Critique : Bernard Forthomme, Histoire de la Pensée au Pays de Liège (Tome II) (p. 15-332)

17 juin, 2020

Diocèse de Liège avant 1559



Voici quelques mots de présentation du tome II de l'histoire de la pensée au Pays de Liège par B. Forthomme. Le compte rendu d'un pareil ouvrage n'est pas simple dans la mesure où il a quelque chose de l'encyclopédie, mais une encyclopédie dont les différents articles pourraient constituer à eux seuls parfois un ouvrage entier. De sorte que s'il y a bien un fil conducteur à l'entreprise, il n'est pas toujours facile de le suivre et d'ailleurs il ne pourrait pas lui-même être trop apparent.

Pourquoi n'y a-t-il pas d'université à Liège ?

Pourquoi n'y a-t-il pas d'université à Liège avant le 19esiècle alors que la ville a été aux 11eet 12esiècles le véritable centre intellectuel de l'Europe ? L'université de Louvain se situe dans le diocèse et elle est fondée en 1425, mais elle entre bientôt dans l'aire d'influence bourguignonne puis espagnole. Il existe aussi dès 1548 une université francophone à Douai (il a parfois été dit « wallonne » dans le sens de « francophone »), prévue pour les populations du sud des Pays-Bas espagnols (nous dit le site « Connaître la Wallonie »). Il semble bien que la concurrence de Louvain pose problème à ceux qui veulent créer des écoles à Liège et si les premiers jésuites sont à Liège avant de s'installer dans les autres villes des Pays-Bas, ce n'est pas là que leurs collèges se développent. Même à Dinant, la première ville des Pays-Bas où il y en a un, où les subsides promis par la ville n'arrivent pas, ce qui obligera à fermer le collège.

Forthomme signale un peu plus qu'en passant qu'au 12esiècle Lambert le Bègue, curé de la paroisse St Christophe se préoccupait également de l'instruction populaire en rédigeant des textes en wallon en rapport avec les Actes des Apôtres, texte aimé des réformateurs dans la mesure où il met l'accent sur l'égalité et la fraternité des premiers chrétiens. C'est à mettre en parallèle avec le célèbrePoème moralde 4000 vers rédigé probablement par un laïc à Liège vers 1200. Nous ne venons de parler ici que de l'introduction au tome II (p. 16-37) qui met en évidence aussi le rôle des femmes dans l'Eglise de Liège avec le mouvement des béguines. Qui en quelque sorte conclut, ne serait-ce que partiellement, sur le fait que la vie intellectuelle n'est pas toujours liée à l'université puisque, rappelle l'auteur, ni Pascal, ni Leibniz, ni Sluse, ni Kepler, ni Copernic ne sont liés à une université (p. 34). Ou, plus près de nous, Sartre.

Alger de Liège (1060-1132)

Alger de Liège (1060-1132), est le premier penseur étudié dans ce tome (p. 37-76). Il commente le droit canon à travers ce chiasme : « de sorte qu'à un moment, c'est la miséricorde qui remet entièrement la justice et qu'à un autre, c'est la justice qui dissimule complètement la miséricorde » (p. 40). Il approuve comme le fera plus tard Thomas d'Aquin, l'importance du doute qu'un autre « Liégeois », Siger de Brabant, souhaitait pour la philosophie : « De même que dans les tribunaux on dit qu'on juge mieux en entendant les arguments en faveur de l'une et l'autre parties, qui, en tel domaine induisent le doute devant la contradiction, alors on jugera mieux de la vérité. » Alger propose une réflexion intéressante concernant la préscience de Dieu et la prédestination : « elles ne sont pas une entrave à la liberté humaine. C'est que la prédestination ne se passe pas dans le temps ; elle est sans avant et sans après ; elle est présence à tous nos actes libres, et n'entraîne aucune prédestination. » (cité p. 52). Il se soucie aussi de l'indépendance de l'Eglise de Liège et conteste les prêtres simoniaques.

