La guerre, la crise transatlantique et nous
Tout qui a voyagé au Québec (au Canada, aux États-Unis), est frappé par l'usage immodéré qui y est fait du drapeau national. La propagande canadienne dépense des milliards de dollars canadiens par an pour combattre le nationalisme québécois1. Et noie la capitale nationale du Québec, dans les emblèmes à l'érable rouge de la fédération canadienne. Cela peut écoeurer autant qu'une trop grande absorption du sirop de même origine. Le blocage de la question nationale au Canada est exemplaire de ce nationalisme rigide propre à l'Amérique du Nord. Depuis les échecs des accords du lac Meech au début des années 90, il n'y a eu aucune avancée vers un dialogue, ou vers des compromis, vers des arrangements, mais une crispation des deux camps2. Aux USA voisins, surtout depuis le 11 septembre, comme l'a observé notre ami Ludo Abicht dans le n° 52/53 de la revue TOUDI, la drapeaumanie prend des proportions gigantesques. Témoignant à un important colloque de philosophie sur l'avenir de l'Europe à Bruxelles en 1991, après avoir entendu une série de penseurs Européens de Furet à Ferry en passant par J.Habermas ou Hugues Dumont développant une approche ouverte de l'identité nationale, le philosophe québécois anglophone Charles Taylor mettait en garde les Européens. Leur nationalisme repensé, loin de représenter un phénomène mondial, leur est circonscrit. Il ne vaut pas pour les autres continents, insistait-il.3
Une « sagesse » européenne réelle fruit de siècles de «folies » barbares
Il faut cependant préciser immédiatement que cette sagesse, les Européens n'ont pas nécessairement à en être fiers. La folie sanguinaire des affrontements franco-allemands, après s'être circonscrite de justesse à ces deux grandes puissances mondiales en 1870 déboucha sur une conflagration en 1914 et en 1939 qui mit le feu à l'Europe et à la Terre. Déjà après 1918, même les manuels français destinés (aussi) à inculquer le sens de la patrie, parlaient de conflits ayant ébranlé la base même de la civilisation. Et on le comprend après les massacres de civils lors des premiers mois de la guerre (Dinant, Tamines, etc.), les boucheries de Verdun et de la Somme, les boucheries de Verdun et l'utilisation des gaz (on en parle avec horreur s'agissant de Saddam Hussein, mais ce sont des « Allemands civilisés» qui en firent les premiers usage quelque 70 ans avant le dictateur irakien). En 1939, l'Europe replongea dans la barbarie et ce fut le génocide des Juifs dont on s'est scandalisé à juste titre. Mais qui renvoie dans une certaine mesure aux massacres allemands, français, belges en plusieurs coins sanglants de l'Afrique et de l'Asie. Il y a l'extermination des Juifs et des Tsiganes, les bombardements aériens massifs des villes et enfin les deux bombes atomiques lancées sur le Japon. Ne sont-ce pas nos amis britanniques qui mirent en place, lors de la guerre des Boers, les premiers « camps de concentration » pour des non-combattants? La moyenne puissance qui nous sert d'État égala en barbarie (de 6 à 10 millions de morts en 20 ans), la colonisation espagnole en Amérique latine. Dans son magnifique roman Les anneaux de Saturne, l'écrivain allemand W.G. Sebald évoque les figures de Conrad et Casement. Voici ce qu'il écrit sur Bruxelles : « La capitale du Royaume de Belgique avec ses édifices de plus en plus pompeux apparaît (à Conrad) comme un tombeau érigé sur une gigantesque fosse commune de cadavres noirs, et il lui semble que les passants dans les rues portent tous au fond d'eux le sombre secret congolais. Et c'est un fait qu'il existe en Belgique, jusqu'aux jours d'aujourd'hui, une laideur particulière, marquée du sceau de l'exploitation frénétique de la colonie congolaise.»4 Après 1945, l'Allemagne écrasée se tint tranquille, la terreur au Congo sous domination belge se poursuivit cependant quelques années. La France mena encore des opérations coloniales d'une dureté extrême: en Indochine, en Algérie, mais surtout, peut-être, à Madagascar où l'armée française passa par les armes 100.000 autochtones au terme d'une campagne sanglante, quelques années après la répression de l'émeute de Sétif qui fit des milliers de morts mitraillés d'avions.
