reste de cette contribution et son livre, HPL), consacré à la Pensée au Pays de Liège comportera quatre tomes. Le premier est consacré à la période qui va du 4e siècle au 11e siècle. Le tome II couvre la période suivante jusqu'à lafin du 15e siècle. Nous ne traiterons dans ce compte rendu que du tome I de cet ouvrage extraordinaire d'érudition et de pensée. Et difficile. Il s'agit en somme d'une encyclopédie. Tout ce qui s'y trouve nourrirait merveilleusement bien par exemple les articles de Wikipédia dequasi tous les noms cités dans ce volume, articles de l'encyclopédie en lignes incomplets et manquant de sources comme celles de ce livre qui mènent à une multitude d'autres. Orizons, Paris, 2018, 551 pages, 40 €.. La carte suivante est bien connue de ceux qui ont lu les divers ouvrages de l'histoire savante consacrée à la Wallonie. Liège a été durant deux siècles le centre intellectuel de l'Europe.
Rayonnement de Liège

Préalable historique et épistémologique

Un « diocèse » était aussi une province de l'Empire romain. Le diocèse de Liège (au sens chrétien cette fois), a été, à partir du 4esiècle, calqué sur la province romaine Germania secunda, un diocèse de 22.500 km2 recouvrant les trois quarts de la Wallonie actuelle. CetteWallonie « liégeoise » ne s'étendait ni sur le triangle Mons-Ath-Tournai ni sur la Gaume et le pays d'Arlon, soit (bien que les deux espaces ne se recoupent pas parfaitement), les 12.000 km2 du bassin versant de la Meuse, chiffre que donne le traité international le concernant.

Carte de l'ancien diocèse de Liège du 4e au 16e siècle

Il s'étendait aussi un peu sur l'actuel Grand-Duché de Luxembourg, la France et l'Allemagne. Mais surtout le Limbourg flamand et hollandais et au-delà dans les Pays-Bas. A l'époque mérovingienne ou carolingienne, le diocèse est tant une subdivision politique que religieuse. Ses évêques jouent également les deux rôles. Le traité de Verdun, au cours duquel l'Empire de Charlemagne est partagé en trois, place le diocèse dans la part de Lothaire, la part centrale. Ce partage qui s'explique par les droits et coutumes des Francs s'inscrit par hasard dans le sous-jacent de longue durée étranger à ces coutumes qui produit/détermine selon Braudel l'histoire de l'Europe, notamment le conflit entre « Francia » (au sens actuel de «France») et «Germania» (au sens actuel d' «Allemagne»). La part du milieu, c'est aussi la fameuse « banane » allant de la mer du Nord au Piémont le long de Meuse et Rhin, en passant par les Alpes : la région la plus riche du monde, l'une d'entre elles en tout cas. Cet espace d'entre-deux, B.F. y voit la source d'une pensée rassembleuse, inclusive.

Le diocèse est au centre de l'Europe, non pas en fonction d'un lieu commun répandu en bien des endroits se voulant le centre du continent, mais pour des raisons profondes et, notamment, parce qu'il en est aux 11eet 12esiècles, son centre intellectuel. Il cède cette place à Paris aux siècles suivants. Pour B.F. « le suivi d'une pensée singulière de l'inclusion qui s'est développée aux marges du royaume de France et de l'Empire germanique, ne jouit pas de la reconnaissance dont il devrait bénéficier.» (HPL, 17) Il insiste sur ce caractère de pays d'entre-deux, qu'on retrouve chez Henri Pirenne à propos de la Belgique ou dans la première histoire savante de la Wallonie dirigée par Léopold Genicot. Cette pensée inclusive est « liée intimement à sa manière singulière d'assimiler la culture gréco-romaine, celte et germanique à partir de l'intériorité et de la gouvernance chrétiennes ; instances qui se sont reconnues et voulues dépendantes d'autres forces que d'elles-mêmes... » (HPL 21), notamment le monde arabo-musulman. Il atteint la France, la Catalogne, la Galice, l'Italie, et d'autres peuples que ceux dominés par Rome comme l'Irlande, l'Allemagne, Prague, la Pologne, l'Europe orientale...

Sigebert de Gembloux (1026-1112), considéré comme l'un des grands historiens du Moyen-Âge, parle de la Francia (partie occidentale du Regnum Francorum), de la Lotharingia et de la Germania. Le Regum Romanorum dont fait partie l'Italie et la Lotharingie est selon lui« censé donner le sens de l'histoire universelle : grâce à l'union de la puissance temporelle et du pouvoir spirituel, le rassemblement de l'humanité entière dans la concorde et la paix temporels, tendue vers l'accomplissement des temps. » (HPL 28). Marqué par l'idée de la «translatio imperii et studii » (transmission du pouvoir et du savoir ») depuis l'Antiquité. Cela se combine avec la « contemporalité » (concept forgé par Sigebert) qui relativise la rigueur chronologique du texte de sa Chronique et exprime la volonté de maintenir un sens impérial- entendu comme universel- de l'histoire, à travers, et non plus seulement malgré mais avec la multiplicité des regna et aussi des cités, des lieux de sainteté et d'enseignement, des saints et enseignements locaux. » (HPL 29, note de b d p, 44)

« Si les racines culturelles et politiques de l'Europe sont bien massivement chrétiennes, et si les racines du christianisme sont scripturaires mais aussi gréco-latines, jusque dans leurs transmissions syriaques ou arabes, c'est bien de par la volonté chrétienne explicite de ne pas exclure les secteurs étrangers, préalables au christianisme ou qui le portent encore à leur manière, et donc de récuser au fur et à mesure, au sein même du milieu chrétien, tous ceux qui se proposaient de les exclure (marcionite, etc....), y compris dans leurs modalités parfois très fragmentaires, mineures ou transitionnelles. » (HPL p. 32-33) B.F. insiste sur la fécondité de la théologie, plus grande pour la pensée dans les universités médiévales que la faculté des arts -quadrivium (arithmétique, musique, astronomie, géométrie) et trivium (grammaire, rhétorique, dialectique). Dans Partout et nulle part introduction à l'ouvrage collectif Les Philosophes célèbres publiée dans Eloge de la philosophie et autres essais, Gallimard, Paris, 1960, le philosophe agnostique Merleau-Ponty écrit à ce propos que l'apport du christianisme à la philosophie est évident. Il cite les notions qu'il a crées (on peut y ajouter celle de personne) : « l'idée de création celle de subjectivité infinie, ou celle de développement et d'histoire » (203). Il estime qu'il ne faut pas les « ôter au christianisme » en vue de les attribuer à une « raison « universelle » » et sans lieu natal » (205). Nous y reviendrons.

