Lettre de Flandre (Marc Reynebau)
Toudi annuel n°6, 1992
LETTRE DE FLANDRE
Il existait jadis un Etat, appelé RDA, qui estimait être de son devoir de passer par les armes tout citoyen qui tentait d'en sauter le mur à temps et à contre-temps. Cet Etat devait quand même se faire respecter : dura lex sed lex. Ceci est exact. Mais quelle est cette sorte d'Etat qui doit recourir aux armes pour se faire respecter? Ou, plus exactement, quel est ce genre d'Etat dont les ressortissants sont prêts à prendre le risque de se faire tirer dessus parce qu'ils ne sont plus à même de le respecter? Je ne veux pas verser dans le pathétique mais, ici, je me sens obligé de penser aux centaines de miliers d'électeurs qui, le 24 novembre 1991, ont "déserté" les grands partis flamands pour aller chercher ailleurs le salut, au risque de se faire "passer par les armes", moralement, comme racistes ou philofascistes (Vlaams Blok) ou comme victimes innocentes de la démagogie (Rossem). En fin de compte, ce n'est en fait plus une question de respect des formes légales mais de légitimité démocratique : un citoyen doit une certaine reconnaissance à l'autorité qui prétend vouloir son propre bien. L'autorité doit mériter cette reconnaissance et ne pas la considérer comme allant de soi.
Car en quoi consiste l'arrogance des grands partis? Tout d'abord, ils parviennent à supporter la paupérisation d'un nombre croissant de catégories sociales ou le chômage (il y a en ce moment un demi-million de chômeurs, inscrits ou non, dans le pays) comme une sorte d'aveugle néessité - hélas! déplorable. Avec la même légèreté, ils oublient que la menace constante qui pèse sur les conditions d'existence des gens est à la base d'un sentiment croissant d'insécurité, en l'occurence de la sécurité quant àla qualité, à l'avenir, de la vie personnelle. Mais cette peur latente de ce qui pourrait bien advenir est encore très abstraite. Afin de rendre cette peur concrète, on la projette dans l'actualité et l'environnement immédiats. De là proviennent toutes sortes de sentiments d'insécurité relatifs à la délinquance ou aux risques courus par la pureté de la race. Mais celui qui tente de conjurer cette peur en fondant quelque espoir dans le fait d'apporter son suffrage à un parti radical, puisque les partis traditionnels ne feront que reproduire au mieux les vieille rengaines en les chantant sur un nouvel air, subira le reproche d'être fassciste. Il faut le dire! (*)
Tous les bien-pensants que les résultats des élections alarment font par ailleurs penser aux gens dont Brecht disait qu'ils estimaient que le peuple n'ayant pas voté comme ils le souhaitaient désiraient dès lors élire un autre peuple.
Le "signal" du 24 novembre s'est lentement transformé en un monstre du Loch Ness dans la Flandre bien-pensante. Qu'a bien pu vouloir exprimer l'électeur flamand ce jour-làen allant en masse voter pour le Vlaams Blok (et pour l'anarcho-poujadiste Jean-Pierre Van Rossem)? Qu'il y a trop d'immigrés en Flandre, que les bricolages politiciens doivent cesser, que la nouvelle loi sur l'avortement doit être abolie, que les vieilles personnes doivent à nouveau pouvoir se promener le soir en toute sécurité, que la Flandre doit devenir indépendante, que les impôts sont trop élevés, que Walid Khaled doit être lapidé en vertu du principe de la rétroactivité, que...? Il y a autant d'analyses qu'il n'y a de Flamands, mais your guess is as good as the mine. Ces analyses ressemblent plutôt à des présomptions et à l' effort d'orientation tenté à partir du doigt que l'on mouille pour savoir d'où vient le vent.