Il pensait que l'eucharistie « implique une certaine conception de Dieu et de l'homme. Il suppose que l'humain est assumé par le divin en vue de notre incorporation à lui : « ce qui nous donne l'espérance et une joie qui fait que nous n'avons rien à craindre ni de la naissance, ni de l'infirmité ou de la mort qui tout désunit. » (p. 62). Il propose également une herméneutique de la Bible. La foi au mensonge dans la Genèse a amené la mort (le fruit défendu a donné la mort au lieu de la vie). Il s'agit dans l'eucharistie de manger une nourriture à travers laquelle se scénarise la passion et la mort de Jésus, mais qui donne la vie. Dans la Genèse l'attrait du fruit défendu qui promettait la vie a provoqué un « surcroît de finitude » tandis que, avec l'eucharistie « c'est l'assomption singulière et cruciale de la mortalité », signifiée et réalisée par le signe sacramentel qui procure une forme divine. Au lieu de se donner comme la saveur d'un fruit désirable mais qui masque la mortalité, voici l'amertume de la croix qui garde secrète le goût de la divinité. » (p. 66-67) Cette foi dans le signe sacramentel est un remède contre la croyance dans le mensonge. La création est menacée en effet par le mensonge comme chez Soljenitsyne. Il y a aussi à travers cela une insistance sur la consistance du sensible lié à l'Incarnation. Erasme a dit l'admiration qu'il avait pour Alger et Guitmond, théologien normand : « Ils sont l'un et l'autre fort instruits des Ecritures divines et ont lu avec soin les anciens Docteurs de l'Eglise... dont les écrits ne respirent que l'esprit apostolique. Quant à l'éloquence, ils en ont autant que des théologiens en doivent avoir. Leurs raisonnements ne sont pas seulement justes, ils sont encore solides. » (cité p. 73). Ils joignent deux avantages, la science et l'amour de la vérité. L'ouvrage d'Alger sur les sacrements fut aussi lu à Louvain, à Prague, à Port Royal. Dans Méditation sur l'Eglise(Paris 1954), Henri de Lubac écrit : « c'est Alger qui nous le dit, résumant la foi de tous les siècles : non conficitur ibi Christus, ubi non conficitur universus, le Christ n'est pas achevé ici, là où l'universel n'est pas constitué. »

B. Forthomme critique cependant cette tendance car en démystérisant l'eucharistie ces penseurs, volens nolens, participaient à ce processus au profit de la sacramentalisation de la politique ecclésiale. Ce qui contribua à en entraver la réforme morale et évangélique avec une puissance ecclésiale de plus en plus centralisée en sa substance et ambitieuse dans sa gouvernance « universelle ». Puissance qui se voulait d'autant plus dépendante de la volonté hétérogène ou divine dans la persistance de ses formes visibles, face à un monde séculier qui prenait toujours plus conscience de ses forces propres et immanentes. » (p. 76). Cette tendance fut le plus souvent combattue à Liège.

Robert de Saint Laurent (1075-1129)

Il est souvent appelé Rupert de Deutz(comme dans sa fiche sur Wikipédia), alors que l'essentiel de sa vie se déroule à Liège jusqu'en 1119, à l'abbaye de Saint Laurent. En exergue du long chapitre qu'il lui consacre, l'auteur cite ces mots qui interpellent : « Ce n'est pas par la seule justice, mais aussi par la miséricorde ... que nous avons été faits mortels... Si en effet... il nous avait été permis de vivre de la vie du corps et d'être immortels... nous aurions en partage une misérable éternité et une éternelle misère » (cité p. 77). Cette théologie veut en revenir à l'Ecriture par méfiance à l'égard d'une pensée trop abstraite qui « tend à remplacer le temps et le récit par des catégories et des concepts. » (p. 81) Ce qui risque d'anesthésier les actes singuliers des acteurs de l'histoire voire des personnes divines. Ajoutons ici à titre personnel

