Surprenante Humanité debout (Bernard Forthomme)
Nous extrayons ces quelques lignes du tome IV de l'ouvrage de Bernard Forthomme Histoire da la pensée au Pays de Liège. Il faudrait une citation plus longue pour mieux illustrer ce fait à remarquer : cette histoire non seulement est bien pensée mais elle est aussi celle d'un penseur qui comme ici nous fait part d'exceptionnelles considérations sur ce que nous sommes. Tirées d'apparentes banalités qui en réalité ne devraient cesser de nous surprendre.
Aux pages 644-645 du tome IV
« Certains primates anticipèrent [...] un autre mode de vie possible pour leurs corps dotés d'une anatomie de vertébré, un redressement durable qui devenait une déficience en milieux forestiers, mais capable d'un déséquilibre inouï rendant possible la marche et la course rapide en milieu ouvert : celui de la bipédie de certains primates. Les autres n'osant pas sauter le pas, c'est le cas de le dire [...]
Ce qui a assuré une survie biologiquement durable à une condition anatomiquement défavorable, c'est avant tout la capacité d'anticiper qui modifie fondamentalement le flair ou le réflexe sensori-moteur, et métamorphose même la témérité de certains animaux en courage, et ce dernier en franchise voire en décision. Cela suppose une aptitude à s'aventurer, à suivre une trajectoire qui n'est pas totalement prédéterminée [...] Se redresser implique une reconfiguration de toute l'anatomie, le raccourcissement des membres antérieurs, l'allongement des membres postérieurs, un certain resserrement du bassin pour faciliter les mouvements des fémurs sur un seul plan provoquant en même temps des difficultés obstétriques, mais avec les deux os coxaux larges : ce qui entraîne la gestation d'un être à la fois en retard et qui naît prématuré, une grossesse prolongée et en même temps l'inachèvement de l'embryon qui réclame un perfectionnement externe (par les mains, la voix, l'attention, le visage). Le rééquilibrage implique encore le passage d'une colonne vertébrale en arc de cercle au redressement de sa courbure en ligne sinueuse qui réalise l'attache au bassin et le support vertical du crâne, formant ainsi le dos. Ce dos qui est témoin de l'antique redressement, d'une hardiesse anatomique et mentale parfois difficile à supporter, car il est moins sujet aux masques et aux maquillages que le visage, plus exposé aux coups venant par derrière, n'étant pas protégé par les traits expressifs, le regard et la voix, les mains et le bras.
Les dorsalgies rappellent sans cesse cette hardiesse, ce passage de la courbure primaire à la ligne sinueuse qui marque l'efficience aventureuse de la pensée nouvelle. La vision dorsale, c'est aussi désormais, ce qui annonce celle du visage (distinct du faciès sans nez, aux traits rigides), qu'on ne voit pas ou pas encore, autant que le dépassement du visage vers le tiers social où l'absence du visage favorise le songe ou la pensée abstraite. Il y a de l'invisibilité dans la dorsalité d'un être vertical, qui passe si fugitivement que je n'ai le temps de le voir que dorsalement depuis mon habitat, mon abri, ma grotte. Le cinéma des frères Dardenne après la peinture (Delacroix, Renoir, Toulouse-Lautrec), la photographie (Nadar) et la littérature russe notamment, a suggéré cette singularité remarquable de la dorsalité par rapport à la facialité.
Ligne souple qui autorise non seulement la rectitude impliquant l'éveil impératif, car on ne peut tenir debout qu'en étant éveillé à la différence des quadrupèdes. Éveil singulier lié étroitement à l'émergence de la conscience d'abord, de la conscience de quelque chose, de ceci ou cela, ensuite, de la conscience pronominale , enfin (chronologiquement parlant mais non en principe) : de soi et du non-soi, de toi, de lui, d'elle, d'eux, d'elles, présents, passés ou projetés. A cela se rapporte également la capacité du réveil comme passage de l'allongement à la verticalité, la possibilité du souci ou du soin (de se pencher vers), voire de l'attention à une trace, un fossile, un détail, une dépouille, un malade, un blessé (flexion-extension du genou). »