L'idée républicaine, cheminements souterrains et résurgences dans les imaginaires wallons

Toudi mensuel n°61, novembre-décembre 2003

Histoire de la monarchie belge

Congrès national wallon extraordinaire du 26 mars 1950

Congrès national wallon extraordinaire du 26 mars 1950 (ralliement de Renard au mouvement wallon)

Note liminaire. Cet article reprend le texte d'une communication présentée par l'auteur au colloque « Jemappes 1792. Une victoire pour demain », tenu à l'Université du Hainaut à Mons le 23 novembre 2002. Plus qu'une commémoration d'une bataille ancienne, ce colloque se voulait une invitation à réfléchir sur le sens de cet événement pour la Wallonie future.

Proclamée par la Convention le 21 septembre 1792, quelques semaines avant la bataille de Jemappes, la République française n'est certes pas la première république de l'histoire, ni même la première annonciatrice des temps modernes, précédée qu'elle fut quelques années plus tôt par la création des États-Unis d'Amérique. Elle est toutefois celle qui poussa le plus loin la radicalité des principes. Elle est celle qui, par rapport à l'ordre d'Ancien Régime, incarna le plus clairement l'avènement des sociétés basées sur les idées nouvelles de liberté et d'égalité, devenant pendant une décennie le laboratoire explosif des expériences de souveraineté du peuple. Jemappes fut donc le premier contact direct des populations de l'actuelle Wallonie avec l'idée et la réalité républicaine. Commémorer Jemappes comme lieu de mémoire fournit l'occasion de nous interroger sur les cheminements ultérieurs de l'idée républicaine dans les imaginaires wallons jusqu'aujourd'hui.

Il n'est pas simple de parler sereinement de la république en Wallonie, dans un contexte belge où la monarchie apparaît comme le dernier bastion symbolique et sacralisé de l'unité du pays. Officiellement, les opinions républicaines n'existent guère, discrédités par les courants ambiants comme étant extrémistes et ultra-minoritaires, voire diffamées comme inciviques et impies. Elles existent cependant, bien réelles mais à l'état latent : atténuées par le sentiment qu'une démocratie réelle est compatible avec le fonctionnement régulier d'une royauté constitutionnelle ; occultées surtout par l'ambiance du populisme unanimiste et sentimental de la culture à grands spectacles entretenue par les monarchies modernes. Pourtant le respect du fonctionnement démocratique exige que de telles questions puissent être débattues au grand jour. Par honnêteté intellectuelle et sans se laisser gagner par un éventuel climat de réprobation, l'historien se doit donc d'examiner ces courants, leurs composantes, leurs arguments, les obstacles à leur émergence, les écrans à leur visibilité... .

Une analyse devrait, dans un premier temps, suivre ces cheminements souterrains dans les différentes familles idéologiques (le monde laïque, le monde catholique), puis dans la mouvance militante wallonne, avant d'examiner les arguments et leur évolution.

A. La République dans les familles idéologiques

C'est un fait qu'actuellement aucun grand parti ne relaie l'opinion républicaine et que, dans les grands quotidiens, aucune tribune régulière n'est accordée à ses promoteurs. La place officielle réservée à cette opinion est quasi nulle : elle est peu reconnue dans les médias ou alors confinée dans la marginalité du courrier des lecteurs. Et pourtant une enquête menée par La Libre Belgique en 2002 montre que 15 % des Belges partagent de telles idées1; ce n'est pas anodin. Il faut reconnaître que les républicains ne font guère de bruit par rapport à leur nombre. Examinons rapidement l'évolution de l'opinion républicaine en Wallonie dans chacune des grandes familles idéologiques.