L'abbaye de St Lairent au 16e siècle


Il voit la nudité de l'être humain en Eden comme une situation où le sexe en tant qu'obsession de la mort à surpasser ne joue plus aucun rôle. Avec la Chute, il s'agit de commencer, non plus à partir de rien mais de l'homme mortel. La sagesse est de résister à la séduction d'une promesse de vie éternelle sans connaître la mort. Elle découvre « le rapport entre la mort en tant qu'humaine, et la volonté libre. » (p. 90). Quant à la fin des temps, on ne peut la savoir d'avance par expérience ce qui serait un oxymore, mais on peut la pressentir. On ne peut nier la contingence de l'histoire mais on peut en anticiper la fin « dans la délivrance inaugurée des pauvres, des cœurs brisés et des captifs ». (p. 92). Il s'agit aussi de résister « à la tentation de l'immortalité » autant qu'au vœu de la mort voulue par présomption de ma capacité à la souffrir ou la tolérer. » (p. 93-94). La vraie force n'est pas « dans une résistance surhumaine qui protégerait de la violence, mais dans la protection de la charité, comprenant celle des agresseurs »(p. 99). Il analyse étrangement l'histoire d'Adam et Eve d'un point de vue judiciaire avec un renvoi en cascade des responsabilités : d'Adam sur Eve, d'Eve sur le serpent et du serpent sur Dieu. Le seul système de défense valable aurait été de plaider coupable (p. 102). Il discute aussi de la crainte du jugement distinguant entre plusieurs peurs. Il y a une peur qui ne produit aucun fruit sinon un choc émotionnel, la terreur de la mort que la charité bannit. Ou la peur de ne pas assez aimer. Cette crainte-ci n'est pas la crainte d'un jugement hétérogène, mais d'une crainte à laquelle participe la condition humaine le refus de la miséricorde à l'égard d'autrui, non seulement le comportement par rapport à ceux qui sont nus, emprisonnés, malades ou défunts mais aussi par celui « qui a lui-même éprouvé en personne, la faim, la soif, la nudité, la prison et la mort. » (p. 106). Forthomme commente : « Ce qui nous éloigne de l'image mythique de la balance des âmes ! Non pas en disant : toi le meurtrier, tu es coupable : mais en disant maintenant,avant tout jugement effectif : j'avais faim et tu ne m'as pas donné à manger. » (p. 107).

Epicure a écrit : « Ou bien Dieu veut détruire le mal et ne le peut, ou bien il le peut et ne le veut, ou bien il ne le veut ni ne le peut, ou bien il le veut et le peut... la quatrième hypothèse est la seule qui convienne à la nature divine : ... alors amis, d'où vient le mal et pourquoi Dieu ne le supprime-t-il pas ? » (cité p. 110) Pour Robert, la force propre du mal implique seulement la patience de Dieu. Dieu veut patienter ; et il ne veut que ce qui est bon en soi. » (p. 110). Et ceci amène à la question du mal sous la forme : « Personne, sinon un hypocrite, ne défend de faire ce qu'il veut voir arriver, tout à la fois au même moment. » (p. 110). Pour Robert de Saint Laurent, la liberté humaine « en tant qu'elle jaillit du néant » n'a pas de cause naturelle et peut être fascinée par le néant d'où elle vient. Du coup l'impulsion destructrice qui peut être de son fait ne viendrait pas d'un vœu de retour à l'inorganique, mais serait un retour « à son absence de causalité directe ou à son néant entendu positivement. » (p. 111) En tant que créé par Dieu, l'homme veut le bien. Augustin d'Hippone, lui, prétendait que Dieu voulait en somme comme le veut l'hypocrite selon Robert. Qui ne l'accepte pas mais pense que c'est le drame de la volonté humaine que cette contradiction pour elle de défendre « de faire ce qu'elle veut voir arriver simultanément » (p. 114), sorte de « double contrainte » avant la lettre. Robert se situe aussi, selon Forthomme, dans la ligne de Wazon de Liège et Sigebert de Gembloux, partisans de la tolérance à l'égard des hérétiques : « Celui qui a répandu son sang est le Christ ; au contraire l'Antéchrist répand le sang des autres » (p. 119).

Epicure 340-271 avant j-C (copie romaine d'une sculpture grecque)

Aux yeux de Robert qui se rêve parfois transformé en adolescente (p. 122), l'amante du Cantique des cantiquessymbolise la communauté ecclésiale mais elle est aussi une femme individuelle et mère spirituelle : l'érotisme du poème (qui n'évoque pas la maternité charnelle), favorise selon lui cette interprétation.