Si l'Europe est « sage », c'est qu'elle a été « folle » et que le souvenir de cette folie atroce à nourri substantiellement la construction de l'Europe, de l'Europe des six en tout cas, les nations les plus meurtries par les Guerres mondiales. Mais comme on vient de le voir, cette « sagesse » ne fut pas immédiate. Certes, l'État belge et la France intervinrent militairement à de très très nombreuses reprises encore dans leur ancien Empire colonial et la France le fit encore au Liban, en Yougoslavie, dans la guerre du Golfe. Elle se dota même de l'arme nucléaire. Mais depuis la fin de la guerre d'Algérie conclue par un bain de sang (le massacre des harkis par le FLN : la France n'en est pas innocente, mais pas non plus entièrement responsable), les puissances dont nous parlons semblent bien s'être défaites de cette propension aux massacres perpétrés au nom de la raison d'État ou, pire, de la patrie. Et tout au long d'une histoire sanglante. Qui a pu concerner leur histoire interne : massacres de Vendée, de la Commune, des grèves ouvrières en Wallonie en 1886. Disons aussi les exactions britanniques en Irlande puis en Irlande du Nord (cf les articles de F.André sur le bloody Sunday de Derry)5, la répression des révolutions allemandes après 1918 sans parler de l'hitlérisme, « nationalisme » dirigé au fond contre la nation.
Une entrée possible dans toutes ces questions : le journal « Le Monde »
Il est possible d'entrer dans ces questions par la grande porte d'un journal comme Le Monde dans la mesure où ce journal « colle » à la société française, du moins à une part de ses élites ou qu'il anticipe (anticipait) ses choix profonds. Cela permet de mesurer tout ce qui s'est passé depuis 1945 du point de vue où nous plaçons ici.
1) Le Monde jusqu'à Colombani
Le Monde est en effet bien plus qu'un journal, c'est le révélateur de la société française et notamment des sentiments ambivalents qu'elle nourrit face aux questions que nous soulevons ici. Par exemple, l'explosion de la bombe d'Hiroshima suscite ce titre très distancié dans le journal : « Une révolution scientifique » et les problèmes de civilisation que suscite l'emploi de pareil engin de guerre n'émeuvent pas le journal. Même si Robert Guillain, correspondant du Monde en Extrême-Orient, fut l'un des premiers à évoquer le Japon en ruines de l'après-guerre y compris le terrible sort que connut Hiroshima et Nagasaki6. L'émeute de Sétif n'a gère plus troublé Le Monde qui ne lui consacre que quelques lignes longtemps après le début des massacres (le 15 mai 1945). En 1947 et 1948, le journal reste également de glace devant les événements de Madagascar. Il publie même une lettre d'un lecteur prônant pour les rapports entre Blancs et Noirs dans l'Union française le même système que l'apartheid en Afrique du Sud. Sur l'affaire d'Indochine et, jusqu'à une certaine date, de l'Algérie, écrit Jacques Thibau, « la société française de la libération était sans doute peu disposée à lire autre chose que la gloire de l'empire et les réussites de la colonisation. Traumatisés par une défaite encore récente, les Français s'accrochaient à une des dernières marques de leur grandeur passée. Depuis les années trente, ils s'étaient attachés à l'outre-mer. Un des premiers sondages de l'IFOP en juin 1939, avait révélé que 53 pour cent des Français trouvaient aussi pénible de céder un territoire colonial qu'un morceau de territoire de la France. »7.