La « Pensée au Pays de Liège » en ce premier tome qui couvre en partie la période la plus prestigieuse de Liège mais aussi les époques de recul culturel des époques mérovingiennes et même carolingiennes (avant la renaissance du même nom), surprend et désarçonne souvent. Penser n'est-ce pas avant tout philosopher ? Voici ce que dit l'auteur : « Penser, c'est bien en ce sens, donner signe de présence, du contentement ou du sérieux avec lequel nous envisageons les choses, la vie et les êtres. Ce signe peut devenir vive voix (y compris intérieure), figure, concept, écriture ou lecture. » (HPL p. 57). B.F. se permet ainsi d'envisager dans son livre les multiples formes du penser qui peut concerner philosophie et théologie (celle-ci en un sens que nous dirons), mais aussi mathématiques et sciences, ou encore musique, hagiographie, littérature, politique, pédagogie ou pastorale.

Hagiographies

La première hagiographie est celle de Saint Walfroy (565-600), un stylite, un de ces ermites qui plaçaient leur cellule au sommet d'une ruine, d'une colonnade, d'un portique ou d'une colonne pour y pratiquer une ascèse extrême. Diane, déesse de la chasse était une des divinités les plus vénérées de la région de Carignan (proche de la frontière entre France et Gaume ou encore France et Ardenne), au 6esiècle. B. F. décrit l'apostolat qu'y déploie cet ascète, non loin de la voie romaine Reims-Trèves, « axe majeur de la pénétration de laculture gréco-romaine » (HPL 68) qui croise la Meuse à Mouzon. Il s'y déroule un conflit frontalier entre le diocèse de Liège et celui de Reims, dont l'évêque (Saint Rémi), protestera auprès de son collègue de Liège (c'était alors le diocèse de Tongres-Maastricht dont le siège sera plus tard placé à Liège). Parce qu'il estime que son collègue empiète sur sa juridiction dans la mesure où il a créé des écoles dans cette région qui forment des diacres et des prêtres. On ne peut s'étendre sur tous les détails de ces controverses, l'auteur y évoque l'Ardenne, le site de Chameleux (en Gaume près de Florenville), Cugnon tout près de Bertrix.

Vulfilaicus (St Walfroy que l'auteur appelle le plus souvent ainsi), ne détruit pas la statue de Diane, il va dans le sens de la tolérance à l'égard du milieu païen. Sur sa colonne de stylite. Il oppose à la statue sa propre verticalité de personne vivante et endurante. Et rejette ainsi la façon dont procède l'aristocratie épiscopale mérovingienne : « Celle-ci désire une évangélisation moins ambiguë et singulière que la métamorphose du culte ancien. Cet idiorythme ne convient pas au tempo que veut imprimer l'épiscopat mérovingien à la communauté chrétienne pour l'affermir. » Pour Forthomme « Le seul fait que l'on ne puisse plus se passer de ce genre littéraire hagiographique pour comprendre les formes de pensée du temps, est aussi le signe d'un effondrement de la culture. » (HPL 88) Son appauvrissement en ce temps « affecte durablement les espaces antiques les plus féconds, et ne se reconfigure que de manière très modeste, par l'articulation hagiographique de la réalité »( HPL 88)

Nef centrale de la collégiale de Nivelles

Nef centrale de la collégiale de Nivelles appropriée au déploiement des vastes liturgies othoniennes


La seconde hagiographie est celle de Gertrude de Nivelles (628-659). Sa vie est écrite « par un rédacteur bien informé » (HPL 91) et selon B. F. implique une prise de conscience explicite de l'Europe. Le monde n'est plus mesuré à partir de Rome, Constantinople ou Athènes, mais « depuis la Francia (le Royaume des Francs) et l'Irlande » (HPL 92). Le style dans lequel cette vie est écrite est le style irlandais, style qui se fonde sur la xéniteia (exil volontaire, expatriation). L'hagiographie irlandaise ne met pas l'accent sur le sang versé parce que les conversions en Irlande se sont opérées la plupart du temps sans mise à mort des missionnaires (HPL 93). Gertrude se refuse au mariage. Elle ne veut pas d'autre époux que le Christ, ce qui serait selon Forthomme une forme d'acte messianique chargé d'assurer « la symbolique sacrée du nouveau pouvoir qui se met en place » (HPL 94), soit les futurs carolingiens, la famille dont Gertrude est issue.