Robert pose aussi la question théologique importante du « Cur Deus homo ? » (« Pourquoi Dieu s'est-il fait homme ? »), question demeurée libre dans la communion catholique dont la réponse peut être « à cause de la faute » ou « de toute éternité » (comme le souhaitait Blondel). Pour lui, la réponse n'est pas douteuse : le Christ « ne peut pas avoir eu le péché comme cause nécessaire » (p. 135). Elle se fonde aussi à partir de l'idée de jeu qui « traduit cette absence de finalité autre que le jeu lui-même, en l'occurrence, celui de la charité de l'esprit. » (p. 136). On s'étendra moins sur les conceptions de l'eucharistie chez Robert. Cela a avoir avec la culture liégeoise « attachée », écrit Bernard Forthomme, « à reconnaître l'importance du sensible dans toute connaissance, notamment en se reportant à l'épicurisme. Et ce n'est pas un hasard si le premier augustinisme manifestait un attachement avoué à l'épicurisme, comme les Confessionsd'Augustin l'attestent explicitement. La divergence venait toutefois de la destinée : comme si le christianisme voulait aller dans le sens épicurien, mais en allant jusqu'au bout, et conserver ainsi le respect du sensible et du corporel jusque dans la vie éternelle. Le poète Rimbaud le clamait dans sa foi sauvage : les corps eux-mêmes seront jugés. Robert ajoute ceci : à tel point que certains préféreraient ne pas être plutôt que d'être ! Ce en quoi ils manifesteraient une régression : soit une antique fascination pour le néant, soit parce que la douleur viendrait de cette régression impossible à opérer jusqu'au bout. Ne point dormir jamais vraiment ; ne point se réveiller véritablement ! Une sorte de demi-sommeil perpétuel qui ne peut se lever ni se coucher, commencer ni achever. » (p. 147). Une autre tradition liégeoise qu'incarne Robert c'est l'attachement à ce principe : « la défense de ce qui est spirituel doit rester elle-même spirituelle »(p. 166). La mort corporelle est providentielle « parce qu'elle veut empêcher une immortalité malheureuse » (p. 168).

Robert de Saint Laurent a eu une postérité importante qui devient même prodigieuse aujourd'hui. Le moine et anachorète célèbre de Ratisbonne, Honoré d'Autun (1080-1157), apprécie son idée de l' « incarnation inconditionnelle » (liée au « Cur Deus homo ? »). Le Montois Philippe de Harveng (ou de Bonne Espérance, mort en 1183), apprécie l'ouverture de Robert sur les lettres et s'en inspire comme premier abbé prémontré de l'abbaye de Bonne Espérance. John Wyclif (1330-1384), théologien précurseur de la réforme protestante a lu aussi Robert de même que Wessel Gansfort (1419-1489), humaniste et également précurseur du protestantisme. Des partisans de Luther comme Johan Petreius ou le musicien Nicolas Champion dit le Liégeois l'apprécient. Robert Bellarmin, professeur à Louvain (1542-1621) le critique, un ouvrage français de 1667 compare sa position sur l'eucharistie avec celle de Descartes. Richard Simon donne son opinion sur Robert dans son Histoire critique des principaux commentateurs du Nouveau Testament(Rotterdam, 1693). Il est traduit en allemand par J.D. Oischinger, un élève des professeurs Döllinger (1799-1890), prêtre et théologien adversaire du dogme de l'infaillibilité du Pape proclamé au Concile de Vatican I et A. Möhler (1796-1838), précurseur de Vatican II, ce qui est significatif de l'effondrement prochain de la néoscolastique (Döllinger, excommunié par son évêque recevra l'appui de nombreuses universités allemandes et de celle d'Oxford) . Une étude paraît sur lui en allemand publiée par l'université de Fribourg en 1920 dont le Dictionnaire de spiritualitéprésente une synthèse en 1988. Il a aussi un article dans le Dictionnaire de théologie catholiqueen 1939. De très nombreux théologiens s'inspirent de lui en matière d'exégèse (H. de Lubac en 1947), en christologie (Barrachia Carbonell en 1990), en théologie du Saint-Esprit (M. Gerwin, en 2007), en théologie de la trinité (A. Leuchtfried en 2002). Plusieurs études d'ensemble de sa pensée sont parues en italien (en 1959), anglais (1983), en italien (en 2010), en français dans des mélanges offerts à Liège à Jacques Stiennon, une biographie en allemand en 2004. Benoît XVI présente sa pensée à une audience générale en 2009.