Ensuite, le journal va évoluer et, à la fois pour des raisons morales (la répression dans les guerres coloniales est inadmissible), et pour des raisons terre-à-terre (les guerres coloniales handicapent la modernisation de la France), devenir anticolonialiste. De ce point de vue, il faut à nouveau lire Jacques Thibau car il nous renseigne sur la place exacte de ce journal exceptionnel, accusé parfois d'être « gouvernemental ». Il n'en est rien : « Le Monde en réalité allait dans le sens des choix profonds de la société française : le dégagement de l'outre-mer et la modernisation des structures économiques et sociales. On pourrait presque inverser le raisonnement et dire que le journal de la rue des Italiens était le "pouvoir" puisqu'il définissait les orientations qui allaient être celle de l'avenir immédiat du pays, alors que les gouvernements, à l'exception de celui de Pierre Mendès-France, apparaissent aujourd'hui comme des "contre-pouvoirs" qui freinaient l'évolution inéluctable (...) Le Monde n'est pas "l'anti-France", il prépare la France des années soixante et soixante-dix. Il n'a pas été le journal de l'intelligentsia ; il ne sera pas non plus celui de la majorité silencieuse qui n'exprime jamais les choix d'une société, mais seulement ses craintes et ses scléroses (...) [Il faut apprendre] la notion d'hégémonie idéologique. Le Monde ne peut être considéré comme le journal des intellectuels qu'au sens gramscien : l'intellectuel est celui qui, dans une société, assure la cohérence, l'intelligence et la souplesse des choix essentiels de cette société. C'est ce que fait Le Monde, même lorsqu'il critique le gouvernement en place. »8
Quant aux relations avec les USA, c'est le philosophe Étienne Gilson qui va donner le ton du «Monde» de mars 1949 à septembre 1950 en prenant durement ses distances vis-à-vis des États-Unis. Jacques Thibau n'hésite pas à parler d'une seconde fondation: «Le Monde a été fondé deux fois, en 1944 pour accomplir un service public national, en 1951 sur la base de l'indépendance de l'Europe et en définitive de l'identité française. Dans cette double fondation réside le secret du Monde. » Et Thibau de poursuivre que Le Monde vit sur cette double fondation : « par son existence même Le Monde qui ne cédera pas - jusqu'à présent - à la communication de masse anglo-saxonne, maintient au centre de notre système d'information un organe dont les caractères, le style et la manière d'être sont profondément français. » Il poursuivait par ces mots que nous estimons prophétiques (écrits en 1978) : « Mais que deviendra-t-il lorsque l'identité française et le désir européen qui le nourrissent et dans lesquels il respire auront cédé la place à l' " American way of Life ?" »9
2) Le Monde depuis 1994
Il vaut la peine d'ouvrir livre de Péan et Cohen (même si, à tort, ils ne citent jamais Jacques Thibau), parce ce qu'ils disent vérifient à la fois l'analyse de Jacques Thibau et semblent même donner raison à sa prophétie. Ils en confirment l'analyse : « Beuve, Fauvet, Laurens cultivaient, chacun à sa façon une certaine distance avec les Etats-Unis. Ils croyaient que le colonialisme devaient laisser place au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Contemporains de l'apparente toute-puissance soviétique, ils étaient neutralistes, c'est-à-dire que leur pessimisme raisonné les amenait à considérer que le monde avait tout à gagner à un certain équilibre des forces entre les grandes puissances, et que si la France ou l'Europe avaient un avenir, celui-ci se situait dans une assez large autonomie par rapport aux deux puissances dominantes. »10
Quant à la prophétie de Jacques Thibau, nous dirions que le journal Le Monde sous la direction du trio Colombani-Minc-Plenel, a cédé la place à l'Américan way of Life, comme il le dit. Cela se voit au progressif délitement de la vielle austérité du « Monde » qui en vient à publier des récits d'été pornographiques (l'an passé du romancier Carrère), qui donne à fond dans le sensationnalisme en soulevant les fameuses « affaires », qui se rapproche, via Alain Minc, d'un monde des affaires autrefois hostile au « Monde ». On pourrait dire que Le Monde d'avant 1994 était encore républicain mais que l'actuel devient néo-libéral. Il faut souscrire à ce que disent Péan et Cohen : « L'actuelle direction du nouveau Monde estime que l'Histoire a un sens qui oriente nos sociétés dans plusieurs directions essentielles : l'autonomie des individus permettant leur émancipation morale et sexuelle, l'effacement des nations, la relativisation du poids des États, la substitution des lobbies aux corporations, la conquête de nouveaux droits pour les minorités, l'émergence d'un droit international fondé sur l'ingérence et la réparation, l'émancipation des pratiques artistiques de tous les carcans religieux, politiques et historiques (...) l'acceptation de l'économie de marché et des inégalités qu'elle engendre comme "naturelles".»11 On songe à ce que Dominique Wolton écrit dans son dernier livre: « la mondialisation de la communication a en réalité deux conséquences, aussi importantes l'une que l'autre : le renforcement du lien entre culture et communication, mais aussi l'émergence d'une nouvelle problématique de l'identité culturelle collective. Certes, celle-ci a toujours existé, mais, depuis un demi-siècle, l'accent tant du point de vue commercial que du mouvement des idées et des revendications politiques a été mis sur la valorisation des identités culturelles individuelles. La recherche de la liberté individuelle l'a toujours emporté : "Sois toi-même, libère-toi des contraintes culturelles et trouve ta propre identité.". Bien sûr la logique économique a soutenu ce mouvement d'individualisation culturel et politique, car il était la source d'autant de marchés que d'individus solvables... »12. Ce que Wolton entrevoit face à cet individualisme néo-libéral c'est le retour des identités culturelles collectives. Mais un retour conduisant non au repli sur soi identitaire, mais reprenant à son compte les vieilles revendications d'égalité de la société de masse. La revendication de l'identité culturelle collective se donne l'obligation de « prendre en compte la pluralité des cultures au plan international »13. Wolton poursuit : « Toute la question - et elle est centrale par rapport au défi politique de demain - est de savoir à quelle condition construire une identité culturelle relationnelle et éviter l'identité culturelle-refuge, souvent agressive. L'identité culturelle relationnelle suppose l'existence d'un projet politique qui transcende les différentes problématiques culturelles ou identitaires. Avoir un projet politique, c'est accepter de parler des rapports entre les autres et nous ; c'est reconnaître l'altérité, s'y confronter et essayer de trouver le moyen de construire une relation. Avec l' identité culturelle relationnelle, on est moins dans l'affirmation de soi que dans la recherche d'un mode de cohabitation où finalement les différentes collectivités, au-delà de la reconnaissance de leurs spécificités mutuelles, admettent l'adhésion à certaines règles pour transcender leurs différences. »14.