C'est à la même occasion qu'un petit débat s'est développé, quelque peu formaliste mais non dénué d'intérêt pour autant : il porte sur la question de savoir si l'électeur a toujours raison. Parmi les hommes politiques, plus d'un, pris en défaut par l'électeur estima qu'il n'avait pas été jugé sur sa valeur par les électeurs (du moins cette valeur qu'ils estiment eux posséder) et considéra par conséquent que l'électeur n'avait pas raison. Pourtant, le problème est simple à réoudre : formellement, l'électeur a toujours raison, puisque la loi le dit. C'est cela la démocratie. Cependant la question reste posée de savoir si, d'un point de vue moral, on est obligé de donner raison à l'électeur.
Naturellement, il existe un très grand danegr : que l'on adapte ses opinions, sur la démocratie notamment, en fonction du jugement, positif ou négatif, à porter sur les événements eux-mêmes, sur le résultat des élections ( c'est le dilemme algérien : la démocratie n'est-elle en ordre que lorsque l'on ne vote pas pour les fondamentalistes?). Certains disent que trop d'électeurs manquant de motivation ont fait un coup, par exemple tous ces gens qui ne seraient pas allés voter si le vote n'était pas obligatoire (selon certaines estimations, presque 50 % des gens). Encore un peu et on réinventait le vote capacitaire : le candidat-électeur devrait pourvoir fournir une sorte de certificat politique avant qu'on ne lui remette le crayon rouge.
Et pourtant, il y a quelque chose de vrai dans tout cela. Ce n'est pas que l'électeur serait trop bête pour avoir son mot à dire mais il y a un débat plus large sur le recul de l'engagement démocratique au sein de la société. C'est une question de motivation et, en fin de compte, de culture politique. Le bon goût de celui qui doit se lancer dans une campagne électorale est en effet continuellement malmené. Tout comme les négrillons étaient couverts de perles et de miroirs pour les amener à vendre leurs terres, le ticket qui mêne au pouvoir est marchandé auprès de l'électeur à l'aide de slogans creux, à l'aide d'imprimés en quadrichromie sur papier glacé, de mini-réunions électorales à la maison, de klaxons et sonneries, de petits drapeaux et boîtes d'allumettes, de deux boudins avec un peu de compote de pommes et une tarte sur laquelle est écrit à la crême fraîche "Marcel" (Colla). C'est ainsi que les éclections dégénçrent, souvent au sens littéral du terme, en kermesses flamandes, au lieu que se perfectionne le processus sophistiqué de décision collective qu'elles devraient être par essence.
On peut même se demander ce qu'un parti politique est ou doit êre. Il joue théoriquement le rôle d'un médiateur entre le citoyen et le pouvoir, un médiateur qui doit avancer un projet comportant des choix clairs quant à l'usage qui sera fait du pouvoir. Mais au lieu d'être clairs, la plupart des partis se dissimulent derrière un vague populisme dans lequel on espère que personne ne trouvera quoi que ce soit à redire. Le résultat, c'est que tout le monde se rue au centre. On peut dire que presque tous les partis ne différent plus les uns des autres que par la couleur de leur emballage. C'est l'émission des disques demandés. (Aux USA, on utilise même des techniques informatiques qui permettent d'approcher l'électeur individuel avec ses susceptibilités, ses aspirations et ses désirs : le parti peut alors être, pour n'importe qui, le reflet de n'importe quoi appartenant à son "programme".
A joutons à cela une pratique politique qui est de moins en moins en rapport avec des choix de société mais dont le but est de créer et d'entretenir des institutions dont l'objectif essentiel est leur propre maintien. Sur ces entrefaites est apparue une image dégradée de l'homme politique lui-même : l'homme ou la femme politique n'est plus celui qui fait la pluie et le beau temps ou celui qui contrôle le gouvernement mais c'est devenbu quelqu'un à qui s'adresser pour obtenir de petits services, des faveurs, des "interventions" pour un permis de bâtir, une nomination, le service militaire ou pour aider à la "disparition" d'une amende pour infraction au code de la route. On ne s'étonnera pas de la naissance du stéréotype du politicien "qui se remplit les poches" car l'homme politique, s'il parvient à obtenir des avantages, souvent illicites et aux dépens de l'Etat pour ses clients, ne va certainement pas manquer de s'en servir à son profit.