A la fin de cette étude de Robert de Saint Laurent, Forthomme le cite et puis le commente : « Même si la lettre fait défaut », nous assure Robert de Saint Laurent, « il reste cependant un fondement de la vérité prophétique. » Non que la parole soit nécessairement avant la lettre qui la suffoquerait, suivant un préjugé logocentrique ou idéaliste, ni que le silence pesant de la lettre identitaire marque toujours les chants variés de l'esprit, mais parce que la parole, inspirée par une libre volonté, anticipe un sens ou des innovations dont il ne peut y avoir nulle trace encore. » (p. 190). La notion de « trace » chez Levinas est un concept très complexe visant à donner une idée de la transcendance absolue d'autrui, sa nouveauté à venir et impossible à dire.

Guillaume de Saint-Thierry (1073-1148)

Il est né vers 1075 et quitte la Principauté entre 1091 et 1095. Il a donc reçu sa première formation dans les écoles liégeoises puis séjourné à l'abbaye Saint-Nicaise de Reims. Il devient alors abbé de Saint-Thierry et, en 1135, se fait moine cistercien et réside à l'abbaye de Signy, lieu proche de Revin, paroisse frontière de ce diocèse à l'extrémité de la botte de Givet. Il habite avec une quinzaine d'autres Liégeois et y fait admettre Gérard de Florennes et Arnould de Saint-Nicaise né à Morialmé près de Florennes.

Sa pensée est influencée par sa formation liégeoise où l'eucharistie, traditionnellement, occupe une place importante. Il fait songer, je trouve, à Blondel qui, combat l'intellectualisme thomiste et lui aussi fait une place à la volonté à même de nous aider à connaître et comprendre : « La mémoire, l'intelligence et la volonté ne sont évoquées que dans la mesure où la mémoire offre un contenu-et son contenu le plus profond, memoria Dei, source de l'esprit vital-à la mise en forme par la raison, source de l'intelligence. De telle sorte que la mémoire et l'intelligence se rejoignent, avec la plus haute vitesse au sein de la volonté qui se dépasse ou s'accomplit comme amour [...] D'où la formule désormais fameuse : l'amour lui-même est intelligence. »(p. 199-200) Cette unité ne s'atteint que par l'Esprit.

Pour lui, la liberté » ne peut être à l'image de rien, « la liberté n'est pas créable » dit-il encore (p. 202), c'est l'esprit en l'homme qui est à l'image de Dieu. La liberté humaine ne peut pas ne pas vouloir ce qu'elle peut, même si elle ne peut pas tout ce qu'elle veut. Elle est impuissante en fait, mais pas en droit, car elle ne peut vouloir contre elle-même. Elle ne peut qu'être infinie. Pour lui la foi n'est pas une connaissance spéculative mais revêt une dimension pratique dont les expressions majeures sont l'espérance et l'amour (p. 203). Il note aussi que la question de la vérité de la foi ne s'est posée qu'à partir du moment où le christianisme rencontre les Grecs. Pour lui, la foi en tant « qu'elle serait une connaissance pratique et une forme majeure d'expérience spirituelle » serait plus certaine que la raison (p. 206) : « Il y aurait donc en l'homme comme un besoin structurel de croire. » Cette foi n'est pas la foi perceptive des phénoménologues. C'est une sorte de foi « naturelle » correspondant à la structure humaine, mais ce n'est pas la foi théologale dans la mesure où elle peut se troubler comme la raison (p. 208-209). Cette foi « naturelle », estime Bernard Forthomme, est assentiment aux dogmes mais sans savoir ce qu'est la foi ce qui implique que l'on comprenne à ce à quoi l'on adhère. La première s'attache à l'objet de la foi, la seconde, c'est celle où le sujet connaît ses limites et « lit dans le sentiment de son cœur ce qu'il croit. Ce n'est plus une foi qui vient seulement de ce qui a été entendu ou lu extérieurement. » (p. 209).