La politique française en rupture avec le journal qui en faisait les « choix profonds »
Lisant Wolton, on a presque l'impression de lire le discours de Dominique de Villepin à l'ONU, le 14 février (que nous reproduisons dans ce numéro). Mais que pourrait bien signifier le fait que Le Monde, fondamentalement, et quels que soient les équilibres qu'il établira dans la couverture de la guerre d'Irak, est «culturellement» c'est-à-dire aussi très profondément, en porte à faux par rapport à ce qui nous semble être le choix profond de la société française et, au-delà, européenne? Nous sentons que les réponses à cette question n'ont pas que des implications politiques. Et qu'elles sont primordiales. Une partie des élites françaises a fait le même choix que Le Monde. Le dialogue entre les trois experts du 24 mars dans Le Monde est révélateur à cet égard. Il réunissait Pierre Hassner, directeur au Centre d'études et de recherches internationales, Pierre Lellouche, député UMP, ancien directeur de l'Institut Français des relations Internationales et François Heisbourg ancien directeur de l'Institut International d'Études Stratégiques de Londres. Le journal les présente comme opposés sur la question de la guerre à l'Irak. En fait, leur préoccupation centrale c'est le maintien de l'ordre international dont Pierre Lellouche souligne qu'il est menacé aussi par les tensions entre l'Inde et le Pakistan, deux puissances nucléaires et la menace que constitue la Corée du Nord. François Heisbourg ajoute aussi l'Iran. Il estime que les Américains auraient quand même fait la guerre, que les Français aient agi autrement ou non à l'ONU. Il est curieux que la seule vraie préoccupation éthique soulevée soit celle des droits de l'homme face au régime de Saddam. Et que la volonté de puissance américaine ne soit jamais mise vraiment en cause. L'impératif, comme le dit bien le titre du débat c'est « Comment refonder un système international en ruines ? », ce qui, somme toute, nécessite une Europe forte, unie, militairement capable d'agir, mais qui ne devrait jamais (selon Le Monde) le faire qu'avec les USA et par un accord entre les trois puissances nucléaires d'Occident : USA, Royaume Uni, France.
Ce débat est révélateur . En effet, il supposait de la part du journal un plus fort investissement rédactionnel que l'acceptation de tribunes libres ou que le fait de confier des éditoriaux à des journalistes plus ou moins extérieurs au «Monde ». On remarque qu'il n'y a aucune réflexion sur le danger que fait peser l'intervention américaine par les arguments qu'elle donne aux désespoirs et aux humiliations des Arabes et des Musulmans. Le caractère impérial de l'intervention américaine est à peine égratigné par Pierre Hassner. Alors que Yahia Sadowski de l'Université américaine de Beyrouth insiste fortement sur le fait que cette guerre n'est pas dictée par les intérêts des multinationales. Le pétrole est un de ses objectifs, mais comme enjeu stratégique, non pas économique15. Le seul député français interrogé est justement l'un des rares qui exprime des réserves par rapport à la politique française actuelle.