Ce qui reste de tout cela c'est un curieux paradoxe. Les partis politiques,bien que très soucieux de marketing électoral, ont laissé leur image de marque se détériorer de fond en comble. Ils se sont laissés affubler une image de Saint Nicolas qui n'a pas de rapport avec ce qui est exigé officiellement de leur fonction ou leur mandat. Ils ont délaissé leur travail à la fois poltique et pédagogique à l'égard de leur électorat si bien qu'il ne subsiste du mandat politique qu'une caricatuere selon laquelle les politiciens ne peuvent êre que des fainéants ou des profiteurs, réputation dont souffrent aussi lmes ministres et les parlementaires qui prennent àcoeur leur travail.
Ce qui s'est produit, c'est que le citoyen responsable - le citoyen-type de la démocratie bourgeoise tel que l'idéal en fut formé par les liberaux éclairés au siècle dernier - est sollicité par une sorte de super-marché politique plein de produits au rabais dans lequel tout un chacun peut trouver ce qui lui convient et où il suffit de se servir pour retirer des rayons le produit qui correspond à ses propres désirs. Le citoyen responsable qui fait un choix rationnel a été réduit au rôle de consommateur politique choyé.
Peut-être dois-je aborder ici l'esprit du temps? Il s'agit de cet esprit inhérent au postmodernisme où tout paraît être de la même valeur et où tout serait interchangeable, où seuls comptent l'assouvissement des besoins et l'expérience immédiate du plaisir. C'est un comportement qu'on peut décrire comme éclectique mais, en fait, il est en rapport avec une irresponsabilité fondamentale. L'idée que tout se vaut n'est que la résultante du manque de jugement à l'exception du jugement qui mesure finacièrement les choses. Tout cela est lié à une série de perversions du néo-libéralisme qui a eu tant de succès dans les années 80, avec son exaltation de l'idéologie de la consommation et son économicisme, avec sa priorité marquée en faveur du marché où se rencontrent vendeurs et acheteurs et où toutes les valeurs, quelques qu'elles soient, ne sont plus exprimées que de manière quantitative et si possible d'après l'argent qu'elles représentent. Les quantités, il suffit de les mesurer, les qualités, en revanche, supposent la réflexion. Je fustige ces résidus du néolibéralisme comme des perversions parce qu'elles sont qu'une décoction très pauvre et purement formellle de l'idée de liberté. Il y a plus : derrièe le slogan du choix souverainement libre, se dissimule une forme à peine sublimée d'esclavage sous la houlette du conservatisme et du conformisme. Il s'agit de choisir entre la marque X et la marque Y, mais chacune d'entre elles est une marque de poudre à lessiver et encore, il s'agit de la même poudre mais proposée sur le marché sous deux étiquettes différentes. A une époque où subsistent encore des formes bien plus brutales et claires de totalitarisme on traite bien trop à la légère cette idolâtrie d'une liberté de choix vidée de son sens.
Aux yeux d'un comportement postmoderne, il n'est plus de responsabilité intrinsèque : chacun fait n'importe quoi sans jamais avoir à rendre des comptes, pas même à soi. Il n'y a de toute façon plus aucune valeur par rapport à quoi le choix pourrait s'apprécier. L'impulsion, l'humeur de l'instant suffisent. Et, dans ce contexte où le consommateur a vu sa liberté réduite au choix entre deux marques de poudre à lessiver ou entre deux programmes de télévision, le consommateur politique a été conditionné pour être à même, sans plus, de zapper d'un parti à l'autre. C'est dans cette faculté de choisir que gît le droit démocratique, mais c'est un devoir démocratique de réfléchir et d'évaluer ce choix. Ici aussi se manifeste un phénomène qui a quelque parallélisme avec la supply side economics : seule représente une alternative une offre se situant en dehors du centre politique gris et terne au sein duquel les grands partis se bousculent, par manque d'audace et de fantaisie. Quelle que soit cette alternative, elle sera attrayante.
Quand je réfléchis à tout cela, je sens que je suis un moraliste hors de son époque et un rationaliste passionné.
Marc Reynebau