Les développements de l'hagiographie de Saint Lambert (636-705) sont liés au refus de la vengeance. Certes, celle-ci, peut, dans l'esprit du temps et de son « droit », valoir vraie compensation. Sauf quand la compensation en suscite d'autres à son tour et permet ainsi que le cycle des vengeances aille à l'infini (mais ceci ne se confond pas tout à fait avec ce que dit Girard). Au fond, Lambert est mort parce qu'il n'y avait pas d'Etat et « Le refus de fuir comme celui de combattre les armes à la main offre pourtant la condition de son émergence, au moins négative. Ainsi, refuser d'entrer dans le mécanisme de la vengeance offre un lieu structural pour l'émergence d'une autonomie de l'acte —émancipé de la dialectique de l'honneur et du déshonneur social et justicier. Acte dont l'émancipation réclame, toutefois, pour s'affirmer autrement qu'au plan de la conscience ou d'une action d'éclat passagère, la montée en puissance d'une force durablement garante de la justice et de l'ordre commun. » (HPL 106) Il s'agit de fonder la Res publica pour « éviter le régime de la vengeance » (HPL106 souligné par B.F.). L'Etat dont il s'agit, c'est la Principauté de Liège. Cette histoire se réécrit sans cesse jusqu'au XVe siècle et après, siècle qui voit l'Etat liégeois s'affaiblir puis disparaître mais aussi reprendre vite vie. La translation des restes de St Lambert à Liège accroît son attractivité sur toute la région et contribue « à la naissance d'une patrie. Car les reliques, c'est d'abord à partir d'un lieu, d'une tombe qu'elles prennent force et sens. C'est à partir d'un tel lieu que la notion nouvelle de patrie se forme. Patrie comme voie terrestre qui nous mène vers la patrie sans perturbation ni anxiété dont parle Gerbald... » (évêque de 785 à à 809). Au 17esiècle le fameux mathématicien René-François de Sluse (1622-1685) prend le relais des réécritures, les Jésuites rééditent la vie (1755) et Kurth la version française du 13esiècle (1876), regrettant l'absence de version de langue wallonne pour ce saint de la Wallonie. Quant à la destruction de la cathédrale St Lambert, B. F. y voit une faute en raison de « l'intrication de St Lambert et de la patria liégeoise », d'autant plus que le Palais des Princes-Evêques, lui, a été respecté alors qu'il était souvent occupé par un étranger. Et d'autant plus que cet acte est sans doute unique dans la tradition révolutionnaire française. » (125)

Pastorale, gouvernance, musique

Le chapitre I (L'Instruction éclairée) traite de Gerbald évêque de Liège de 785/7 à 809 (fin du règne de Charlemagne). Il rédige une Instructio pastorales structurée selon un schéma ternaire supposant celui du Credo et une logique trinitaire quoique non explicite.

1) Du cosmique au « je » schématique Son premier mouvement est liturgique. Elle comporte la connaissance du Pater en laquelle s'exprime la foi chrétienne et dont la récitation est exigible lors du baptême, inscrivant celui qui le reçoit dans un ordre temporel nouveau« inauguré avant le cosmos et plus universel que lui » (HPL 156) : la profération publique de la foi est exigée d'un « je » qui, par là, implique un « nous ».

2) Du Christ à l'homme fait à l'image de Dieu.Cette image (de Dieu), se veut plus importante que les icônes de l'Empire romain d'Orient. A cet égard, B.F. met en cause l'idée que celui-ci aurait été en avance sur l'Occident : « Une constante latine se réaffirme : le primat de lavolonté sur l'image ; ce qui va libérer l'image artificielle du code ecclésiastique et de son hiératisme, favorisant l'inventivité artistique, et même l'image comme mobilité sensori-motrice, mais surtout comme invisibilité temporelle dans le visible, vecteur majeur du cinéma.Remarquons aussi, plus immédiatement, la projection de cette volonté dans la maîtrise des mots (rhétorique), des matières et métaux précieux (l'orfèvrerie) et des espaces ou des faces (l'architecture) : volonté que cristallise le Dôme d'Aix-la-Chapelle, déplacement deséléments choisis de Ravenne et de Byzance au beau milieu d'une forêt dense, ainsi clarifiée à la limite orientale du Diocèse de Liège. » (HPL 160) Ceci invalide selon B.F. l'hypothèse d'une « méconnaissance carolingienne supposée des évangiles et de Jésus le Christ, auprofit d'une religion d'Etat coercitive fondée sur l'Ancien Testament » (HPL 161)

3) Des œuvres à la foi et de la foi aux œuvres. Ici« le travail de citation opéré par Gerbald est finement ciselé, puisque, dans le premier segment de la phrase initiale de cette Instruction ternaire, il accorde deux pensées distinctes (AB) ; ce qu'il réitère dans le second segmentmais en sens inverse (B'A') : « quia sine fide impossibile est placere Deo et fides sine opéré [Martène : operibus] inanis est... » (HPL 162).

Sedulius Scotus, (Chapitre II : Penser la gouvernance) mort en 858 fut un protégé de l'évêque Hartgar (840-857) et est l'auteur de poèmes, d'exégèses. Il est frappé de voir à Liège un hôpital joint à une pharmacie. Il en tire l'idée qu'un bon gouvernement doit faire le bien deshumains. On a envie de partager le pessimisme de Pirenne sur la naïveté de ce penseur de la gouvernance quand on la compare à la sauvagerie et la cruauté des princes dont il a fait l'éloge et qu'il a rencontrés à Liège. Naïveté ? A propos des modèles de prince quedéveloppe Sedulius, B.F. cite Paul Veyne: « un autre historien a montré dans son Histoire de l'Empire gréco-romain (Paris, 2015), à quel point l'absence de tradition et de modèle même inconscient — et pas seulement l'hyperbole de l'Imperium ou l'absence de Courvéritable susceptible d'y porter une mesure, soit la faiblesse sénatoriale— avait contribué directement à la « folie » des empereurs romains. » (HPL 192)

Il est question d'Etienne de Liège (850-920) (dans le chapitre III La raison liturgique ). En tête de celui-ci deux exergues, l'une d'Etienne : « Quelles sont les réalités qui devraient être plus dignes de foi (fide), que celles des sens (sensus) ? » (Vita secunda Lamberti, Proemium,ante CMXV) mise en regard d'une citation de Grétry : « Si les sens ne sont vrais, toute raison est fausse. » (Mémoires ou essais sur la musique, 1812, Exergue (cf, Lucrèce,44,4). Pour Etienne, nous dit l'auteur, « La liberté de chanter est d'abord une liberté del'esprit, de sa voix, par rapport à la loi ou à l'histoire écrite, mais aussi par rapport à la logique doctrinale. » (HPL 203). Et « la psalmodie tient en ce qu'elle console la tristesse du cœur, rend allègre les esprits, réjouit ceux qui s'ennuient, réveille les paresseux, éveille lesendormis et les invite aux larmes. » (HPL 206). Au yeux d'Etienne « La vérité n'est pas seulement conceptuelle ou doctrinale. Elle est configurée de manière profonde par la narration de la vie évangélique et de ces vies de saints qui l'attestent au jour le jour. » (HPL 207)(Notons ici au passage que c'était aussi la conviction d'un Henri Bergson dans son extraordinaire essai Les Deux sources de la morale et de la religion (PUF, Paris, 1932).