Quant à l'Europe, on veut s'en tenir à ses divisions. Alors que la France, l'Allemagne renforcées par l'État belge, ce qui n'est nullement négligeable, représentent tout de même dans l'Europe des quinze un poids d'autant plus considérable que ces pays y sont quasiment majoritaires par leur population et centraux historiquement et géographiquement. Certes, à l'exception du Royaume Uni, d'autres pays ont pris position pour les USA (les cinq des quinze qui ont envoyé cette fameuse lettre de soutien aux USA soit le Royaume Uni, l'Italie, l'Espagne, le Danemark et le Portugal). Mais les sept autres sont carrément opposés à la politique américaine comme la Grèce, ou sont fidèles à leur neutralité comme la Suède, l'Autriche et l'Irlande, États non-membres de l'OTAN. Ils adoptent un profil bas comme la Hollande, le Luxembourg et même l'Italie. Les opinions publiques en Espagne, au Royaume Uni, en Italie étaient violement opposées à la guerre. Le Canada a marqué de nettes distances aussi vis-à-vis des USA sans compter l'opposition de la Turquie, République laïque mais de culture musulmane pourtant membre de l'OTAN. L'opposition de l'Amérique latine, de l'Afrique, de l'Asie, de la Russie, de la Chine, l'opposition très dure de la population pakistanaise. Et, bien sûr, celle, du monde arabe de l'Indus à l'Atlantique.
Le fait que Le Monde soit en porte à faux par rapport à la société française et, cette fois, non pas parce que le journal y exprimerait ou anticiperait des choix modernistes, mais parce qu'il se replie sur une sorte d'atlantisme néo-libéral qui n'est pas dans sa tradition, nous donne peut-être une idée du déphasage d'une partie des élites françaises par rapport à la nouvelle donne mondiale. Et cela fait songer à la possible disparition d'une institution française aussi importante que Le Monde qui ne sera peut-être pas remplacée. On a même le sentiment que le néolibéralisme triomphant de toute la presse et des médias français depuis une décennie qu'a bien dénoncé Serge Halimi, est fortement remis en cause. Et au-delà, le néolibéralisme lui-même.
Rupture dans la tradition de la politique étrangère de l'État belge
Il n'y a jamais de progrès que par les crises. Dans les années 60, un Paul-Henri Spaak qui donnait le ton d'une certaine orthodoxie européenne le fit au nom du supranationalisme qu'il opposait à une conception plus confédéraliste du général de Gaulle gardant toute leur place aux souverainetés nationales. Dès Léo Tindemans au milieu des années 70, la politique belge s'est infléchie à cet égard pour prendre en compte les arguments de type gaulliens en faveur d'une certaine souveraineté des États. Sans que tous les problèmes soient résolus, on a moins vu l'État belge s'opposer à la France qu'auparavant. Cela a une réelle importance, car l'opposition de la Belgique et de la Hollande à une Europe des Nations voulue par le général de Gaulle et voulue par lui dans l'idée qu'elle ferait contrepoids à l'Amérique, fut refusée par ses partenaires hollandais et belges dans l'Europe des six. Ceux-ci se méfiaient en effet bien plus de la puissance de voisins proches que de celle des USA. C'est ce raisonnement qui n'est plus tenu aujourd'hui par l'État belge qui en arrive même à parler de souveraineté - chose qui ne lui ressemble pas - à propos du survol de son territoire par les avions américains. Cette modification de la position belge a quelque chose de véritablement étonnant et révélateur. Mais à notre sens, ce changement est rendu possible par l'accord des deux opinions publiques dans l'État belge, celle de la Flandre et celle de la Wallonie, pour ce qui est de la politique étrangère. C'est un fait vraiment nouveau. Dans les premières décennies de l'État belge, on observe une indifférence globale de l'opinion à l'égard de la politique étrangère qui est d'ailleurs le domaine réservé du roi. Il en va autrement dès août 1914, car durant toute la guerre, le roi Albert I va poursuivre dans la ligne de la neutralité imposée à la Belgique en 1831 et qui lui impose de faire la guerre uniquement pour se conformer aux Traités européens. La référence que fait Albert I au Traité des Vingt-Huit articles qui imposait cette neutralité à l'État belge, le conforte dans la position, qu'il croit légitime et légale, de seul chef des armées et de seul responsable de la politique étrangère, surtout quand le pays est en guerre. Le fait qu'après 1918 la Belgique puisse apparaître comme un État vassal de la France (notamment lors de la réoccupation de la Ruhr en 1923)16, le fait que la Flandre s'opposera longuement à cette politique étrangère belge, va peu à peu amener au discours de Léopold III en septembre 1936. Ce discours remet en place une neutralité belge cette fois non plus imposée par l'Europe, mais volontairement adoptée comme un choix majeur et « indépendant ». Le problème c'est que cela intervient au moment où l'Allemagne se gonfle à nouveau de menaces et au moment où le régime barbare qu'elle s'est donné en 1933 se consolide. En choisissant l'indépendance, l'État belge rompt la solidarité avec les démocraties, la France certes, mais aussi l'Angleterre.