Guillaume pense que le connaissant est changé par la chose connue grâce à ce qui se dessine dans son esprit à propos de cet objet. Mais dans le cas de Dieu c'est lui qui opère la transformation de notre esprit ce qui fait penser à ce que dit Bergson de la façon dont on peut formuler ce qu'expérimente le mystique : « l'amour de Dieu n'est pas quelque chose de Dieu mais c'est Dieu lui-même » (Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, édition critique sous la direction de F. Worms, Paris, 2008, p. 267). Racine cachée de l'Incarnation non nécessitée par le péché, « l'amour divin est attiré par l'homme au point de prendre son plaisir en sa compagnie » (p. 212). Bernard Forthomme commente encore cette pensée : « Le propre de l'amour est de s'engager jusqu'à l'impossible [...] L'amour ose une sortie de la nature divine et de la nature humaine [...] d'une ivresse qui affronte le péril de la mort. Certes, tout acte d'amour, charnel ou non, est une confrontation à la mort pour l'outrepasser. Ici, toutefois, c'est l'amour qui expose à la mort après avoir quitté initialement le désir de se perpétuer et après avoir voulu s'attacher plutôt à ce qui vit en vérité. »(p. 213-214).

Plus loin revient le fameux « Cur Deus homo ? ». La réponse à la question s'inspire du désir de toucher Dieu. Voici comment Guillaume l'exprime : « Je prierai et j'adorerai ce qu'en mon imagination je pourrai voir et entendre », médite-t-il, « ce que par mes mains je pourrai toucher du verbe de vie. Je dirai sans crainte que dans la douce discrétion de votre sagesse, vous avez prévu pour nous cette grâce depuis l'éternité, et que ce fut là une des causes les plus importantes de votre incarnation : vous vouliez que vos petits enfants ... qui ne peuvent penser à vous d'une manière spirituelle, et selon le mode qui vous convient, parviennent à retrouver en vous une forme qui ne leur soit pas étrangère. » (cité p. 219)».

De manière très frappante Bernard Forthomme compare Guillaume de Saint-Thierry à Laberthonnière cet adversaire résolu de la scolastique et de l'érosion de la part la plus « personnaliste » de la foi chrétienne par la philosophie grecque. Guillaume polémique avec Abélard et Guillaume de Conches. Il refuse la « coexistence pacifique entre la philosophie, héritage grec instrumenté comme logique, et la sagesse chrétienne, vraie philosophie au sens augustinien » (p. 230). Ce n'est pas renoncer à la raison, mais traiter par exemple de la toute-puissance de Dieu en termes de liberté : « Il faut donc distinguer la toute-puissance relevant de la ratio fideiet le concept de la puissance infinie comme non-détermination par la loi, laquelle suppose la liberté. Cette puissance est celle qui est expérimentée par la liberté, qu'elle soit divine ou humaine. Liberté de l'infini : comme absolue de fait (en Dieu) et ordonnée sagement en droit. Liberté du fini : absolue en droit, ordonnée logiquement en fait. » (p. 232). Il ne renonce pas à la raison : « C'est l'accomplissement même de la vie intellectuelle qui offre le commencement de la vie spirituelle. » (p. 236). L'être humain a quelque chose de royal, il n'y a, écrit-il, « rien dans sa nature, dans les particularités de son âme et jusque dans la figure de son corps, non pas penché vers la terre, mais dressé vers le ciel... qui ne soit en harmonie avec cet empire sur le monde auquel il est appelé. » (cité p. 242).

Wibald de Stavelot (1098-1158)

Signalisation routière de Chevrouheid, hameau de Stoumont, lieu de naissance de Wibald