Il faut donc faire advenir la vérité du saint dans le sensible musical. Dans ses écrits, il y a de nombreuses allusions à Lucrèce (98-55 avant J-C), le philosophe matérialiste (auteur de De Natura rerum), dont on sait qu'il permit de connaître la pensée disparue d'Epicure. PourEtienne « le chant liturgique comme élévation et expression sensibles est une connaissance du vrai et, en même temps, la preuve expérimentale s'une science possible ». Saint Augustin estimait qu'Epicure « avait la palme touchant la question du souverain bien, de larecherche du bonheur, de l'amitié et du mode mesuré de l'existence » (HPL 210), même s'il n'y a fatalement pas chez lui la problématique du jugement dernier et de la vie éternelle. Etienne de Liège cite implicitement le texte d'Epicure défendant l'idée qu'il n'y a deconnaissance que par les sens.

Tout cela mène Etienne à « oser la composition d'un Office votif à Dieu comme Trinité » (p. 213). Par la musique, par les mots. Comme l'interjection « Ô » qui, pour Amalaire de Metz (775-850 cité par B.F. HPL p. 218), associée aux paroles qui lui sont liées, signifie une« recrudescence de la pensée ». Ce qui surprend c'est justement qu'il soit ici question de « pensée ». Ce que nous en disons est résumé et il est impossible de reprendre tout le détail de cet exposé montrant qu'il s'agit effectivement de penser, avec l'utilisation de la musique,des Ecritures, de diverses figures de rhétorique (comme le chiasme). Notamment autour de l'adjectif « solus » rapporté à Dieu. B. F. trouve que cet adjectif est fondateur des traductions de la Réforme protestante comme de l'écriture de la mystique moderne, « expérience où latotalité réconciliatrice » déchirée par tant de contradictions « s'éprouve comme ce solus qu'il m'est donné d'être. » (HPL 225)

Rathier de Lobbes et de Vérone, Hériger de Lobbes

A Rathier de Lobbes et de Vérone (890-974) est consacré le chapitre IV, plus long, intitulé, L'inconstant construit . Rathier est un brillant écrivain de langue latine. Il se met en scène lui-même dans son œuvre, mise en scène qui entretient l'équivoque : elle le conduit à fairedouter de l'« identité biographique entre l'auteur, le narrateur et le protagoniste » qu'il est tour à tour dans cet exercice littéraire (HPL 235). Dans des dialogues fictifs « l'interlocuteur est intériorisé, soit en tant que « confesseur », adversaire ou en tant que sa propre volonté enlutte avec elle-même. » (HPL 235). B.F. écrit : « Il ne trahit tant sa recherche de l'amitié avec autrui et avec lui-même, que sous les traits de l'inimitié. » (HPL 237). Ou encore, que chez lui « La seule sagesse tient non seulement à reconnaître la folie en soi comme inconstance,mais à la reconstruire volontairement. » (HPL 237) : « détruis-toi toi-même ! Anticipe la destruction de tes ennemis ! Avec toute l'emphase nécessaire pour leur couper la capacité même d'en rajouter. » (HPL 238). Plutôt que d'une autobiographie, B.F. va jusqu'à parlerd'hétérographie ou d'auto-témoignage, sui-témoignage. C'est un discours qui « prend la forme, avant tout, d'un plaidoyer pro et contra domo » (HPL 240), « volonté de partir du cogito comme exercice méthodique capable de fonder une connaissance scientifique. » (HPL242) « Nous voyons donc ici le philosophe se faire lui-même sophiste, et ne plus seulement attribuer ce rôle aux adversaires. Le sophisme devient une méthode littéraire, sociale et intellectuelle pour élucider la qualité réelle de ce quelqu'un qui est Rathier, moine etévêque, humble et arrogant, pauvre et riche en biens comme en esprit. » (HPL 244). Ceci en trois parties : la première montre un Rathier frénétique, la deuxième un Rathier léthargique, la troisième est une reprise en « je » pour conclure ce « Qualitatis conjectura cuiusdam » (Examende la qualité de quelqu'un). B. F. pense que la question que pose Rathier à Dieu sur son destin annonce celle de St Anselme (« Cur Deus homo ? » « Pourquoi Dieu s'est-il fait homme ? ») et la question de Leibniz : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »

Cet écrivain nous confronte au paradoxe du Crétois menteur nous dit encore B.F., car si ce qu'il dit de mal de lui est vrai « il n'y a rien de pire dans le monde » mais si (comme on peut le penser), ce qu'il dit est fiction, alors le voilà un grand menteur, « le sophisme » ajoute BFbien à propos, « consistant à confondre ce que l'on prétend du locuteur et le contenu de son discours effectif » . C'est la paralysie générale du langage dans un paradoxe d'apparence insurmontable, un trouble majeur de la communication. » (HPL 255). Autre paradoxe à la p.suivante (HPL 257) : se contenter de peu c'est aussi vouloir ne pas être riche pour éviter de donner, d'où, « cette convergence entre la restriction avaricieuse et la dilapidation » (HPL 257).

Rathier cite Horace « Oderunt peccare boni virtutis amore » (« Les bons ont horreur de pécher par seul amour de la vertu »). Il désire cette amitié gratuite envers Dieu dont il sait qu'il ne la possède pas bien qu'utile à toute la société surtout quand on a des charges d'évêque. Ilachète des abbayes dont il se défait aussitôt mais réussit à prendre la place de Folcuin à la tête de l'abbaye de Lobbes, Folcuin son filleul, grâce à l'amitié d'Eracle, évêque de Liège.