Après la Deuxième guerre mondiale, celui qui dominera la politique étrangère belge jusqu'à la fin des années 70, Paul-Henri Spaak, retiendra des années d'avant-guerre la nécessité de rester au cœur et au creux d'une Alliance, au prix même de la servitude. D'une certaine façon, la politique belge redevient antifrançaise. Et on a beau jeu de présenter cela comme la tradition belge par excellence. Car l'État belge est somme toute l'État successeur des Pays-Bas de 1815, conçus par l'Europe du Congrès de Vienne comme le chien de garde des visées de la France et de ses possibles convulsions révolutionnaires. Après 1945, cette tendance semble encore s'accentuer du fait du traité Bénélux. Mais après 1970, l'État belge va avoir une politique différente. Et à l'occasion de la crise irakienne, l'État belge a rompu avec deux grandes traditions de sa politique étrangère : la propension pro-anglaise ou neutraliste (subie et/ou voulue), la dimension atlantiste. Mais peut-être encore plus profondément à l'égard de sa timidité vis-à-vis de l'idée de souveraineté.
Deux courants qui ne sont pas contradictoires : Europe et souveraineté des nations
Ceux qui pleurent sur l'unité européenne en crise nous semblent supposer que l'Europe ne pourrait avancer que par des accords unanimes, en évitant qu'aucun des partenaires ne se rende «coupable» de quelque éclat que ce soit. Or dans tout groupe humain, le dynamisme n'existe que par les tensions, les discussions voire les ruptures et les conflits. Ceux-ci peuvent s'avérer féconds en définitive. Lors du dernier sommet européen de Bruxelles, l'État belge a relancé l'idée d'une défense commune européenne couplée avec une politique étrangère commune. Ce n'est pas nécessairement contradictoire de ce qui vient de se produire dans la crise irakienne. L'Europe qui s'unit ne peut empêcher que chaque pays qui la compose continue à poursuivre ses buts nationaux et notamment l'Angleterre avec son désir de relation privilégiée avec les États-Unis. L'Angleterre sans laquelle on peut penser que la position européenne eût été plus cohérente. L'Angleterre dont on dit qu'elle a à sa tête, cependant, le Premier Ministre le plus européen depuis Harold Wilson et qui pourrait, au fond, trouver un nouvel objectif national en tenant de concilier les positions européennes dures (Allemagne, France, Belgique) et la position américaine de type « impérial ». On notera d'ailleurs que Robin Cook, ancien ministre des affaires étrangères de Tony Blair puis son ministre chargé des relations avec le parlement a démissionné le 17 mars, trois jours avant une guerre qu'il considère contraire aux intérêts britanniques ajoutant qu'il est « consterné qu'une fois de plus la Grande-Bretagne soit séparée de es principaux voisins européens. »
Le ministre allemand des affaires étrangères Joschka Fischer est tout aussi optimiste. À la question de savoir si la crise irakienne remet en cause le grand dessein d'une Europe politique, il répond : « Oui et non. La nécessité est plus que jamais évidente. Il est fascinant de voir que, dans la question irakienne, il y a une division des gouvernements, pas des peuples. Sur cette question fondamentale, les peuples pensent dans la majorité la même chose. » et il estime aussi à la question de savoir si la France et l'Allemagne auraient été mises en minorités au cas où aurait été mise en place une politique étrangère commune : « Je ne le crois pas. Dans les domaines où l'Europe est déjà intégrée, elle est plus résistante et moins sensible aux pressions.»17
Comme la politique étrangère des gouvernements en Espagne et Italie est très clairement rejetée par leur opinion publique et aussi en rupture avec la position traditionnellement méditerranéenne, donc ouvertes aux Arabes de ces deux pays, on peut penser que l'éveil de l'Europe à l'idée d'une indépendance au sens où l'espérait Le Monde d'Étienne Gilson et de Beuve-Méry jusqu'aux années 90, va redevenir plus actuel que jamais. L'accueil de Jacques Chirac en Algérie à la veille de la guerre d'Irak est tout de même quelque chose qui renforce ce sentiment. On voit ainsi s'esquisser pour nous-mêmes, Wallons, une possibilité de participer aux affaires du monde, via l'amitié française, mais aussi l'amitié franco-allemande, bien entendu l'Europe et évidemment la Francophonie. Un monde multipolaire est un système où toutes les nations même modestes comptent à nouveau, si elles ne se replient pas sur elles-mêmes mais participent à des alliances ou des ensembles qui les dépassent sans les nier.