Cet abbé de Stavelot à l'origine de l'autonomie de la Principauté de Stavelot-Malmédy, a dirigé aussi celle du Mont-Cassin en Italie et de Corvey en Saxe. Il a conseillé plusieurs empereurs. Bernard Forthomme tient à dire le sens, la « pensée » du retable commandé par cet abbé, daté de 1150, disparu au 18esiècle mais qu'un dessin levé en 1666 permet de connaître en détail. C'est pour lui « une impressionnante synthèse de la vision de la réalité passée, contemporaine et anticipée dont l'abbé de Stavelot, conseiller impérial, entendait confirmer et promouvoir l'épiphanie. » (p. 264) Une inscription menace d'excommunication celui qui le détruirait. « A contrario, le retable apparaît proprement une œuvre de communication, du ciel et de la terre, du passé, du présent et du futur, de la vie de Remacle. La dynamique du retable est à la fois celle d'une montée et d'une descente, d'une épiphanie universelle qui se donne à contempler, mais en même temps comme foyer d'action, de rassemblement matériel, sensible, territorial, historial, moral, juridique et gouvernemental. Au centre de l'hémicycle céleste apparaissent onze cercles qui se chevauchent, mais de manière plus autonome que les anneaux borroméens ou olympiques. Les neuf plus élevés représentent les quatre évangélistes (avec chacun leur symbole traditionnel et les quatre vertus cardinales. Ce qui unifie les écritures chrétiennes et la morale « païenne » ou philosophique. Matthieu et Jean trouvent une prééminence sur Marc et Luc. En somme c'est l'Evangile ecclésiastique et l'évangile le plus méditatif ou intérieur qui l'emportent sur le plus narratif et sur celui qui est le plus centré sur la pauvreté matérielle. Quant aux vertus, c'est la prudence (raison pratique) comme sagesse qui se trouve en position majeure, car lui incombe la gouvernance des trois autres vertus : la force, la justice (la relation à autrui) et la tempérance (l'équilibre des forces). » (p. 265-266). La description du retable prend plusieurs pages impossibles à résumer. Bernard Forthomme décrit avec autant de minutie d'autres œuvres d'art. Il pense « qu'au regard de Wibald, l'image instruite par des inscriptions tirées des Ecritures et de textes liturgiques ou de la réflexion exégétique qui en lèvent l'ambiguïté native, nous conduit ici au creux de l'action liturgique, y compris pour les moines. L'image est ce en quoi peuvent s'assembler des extrêmes, une communauté, tout un peuple, le passé et l'à venir. » (p. 258-259).

Marie d'Oignies (1177-1213) racontée par Jacques de Vitry (1165-1240)

Marie d'Oignies issue d'une famille bourgeoise de Nivelles se marie à 14 ans (mariage arrangé par ses parents). Ils vivent une vie de couple puis Marie entraîne son mari dans une vie de dévouement d'abord à la léproserie de Willanbroux. Elle quitte la léproserie en 1207 pour s'installer à Oignies, tout près de Tamines dans une communauté de béguines. On vient de loin pour la consulter. Notamment Jacques de Vitry, brillant théologien de Paris, qui lui rend visite en 1208 et qui, séduit par sa sainteté reste auprès d'elle jusqu'à sa mort pour s'en faire en quelque sorte le porte-parole. Plus tard il deviendra son biographe. Il voit en elle une femme inspirée par l'Esprit, une « Vie sans pourquoi comme la rose. » (p. 283, qui dépasse la raison dans le sens où elle l'excède comme cause et il conclut « c'est ce qui s'appelle la liberté », une vie non pas sans raison, mais une vie que « le sens humain ne connaît point » (ibidem). Elle sait enseigner mais ne le peut pas, le don de la prophétie ne le permet pas aux femmes et c'est la raison pour laquelle Jacques de Vitry est son « prédicateur ». Celui-ci est troublé face à cette personne. Jacques de Vitry avoue que dans un premier temps il a éprouvé devant elle ce qu'un homme éprouve devant une femme. Il la compare à une des joueuses de tambourin du psaume 67 en en gardant la connotation érotique. « Sans anesthésier l'expérience singulière, Marie d'Oignies ne se dit pas encore elle-même fille unique de Dieu comme la « franciscaine » Angèle de Foligno, mais on n'en est pas loin » (ceci dans les écrits de Jacques) : « voici dit Dieu ma bien-aimée dans laquelle je me réjouis très grandement. « (p. 286). Jacques avait quitté Paris pour Liège attiré par la réputation de Marie. Il offre au Cardinal Hugolin qui deviendra pape un manuscrit de sa Vita Mariaeen vue de relever son courage dans son acédie. Il existe 32 manuscrits de cette biographie, ce qui donne une idée de sa diffusion et François Buisseret (1549-1615), évêque de Namur compose un abrégé de la vie de Marie d'Oignies qui est édité Louvain en 1609. Il crée le séminaire diocésain de Namur dans la ville de la sainte.