Pour Rathier, pense BF (mais c'est vrai de tous les diaristes, comme par exemple Rousseau dans « Les Confessions » qui ne sont cependant pas dans le même esprit que celles de St Augustin) : « L'écriture est vraiment un acte de clarification personnelle et d'actegouvernemental, surtout en usant d'un style obscur. Enfin, confesse Rathier, plus je considère que je dois désespérer de moi-même, plus j'espère en Lui. » (HPL 277). Cette idée d'obscurité est étrange, comme le remarque B.F. : « D'autant plus que Rathier vend la mèche : sonobscurité est volontaire : elle est destinée autant à dérouter le contradicteur qu'à le pousser à réorienter sa pensée vers une interprétation adéquate, ou à trahir tout simplement son ignorance. Ainsi, la contradiction est une diction destinée à provoquer le contradicteur lui-même, à susciter en lui le malaise, une forme de nausée qui trahit à quel point le signe morbide de l'obscurité l'affecte lui, et non celui qu'il contredit. » (HPL 279)

Rathier n'est pas un philosophe, mais comme beaucoup de penseurs au Moyen-Âge (singulièrement à Liège), il a pensé l'eucharistie. Il part de l'idée de la Genèse que l'homme est tiré de la boue, ce qu'il demeure comme substance malgré le changement de la forme. Orremarque B.F., le signe eucharistique opère l'inverse, il n'y a pas de transformation de la forme mais une radicale mutation de la substance : « Rathier en est probablement conscient. La question pour lui réside dans une tentative de montrer rationnellement que l'on peutaccepter une disproportion entre l'être et le paraître, de telle sorte que ce soit la forme qui persiste au lieu de la substance transformée ou, au contraire, que l'identité de la substance soit compatible avec une transformation de la forme (un être nouveau et pas seulement leparaître). » (HPL 281) Elucidation, non pas preuve, ce que nous allons retrouver chez Hériger.

Cillégiale Saint Ursmer

Cellégiale Saint Ursmer construite au 9e siècle par les moines de l'abbaye de Lobbes


Avec Hériger de Lobbes, mort en 1007 (Chapitre V : Penser une ère nouvelle et l'impensable), on revient sur l'eucharistie. Hériter considère, dans De corpore et sanguine Domini (Du corps et du sang du Seigneur) contre le Père latin, Hilaire de Poitiers, qu'il ne faut pas enmatière de foi exclure la réflexion rationnelle. Comme il existe des contradictions entre les Pères et à l'intérieur des Ecritures elles-mêmes, il faut user de sa raison pour les surmonter et en faire usage. Ce qui peut aussi en fixer les limites. Dans la réflexion théologique surl'eucharistie au moment où Hériger examine la question, il existe une tendance à insister sur ce en quoi elle est signe du Christ (signum) et une tendance à insister en quoi elle est réalité (res) de ce corps lui-même (la présence réelle du Christ sous ces espèces). Le conflitn'est pas que symbolique. Il s'oppose aussi au stercoranisme qui pense que l'eucharistie est digérée de la même façon que les autres aliments et que la consommer est une façon de rompre le jeûne.

Si le pain et le vin de l'eucharistie sont « trop » présentés comme signes, ils mettent en cause une notion philosophique comme la jouissance en tant que fruitioabsolue (qui n'est pas transitionnelle ajoute B. F.) car l'usage du signe « reste transitoire en vue d'autre chose quelui-même ». D'un côté nous trouvons l'ordre de la des et, de l'autre, celui du signum. (HPL 302) Un hérétique comme Gottschalk d'Orbais (800-868) estimait que le pain et le vin de l'eucharistie étaient habités uniquement par la divinité du Christ. Parce qu'il pensait déceler unedifférence spécifique entre, d'une part, le corps historique et le corps ressuscité du Christ et, d'autre part, le pain et le vin consacrés habité par sa divinité seulement. Certes, commente B.F., les arguments ne prouvent pas. C'est à partir d'un « acte intérieur » (de foi) que noussaisissons tant la réalité de l'eucharistie que ce qu'elle signifie. Seulement la pensée ou la science ne doivent pas être conçues comme purement objectives et étrangères à la liberté. La question est celle des trois corps du Christ : le corps historique, le corps ressuscité, le corpsmystique. Hériger élabore un raisonnement qui peut nous sembler étrange car il part de l'arithmétique. Si 6, 9 et 12 sont inégaux en quantité ils sont égaux d'un point de vue qualitatif, car ils sont tous trois des multiples de 3. Il est donc possible d'imaginer une même similitudeentre les trois corps du Christ. Si la logique permet de guérir la pensée de ses raisonnements déviants ou pathologiques, elle permet aussi de retenir le noyau philosophique de la pensée chrétienne indépendamment de la foi. Toutefois, cet affranchissement aide la foi elle-même à se libérer d'une adhésion opaque à des affirmations traditionnelles, et offre à la pensée elle-même, la liberté de découvrir les éléments communs entre des différences qui paraissent difficilement surmontables. » (HPL 305) Pour Hériger, l'eucharistie nourrit ce qu'il y aen nous d'incorruptible dans un corps promis à la résurrection de la chair.

Mathématicien, Hériger a également refait les calculs de Denys le petit (né à la fin du 5esiècle), concernant l'année de la naissance et de la mort du du Christ. B.F. souligne que ces calculs n'ont rien de vain, leur fondement approximatif est accepté aujourd'hui : « cette mortserait retombée dans le mythe si les chronologistes n'avaient pas tenté d'établir au plus juste sa datation, tout en prenant la naissance comme échelle temporelle. » (HPL 319) Logicien, Hériger pense qu'il y a « une sorte d'intimité profonde (platonisante), entre l'être et lalogique. La nature n'est pas seulement naturelle ou physique. Elle est reçue ici comme catégorie première et équivaut à l'universitas. Ce qui fait penser à Hegel selon moi.