Un monde multipolaire est aussi un monde où la Publicité joue son rôle et pas seulement les rapports de force. Ce n'est pas idéalisme que de le souligner. Même en mettant à distance les médias, les troupes américo-britanniques en Irak n'ont pas pu faire tout ce qu'elles voulaient. Et c'est évidemment parce que, même avec l'armée la plus puissante du monde, il n'est pas possible de mener la guerre totale que cette armée rendrait possible. Les avions furtifs échappent à la vision des radars, mais les dégâts qu'ils provoquent n'échappent pas à celle des lecteurs de quotidiens, de revues, et aux téléspectateurs des grandes chaînes de télé, européennes, arabes ou nationales. À l'heure où nous écrivons ces lignes, l'Angleterre insiste auprès des USA pour que l'Irak soit administré directement par les Nations Unies. Et avant même que cette position ne soit connue, Javier Solana l'avait présentée comme une position commune de l'Europe18. Il est même intéressant de souligner l'incident du monument d'Étaples aux soldats britanniques morts en France pendant la première guerre mondiale. Le Président de la république française a adressé de solennelles excuses à la reine d'Angleterre soulignant le rôle des soldats anglais dans la lutte contra la « barbarie » qui, en l'occurrence était allemande. Et un journal anglais le publie aussi en première page19. Mais sur les relations spéciales entre l'Angleterre et les USA, il faut toujours recommander l'article de Nicolas Bardos, À propos des relations spéciales entre le Royaume Uni voire l'Union européenne et les États-Unis d'Amérique, in revue TOUDI (mensuelle) n° 23, novembre-décembre 1999.
Vers l'État mondial
Dans l'ordre du monde, ce que fait apparaître cette guerre, c'est aussi, indépendamment des puissances ou, plus exactement, dans leur interactivité chargée d'histoire, le poids de l'opinion publique internationale. La juriste Mireille Delmas-Marty souligne dans sa Leçon inaugurale au Collège de France : « Le système de sécurité collective de la Charte des Nations Unies a montré sa fragilité et le droit n'a pas su désarmer la force. Mais à l'inverse, la force n'a pas pu empêcher cette extension du droit , sans précédent dans l'histoire, au point qu'aucun État, fût-il le plus puissant, ne saurait durablement s'en affranchir. » Elle souligne aussi avec Bourdieu la force de la forme qu'est le droit et la contradiction extraordinaire en quoi consiste cette internationalisation du droit en plein néolibéralisme, l'internationalisation du droit requérant le renforcement des États et le néolibéralisme leur affaiblissement.20
Il est d'ailleurs intéressant de voir que l'Angleterre reproche à la France de trahir parfois (la France officielle ou certains Français mal inspirés), des liens forgés dans le passé car le fait même d'évoquer ces choses montre bien qu'on n'est pas purement et simplement dans un rapport de force où compterait seulement le poids des bombes. Ce qui irrite aussi les journaux anglais21, c'est le fait qu'un Français sur trois se déclara aux côtés des Irakiens. Alors que lorsqu'on s'est si longtemps opposé à une guerre dont les Irakiens ne sont pas les initiateurs, il y avait quelque chose de logique à les soutenir, aussi choquant que cela soit pour l'esprit européen. Mais qui l'a le premier violé ? Les Français avec cette attitude vis-à-vis des Irakiens ? Ou les Anglais en menant une guerre que l'Europe ne voulait ni mener ni appuyer? Ni l'ONU?
De quelque façon qu'on s'y prenne, on ne peut empêcher les considérations morales d'intervenir à l'avant-plan de ces conflits. Et cela non parce que les hommes sont meilleurs mais parce que, comme le pessimiste Kant l'estimait, il leur est difficile d'endosser publiquement des comportements répréhensibles. Et les Nations Unies aussi démunies qu'elles puissent sembler, obligent les États à rendre raison publiquement de leurs politiques.
Ce qui autorise à penser que la tendance à la moralisation de leurs politiques ira en s'accroissant. Optimisme raisonné, limité, prudent mais optimisme quand même. Sur ces question, on se réfèrera aux réflexions de J.Habermas et de JM Ferry campant le paysage philosophique et politique américain et anglo-saxon notamment.