Christine l'admirable (1150-1224)

Bernard Forthomme ne le dit pas mais si Thomas de Catimpré (1200-1263) a écrit une Vita sanctae Christianae mirabilis, le chanteur australien Nick Cave a écrit sur elle une chanson intitulée « Christina the astonishing », reprise sur un album sorti en 1992.

Bernard Forthomme affirme qu'il ne faut pas prendre pour signes d'hystérie ces passages de sa vie racontée par Thomas : « Elle pénétrait souvent dans les fours incandescents qui servaient à cuire le pain... Par un froid hivernal , elle plongeait dans les eaux de la Meuse et y demeurait plus longtemps, parfois plus de six jours... En hiver, elle allait se mettre sous les roues des moulins à eau... Elle se servait également de la roue sur lesquels les pirates étaient habituellement crucifiés. C'est ainsi qu'on la voyait assujettir ses jambes et ses bras aux roues comme une torture... Elle allait se pendre un jour ou deux à quelque potence, ainsi étranglée parmi les brigands. Souvent aussi, elle entrait dans le sépulcre des morts où elle expiait les péchés des hommes. » (cité p. 299-300) Dans la biographie, on raconte aussi qu'elle se trouva au paradis en demeure de choisir par Jésus entre rester au paradis ou retourner sur terre pour libérer les hommes du mal. Pour Forthomme c'est cela « la clef de lecture des symptômes pathologiques qui deviennent des symboles et même des prédications, dans un contexte de mission proposée, et du choix personnel qui en est fait. » (p.296).

Julienne de Cornillon (1192-1258) et Voltaire

La vision de Ste Julienne par Philippe de Champaigne

Voltaire explique non sans une ironie rationaliste l'origine de la Fête-Dieu à Liège, fête qui l'impressionne : « L'antiquité n'en eut guère [de fête] dont l'appareil fut plus auguste. Cependant, qui fut la cause de cet établissement ? Une religieuse de Liège, nommée Moncornillon qui s'imaginait voir toutes les nuits un trou à la lune... ; elle eut ensuite une révélation qui lui apprit que la lune signifiait l'Eglise et le trou une fête qui manquait. » (cité p. 326). Dans une « Histoire de la pensée » que vient faire cette... histoire justement qui semble n'en pas relever ? Bernard Forthomme montre ce en quoi la piété ne contredit pas la raison des croyants : il y a une correspondance entre l'anomalie dans le ciel et celle dans l'Eglise, tant, à cette époque, le lien entre le cosmos connu et le monde sublunaire importait. Il faut rappeler aussi à quel point les penseurs médiévaux, singulièrement à Liège, ont réfléchi à ce que signifie la présence réelle du Christ sous les espèces du pain et du vin. Cette fête a été assez rapidement étendue à toute l'Eglise et elle demeure un jour férié légal en Allemagne. La fête a été attaquée par les protestants qui y voient le fruit de la superstition. Il existe une série de raisons théologiques, ecclésiologiques et pastorales qui expliquent que le rêve de Julienne ait été consacré. Il n'y a jamais loin dans l'interprétation de tels faits entre le raccourci rationaliste (le rêve a permis la fête chez des gens crédules), et le raccourci crédule (c'est à cause du trou vu par Julienne qu'on a songé à instituer la fête).

Nous arrêtons ici la recension du Tome II que nous poursuivrons dans une seconde partie. Une conclusion s'impose d'ores et déjà : sur l'espace du diocèse de Liège une pensée enracinée a vécu, s'est développée. Elle est le fait d'une élite intellectuelle. Il est vrai que toute cette histoire est complexe. D'une manière générale, les historiens qui se sont intéressés à tout cela -on pense ici aux Belges, aux Wallons aux Liégeois, mais aussi à d'autres historiens d'autres pays-n'ont jamais regroupé les personnes dont il est question ici en référence à un territoire, une « patrie » au sens le plus large du mot. Le geste par lequel l'auteur les rassemble modifie réellement l'image que peuvent se faire d'eux-mêmes ceux qui vivent aujourd'hui dans ces lieux.

Critique : Histoire de la Pensée au Pays de Liège Tome II (pages 333-729)

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Critique : Bernard Forthomme, Histoire de la Pensée au Pays de Liège (Tome I)