Egbert de Liège, Wazon, Adelman de Brescia, Francon de Liège

Egbert de Liège, né vers 972, (Chapitre VI : Instruire et non détruire), compare le savoir à un « navire marchand et fécond » (HPL 346) (Fecunda ratis, c'est le nom de son essai). Il est chargé de proverbes et de citations de l'écriture, pas seulement de proverbes latins maisaussi de ceux tirés des langues vernaculaires. Comme par exemple « Ad cuius veniat cattus linguere barbam. » Soit « Bien sait li chat quel barbe il leche. » Egbert y ajoute les sentences des Pères latins : Jérôme, Ambroise, Grégoire et Augustin et les mettant ensemblevise ainsi les quatre sens des Ecritures sur lesquels chacun des quatre a insisté : historique, allégorique, moral et mystique/ eschatologique (HPL 353). Le lien entre liturgie et sagesse s'y affiche clairement. B.F. commente : dans la pensée « la solidité du socle liturgique limiteencore les effets du déchirement que l'on verra apparaître ultérieurement à la fin de la période médiévale... » (HPL 355). Cette sagesse ne prétend pas à la totalité : « Le flux de la vie et le courant de ses actes est découpée en instants fulgurants, en moments proverbiaux,sentenciaires ou fabuleux, en une multitude colorée d'évènements clos et qui communiquent en même temps : les proverbes peuvent s'adapter aux contingences, se traduire d'une langue à une autre, et plusieurs proverbes contradictoires s'entendre comme vérité pragmatique,suivant le lieu ou le moment approprié de l'existence, la nature de l'acte en jeu. » (HPL 357)

Wazon insiste sur le fait que le châtiment corporel n'est édicté par aucune loi divine. Il rappelle la parabole du bon grain et de l'ivraie (cette parabole évangélique peut se résumer comme suit : un champ où pousse l'ivraie ne doit pas en être débarrassé dans la mesure où il estimpossible de le faire sans arracher en même temps le blé que l'on veut y faire croître), pour dire à l'évêque Roger : « Il est possible à la toute-puissance de Dieu de faire que ceux que l'on considère maintenant comme des ennemis sur le chemin du Seigneur, deviennentsupérieurs à nous dans la patrie céleste. » Pour B.F. c'est ce passage qui, dans cette lettre, est « un vecteur majeur de l'argumentation » (HPL 372). Il cite d'autres écrits liégeois de cette époque allant dans le même sens : Egbert, déjà, son biographe Anselme, Sigebert deGembloux et (traités dans le Tome II) Alger de Liège et Robert de Saint-Laurent etc. Cette idée de tolérance n'est pas isolée dans les traditions chrétiennes. B.F. cite Tertullien, Cyprien de Carthage et même Saint Augustin : « credere non poteste homo nisi volens ».Wazon ne part pas de passages généraux comme « Dieu est amour » et il est réservé à l'égard d'Augustin dans la mesure où si l'évêque d'Hippone a cette formule qui vise plutôt les gens à l'extérieur de l'Eglise, étant moins tolérant à l'égard des divisions et des hérésies àl'intérieur.

Il ne faut pas oublier que Wazon est un Prince-évêque et qu'il a donc au-delà de son autorité religieuse, une autorité temporelle. Il propose, on l'a vu, une exégèse plus honnête de la parabole du bon grain et de l'ivraie que la manière casuistique dont Augustin et Thomasd'Aquin l'interprètent. Augustin dit que si le froment est résistant, on peut arracher l'ivraie. Thomas pense que la parabole signifie que l'on peut arracher l'ivraie sans le froment. Diverses personnes prolongent la tolérance de Wazon dans la pensée liégeoise (mais pas sonsuccesseur Théoduin), comme Anselme, Alger de Liège, Robert de Saint Laurent. La Société d'émulation de Liège fondée en 1779 organise un concours sur la question de la tolérance chez Wazon en 1783 (HPL 392), Louis Dewez en parle également en 1822 (Histoire duPays de Liège, BXL-Liège-Paris, 1822, I, p. 48), et Jacques Leclerc en 1955 (Histoire de la tolérance au siècle de la Réforme, Paris, 1955 t. I, p. 107)), finalement Vatican II.

C'est sous le Prince-Evêque Wazon que Liège devient le centre intellectuel de l'Occident avec le rayonnement de ses écoles aux 11eet 12esiècles. Adelman de Liège (mort vers 1060 à Brescia), (Chapitre VII : Une pensée cosmopolite), d'abord écolâtre de la cathédrale dûtquitter Liège pour la Rhénanie et ensuite devenir évêque de Brescia. Pour Adelman il n'y a pas que le Royaume annoncé par Jésus et sa dimension spirituelle. Il y a aussi Socrate, un Socrate qui n'est pas seulement que le citoyen d'Athènes, mais qui appartient au mondeentier dont il est également le citoyen.

On a conservé de lui sa lettre à Bérenger de Tours considérée comme un des chefs d'œuvre de la littérature latine au 11esiècle. Bérenger de Tours fut condamné, car il niait la présence réelle du Christ sous les espèces du pain et du vin. Adelman met en cause une façon detrop vite « spiritualiser » (HPL 407) l'eucharistie. Il ne veut pas que le fait de croire en la présence réelle au-delà de l'apparence du pain et du vin mette en cause la confiance que nous avons dans la perception du sensible (comme Descartes la suspecte avec son morceau decire, ajoute B.F., cire si changeante que seule l'idée pourrait la déterminer selon Descartes). Comme Hériger de Lobbes, il désire que l'on ne surmonte le sensible que pour voir en l'acte qui transforme le pain et le vin en corps et sang du Christ l'efficace qui garde à ce pain et cevin leur sens et leur consistance, sens et consistance autant que présence réelle garantie par l'acte créateur lui-même.