L'étude de ces question sont l'un des chantiers ouverts dans cette revue depuis 17 ans.
Le dernier mot à Arundhati Roy22
« Le 21 mars, le jour qui a suivi le début de l'invasion et de l'occupation illégales de l'Irak par des troupes américaines et britanniques, un correspondant de CNN " intégré " (embedded)) interviewait un soldat américain : "Je veux aller fourrer mon nez là-dedans ", a dit le simple soldat A.J. "Je veux me venger du 11 septembre. "
Pour être honnête, envers ce correspondants "intégré", on doit ajouter qu'il a timidement suggéré que jusqu'ici rien ne permettait d'établir un lien entre le gouvernement irakien et les attentats du 11 septembre 2001. Le simple soldat A.J. a tiré une langue comme ça : "Ouais, bien tous ces trucs, ça me passe un peu au-dessus de la tête. "
D'après une enquête New-York Times/CBS, 42% des Américains croient que Saddam Hussein est directement responsable des attentats du 11 septembre contre le World Trade Center et le Pentagone. Et d'après un sondage ABC, 55% des américains soutient directement Al-Qaida.
Chacun peut imaginer quel est le pourcentage parmi les forces armées américaines qui croient à ces vérités fabriquées de toutes pièces. Il est peu probable que les soldats américains et britanniques qui combattent en Irak aient conscience que leurs gouvernements ont soutenu Saddam Hussein à la fois politiquement et foncièrement tout au long de ses pires excès.
Pourquoi devrait-on accabler le pauvre A.J. et ses compagnons avec ce genre de détails ? Ça n'a plus aucune importance, n'est-ce pas ? Des centaines de milliers d'hommes, des chars, navires, hélicoptères, bombes, munitions, de la nourriture protéinée, des avions-cargos qui transportent du papier de toilette, des insecticides, des vitamines et des bouteilles d'eau minérale, sont en route. La logistique phénoménale de l'opération "Liberté pour l'Irak" en fait un univers en soi . il n'est plus nécessaire d'en justifier l'existence. Elle existe. Elle est.»
- 1. Des milliards de propagande d'État (canadien) au Québec, in revue TOUDI (mensuelle), n° 36-37, mars-avril 2001.
- 2. Outre les milliards de propagande, la loi C-20 dite « loi sur la clarté » indique bien ce blocage voir revue TOUDI n° 38-39, mai 2001.
- 3. Ce colloque a donné lieu à une publication : J.Lenoble et N.Dewandre, L'Europe au soir du siècle, in Esprit, Paris, 1992.
- 4. Ed Folio, 2003, p.161.
- 5. François André, De la réalité à la fiction ? Quelques propos sur le film Bloody Sunday, de Paul Greengras, in revue TOUDI n° 51, novembre 2002.
- 6. Voir son livre Orient-Extrême paru dans la collection « Points-actuels », Paris 1989.
- 7. Jacques Tibau, « Le Monde », histoire d'un journal dans l'histoire, Ed Simoën, Paris, 1978, p.168.
- 8. Ibidem, pp.357-358.
- 9. Ibidem.
- 10. Ibidem, p. 444.
- 11. Pierre Péan, Philippe Cohen, La face cachée du Monde, Mille et une Nuits, Paris 2003, p. 445.
- 12. Dominique Wolton, L'autre mondialisation, Flammarion, Paris, 2003, p. 56.
- 13. Ibidem, p. 63.
- 14. Ibidem, p. 69.
- 15. Yahia Sadowski,, Vérités et mensonges sur l'enjeu pétrolier, in Le Monde Diplomatique, avril 2003.
- 16. Velaers et van Goethem, Leopold III, Het land.De Koning. De Oorlog, Lannoo, Tielt, 1994, usent de cette expression « État vassal ».
- 17. Le Monde du 4 avril.
- 18. Le Monde du 29 mars.
- 19. The Times, 4 avril.
- 20. Le Monde du 22 mars.
- 21. The Times 2 avril 2003.
- 22. Suzana Arundhati Roy est née le 24 novembre 1961 au Kerala d'une mère de cet État de l'Inde où a toujours existé une forte tradition chrétienne et d'un père originaire du Bengale. Écrivaine mondialement connue, elle a notamment publié The God of Small Things. Le texte que nous citons ici est paru dans The Guardian du 7 avril et a été traduit dans Le Monde du 9 avril