Adelman insiste également sur le fait que l'efficacité sacramentelle ne dépend pas de la dignité ou de l'indignité du prêtre qui officie. Son efficacité (ex opere operato) est aussi ce qui fait croître l'unité des fidèles : « Mettre en question cette doctrine pour tenter de mieuxrépondre à la difficulté—celle qui s'arrête au fait que le sacrement n'est pas transformé visiblement en espèce de chair et de sang —, voilà qui serait ruiner l'acte de foi. » (HPL 408). On peut dépasser le sensible comme avec les nombres ou les proportions musicales ou laconnaissance des réalités incorporelles. Et le sensible et l'intelligible peuvent converger comme dans la lecture ou l'écriture. La foi ne relève ni de l'un, ni de l'autre, ni de leur convergence. Ces facultés sont dépassées par la générosité divine. C'est elle qui produit l'efficacitésacramentelle. C'est un acte, pas seulement un objet réel (res) ou figuré (signum). La connaissance de foi est capable de dépasser les apparences aussi bien que la physique qui discerne « le sensible dans l'intelligible ». » (HPL 410). Adelman dit aussi, comme Hériger, que le corps du Christnourrit ce qu'il y a en nous d'incorruptible. On ne le voit pas mais on ne voit pas non plus comment la nourriture que nous absorbons nous maintient en vie, nourrit les diverses parties du corps. Au total, Adelman qui d'ailleurs est un poète n'entend pas prouver la vérité del'Eglise sur l'eucharistie mais l'élucider (HPL 410-411). Francon (1015/1020-1083), un clerc et mathématicien (Chapitre VIII : Eveil d'une nouvelle pensée mathématique), reprend les travaux antérieurs en arithmétique et géométrie sur la quadrature du cercle, l'origine ducalcul de la surface d'un cercle. Ou encore, dans le prolongement de ce travail (puisque le rapport de la circonférence d'un cercle à son diamètre, nombre π (de la lettre grecque), qui est constant, est aussi un nombre irrationnel), sur les nombres irrationnels, comme parexemple la racine carrée de 2 ou de 3. Il se limite à ces deux chiffres et tente de chercher leur proportion numérique à la racine carrée de 1 et de 4. Si Francon échoue à donne une valeur rationnelle à la racine carrée de 2, il parvient à une bonne approximation pour racinecarrée de n + 1, formule inconnue dans les mathématiques jusqu'alors. Tout ceci dénote sa bonne connaissance des mathématiques du temps.

Sigebert de Gembloux (1026-1112), la question de la théologie

Statue de Sigebert de Gembloux

Statue de Sigebert de Gembloux érigée sous la pression d'un bourgmestre anticlérical qui voit en Sigebert une sorte de précurseur à l'époque des guerres scolaires du 19e siècle.

Sigebert (Chapitre IX :Penser la paix) est l'auteur de l'Epistola Leodicensium adversus Paschalem Papam (Lettre de l'Eglise de Liège au Pape Pascal). Le 21 janvier 1103, le pape Pascal II félicita le comte de Flandre d'être intervenu dans les affaires du diocèse de Cambrai et lui ordonna de tourner ses armes contre Liège. La réponse de Sigebert de Gembloux s'inscrit dans ce contexte polémique mais contient aussi une portée plus générale voire universaliste. Cette lettre a été traduite en français à Tours en 1591, à Paris en 1697. Elle y est rééditée avec les Provinciales de Pascal en 1739. Elle est exploitée par les courants protestants, gallicans, jansénistes. Un juriste anglais puritain en publie également une version anglaise à Londres en 1666. A Lisbonne elle est traduite en portugais en 1769 par un homme des Lumières, Antonio Pereira de Figueredo, qui fit expulser les jésuites de son pays.

Dans sa lettre, Sigebert plaide la patience et la tolérance à l'égard des prêtres mariés ou simoniaques et d'une manière générale, comme Wazon, avec l'hérétique qui ne doit pas être sanctionné judiciairement mais avec lequel en plus on doit demeurer en contact, parler, malgré son excommunication. Sigebert est en quelque sorte un partisan du système de l'Eglise impériale dans la querelle des investitures encore que cette querelle n'oppose pas un Etat temporel à un pouvoir spirituel au sens où nous les entendons maintenant (ce pouvoir spirituel d'ailleurs voudrait faire prévaloir son autorité également sur le temporel). Il reproche fondamentalement les mots que le pape a utilisés pour convaincre Robert II d'entrer en croisade contre Liège : « afin que par ces travaux (...), vous puissiez arriver dans la Jérusalem céleste... » (HPL 503 : ce sont les derniers mots de la lettre de Pascal II).

Ce qui heurte Sigebert c'est que le pape mette en cause l'entente entre le pouvoir temporel de l'Empereur et son propre pouvoir spirituel. D'où vient son audace ? Il sait qu'il exprime le sentiment du clergé liégeois et qu'il peut compter sur la protection de l'Empire et de la Principauté de Liège.

B. F. conclut ces lignes sur Sigebert en notant que le vrai vainqueur de la querelle du sacerdoce et de l'Empire ce fut le pape. Il ajoute : « jusqu'à ce que d'autres réformateurs germaniques, hostiles cette fois à Rome et à la papauté, n'entraînent un renouvellement considérable des travaux sur les sources-désormais devenus intrinsèquement nécessaires aux apologies respectives- la naissance de l'histoire moderne et de l'archéologie. » Et il conclut par ces mots qui donnent à réfléchir : « Il demeure que le dernier mot de la Chronique reste la confirmation de la paix entre le pouvoir apostolique et impérial, ce que Sigebert a tenté de défendre et de penser toute son existence ; confirmatio pacis inter apostolicum et imperatorem... Mais le lien étroit qu'il nouait entre cette confirmation et l'idée d'universalité impériale, allait se dénouer par l'émergence décisive du monde des Etats princiers. Emergence qui devait sonner définitivement le glas de la Lotharingie-malgré la résurgence pathologique bourguignonne-, en même temps que l'agonie de l'ancienne idée d'Europe. »

La question de la théologie.

Elle est liée à celle de l'imprégnation chrétienne de cette « pensée au Pays de Liège » qui n'est pas nécessairement le fait de celui qui en narre l'histoire mais aux réalités des textes qu'il scrute et déchiffre. Il est plus que probable qu'une étude de la pensée grecque par exemple ne devrait pas amener à traiter de cette question. Merleau-Ponty, philosophe agnostique, que nous avons déjà cité doit l'être encore ici : « En un sens, la tension est plus grande (parce que la distance est moindre), entre le philosophe qui comprend tout à titre d'interrogation humaine, et la pratique étroite et profonde de la religion même qu'il « comprend », qu'entre un rationalisme qui prétendait expliquer le monde et une foi qui n'était à ses yeux que non-sens. » (206-207). Pour le « rationalisme » dont parle Merleau-Ponty dans ces pages extraites de Les Philosophes célèbres et publiées, le problème est réglé. Cette position me semble intenable dans la mesure où la même défiance ne vaudrait pas, comme nous venons de le dire, pour les Grecs ou bien les Latins. Or, la « pensée au Pays de Liège » est pleine des sources antiques comme l'est le Moyen-Âge en général, chrétien comme juif ou musulman. Déjà dans ce Tome I, même si c'est le cas en particulier peut-être de Rathier et Hériger de Lobbes, en raison de la démarche rationnelle indépendante de la foi qui s'y développe, on voit se déployer aussi la « pensée » au sens où B. F. l'entend qui embrasse aussi bien les sciences que la philosophie, l'art, la musique, la politique, la pastorale, la vie des saints... Mais revenons à cette démarche où se lit une démarche rationnelle autonome et de nature philosophique. C'est en cela que s'annonce ce que B.F. appelle la theologia qu'il distingue à mon sens expressément d'autres façons de penser la foi. La theologia, c'est « une discipline autonome régie par une méthode spécifique orientée bientôt par l'idéal de la scientia des Analytiques d'Aristote et animée de plus en plus par des professionnels—et non plus par des ministres capables de passer des fonctions d'enseignant, à celles d'abbé, de trésorier diocésains, de responsable de Chapitre, d'évêque, de missionnaire, voire de chef de guerre ou de diplomate. » (HPL 438). Il ajoute juste après : « Ce qui constituait le régime ordinaire jusque là. » Ce qui nous donne une idée du positionnement social des hommes et des femmes dont il parle dans ce Tome I, ce qui se prolongera dans le Tome suivant. Il note également en bas de page que cette sciencia qui est théologie est une « Discipline fondée sur des principes communs à toutes les sciences (indémontrables premiers, comme le principe de contradiction) et déployée par l'argumentation logique. » (HPL 438). Une autre note (HPL 454), précise que cette sciencia ne désigne plus seulement les autorités (Ecritures, Conciles), ni la contemplation ou la spiritualité et montre que c'est Pierre Abélard (1070-1142), qui donne le premier à ses travaux le sens qui vient d'être défini. Michel Fédou dans « L'intérêt du théologien pour le Moyen-Âge » (Recherches en sciences religieuses, 2012/2, p. 167-186) écrit que cette théologie « n'entend plus simplement commenter les textes sacrés ; l'intelligence de la foi suppose ici la recherche des « causes » et des « raisons » ; il s'agit de mettre en œuvre toutes les ressources humaines pour comprendre le donné révélé, de la manière la plus « objective » possible (indépendamment, donc, de l'expérience personnelle du croyant) ; la théologie se constitue en « science », recourant à des méthodes rationnelles et donnant toute sa place à l'argumentation — soit pour prouver ce qui est accessible par la raison, soit pour manifester la cohérence ou la convenance des mystères transmis par l'Écriture ; et ce n'est pas là manque de respect pour la transcendance, mais accueil de la révélation du « Verbe », qui n'est pas seulement Parole mais Raison, et prise en compte de son Incarnation qui appelle le théologien à « penser humainement la parole de Dieu  ». »

En guise de conclusion provisoire

Nous ne sommes qu'au début de l'histoire de la pensée au Pays de Liège et nous ne sommes sans doute qu'au début d'une autre histoire, qui pourrait être celle de son assimilation par un public fatalement plus large que ceux des lecteurs de ces tomes passionnants. Nous en avons annoté déjà le deuxième. Il enrichit évidemment les perspectives ouvertes par ce travail. Le Tome III va paraître incessamment. Je ne peux pas m'empêcher de le remarquer : depuis la parution de l'Histoire culturelle de la Wallonie il y a sept ans, il n'y a plus eu de contribution substantielle à la connaissance de notre passé. Défions-nous de notre esprit de clocher. Le bon libraire à qui j'avais commandé le Tome I de HPL m'avait dit qu'il s'agissait d'une histoire locale. Lourde erreur ! Même si cette histoire trouve un point d'appui à Liège, elle dépasse évidemment cette ville et bien entendu aussi la Wallonie qu'elle concerne toute entière. C'est une histoire de la pensée en Europe. C'est aussi une histoire née le long d'un de ses plus importants fleuves, la Meuse. On ne peut se défaire du sentiment que cette voie de communication a joué un rôle important dans le flux dont je viens de donner une idée hélas ! trop restreinte. On songe ici au livre de Marc Suttor Vie et dynamique d'un fleuve. La Meuse de Sedan à Maastricht. Des origines à 1600 De Boeck, Bxl, 2006. Il rendait compte quasi exclusivement d'une vie matérielle presque indépendamment de toute autre considération. La RTBF en a tiré une magnifique émission intitulée Avec la Meuse pour horizon, premier numéro d'une série d'autres intitulée Ma Terre. Ce premier n° obtint un succès considérable. Il ne fut pas suivi d'émissions à la la hauteur de ses promesses. Nous sommes bien en face ici d'une Histoire mal connue, la nôtre qui devrait ouvrir à la recherche, l'enseignement des horizons immenses. Bernard Forthomme est comme moi-même un ancien de l'Institut supérieur de philosophie de Louvain. Il y a sans doute rencontré cette idée dont me fit part un grand ami étudiant venu de son lointain Kerala : l'absence de pensée tenait à la petitesse du pays. Mais de quel pays parlait-il ? Pas de celui pour qui cette revue se bat. Pas non plus celui de Liège.

Suite :


Histoire de la Pensée au Pays de Liège Tome II

Critique : Bernard Forthomme, Histoire de la Pensée au Pays de Liège (Tome II) (p. 15-332)

Critique : Histoire de la Pensée au Pays de Liège Tome II (pages 333-729)


Histoire de la Pensée au Pays de Liège Tome III

Critique : Histoire de la Pensée au Pays de Liège Tome III (p. 17-322)

Histoire de la Pensée au Pays de Liège Tome III (p. 323-690)