1. Dans les mouvances laïques : un gêne récessif. - Dans la mouvance laïque le sentiment républicain apparaît comme un gène récessif, gène important sans doute, reconnu et entretenu comme tel, pouvant resurgir dans des conjonctures favorables, mais le plus souvent maintenu à l'état latent, dominé qu'il est par les impératifs du réalisme politique. Le monde libéral, qui fut l'une des composantes de l'État belge créé en 1830, était imprégné des idéaux de la France de 17892. Ces libéraux étaient d'ailleurs en partie les héritiers des « vonckistes » de la Révolution brabançonne de la même année, « progressifs » ouverts aux idées des Lumières3. Au Gouvernement provisoire, Louis De Potter se prononce pour une république fédérative4. Les travaux du Congrès national en 1830 permirent à quelques orateurs de rompre une lance en faveur de la république, mais les nécessités de la politique internationale de ce temps imposèrent au nouvel État une monarchie constitutionnelle parlementaire, conçue comme une monarchie républicaine. L'unionisme des premières années de la Belgique et la nécessité d'organiser le nouvel État imposèrent une longue latence aux idéaux républicains, ce qui n'empêcha nullement les libéraux de mener leur combat pour les libertés modernes dans le cadre d'une monarchie bourgeoise.

Du côté socialiste, dans les premiers pas encore hésitants du mouvement, il faut évoquer le retentissement qu'eut la Révolution française de février 1848 dans diverses régions wallonnes, de même que dans toute l'Europe, de l'Italie à la Pologne. Proclamant le « printemps des peuples » et le suffrage universel, ces journées révolutionnaires s'animent d'un souffle socialiste. À Virton, la République est proclamée le 19 mars, mais elle est vite abolie. Dans le Borinage, des ouvriers manifestent contre la royauté. Le 29 mars, à Risquons-tout, dans le Hainaut, des révolutionnaires français comptant sur l'appui des masses prolétariennes frappées par la crise économique passent la frontière pour demander l'abdication du roi. Le mouvement social n'avait pas encore poussé de racines profondes dans les masses ouvrières encore peu organisées.

En 1885 naît le Parti ouvrier belge pour organiser le prolétariat dans sa résistance face aux déséquilibres sociaux issus de la révolution industrielle. L'idéal républicain était l'une des composantes du mouvement. Des organisations éphémères comme la Ligue républicaine naissent dans cette mouvance. Toutefois, les préoccupations de réformes sociales prennent assez naturellement la priorité, de même que la revendication du suffrage universel. En Hainaut pourtant, au lendemain des grandes grèves de 1886, un grand leader socialiste donne corps à la revendication républicaine dans le prolétariat minier : Alfred Defuisseaux, exclu du P.O.B., publie son percutant Catéchisme du peuple, dénonce la monarchie comme cause des maux et manie la menace de la grève générale5. En août 1887, il crée le Parti socialiste républicain qui recrute chez les mineurs borains, mais sera dissous après l'affaire du « grand complot » de 1888-896. Defuisseaux rejoint à ce moment le P.O.B. Plutôt que de récuser les structures de l'État, la stratégie du parti sera alors de s'y intégrer. L'idéal républicain, s'il reste présent à l'horizon de la pensée socialiste, ne se traduira plus guère dans les tactiques politiques. La « Charte de Quaregnon » synthétisant en 1894 la pensée du parti engage celui-ci dans la voie réformiste, mais ne fait pas d'allusion explicite à l'organisation républicaine7.

Antimonarchistes de cœur, les socialistes le resteront cependant longtemps jusqu'à ce que s'opère un ralliement de raison à la monarchie avec l'accession d'Albert Ier au trône, dont la cote d'appréciation tranche avec l'impopularité de son prédécesseur Léopold II. L'attitude du roi pendant la Première Guerre et ensuite son rôle moteur dans l'instauration du suffrage universel en 1919 joueront dans ce sens, de même que l'entrée des socialistes au gouvernement depuis 1916. Il faudra attendre l'opposition à Léopold III et le paroxysme de la question royale en 1950 pour que, dans le courant socialiste en Wallonie, certains reprennent le revendication républicaine8. Dans Les cahiers socialistes notamment, la thèse républicaine fut soutenue et certains militants rappelèrent leur attachement aux principes républicains9, toutefois les réalités de la société belge leur firent renouveler leur adhésion de raison à une monarchie constitutionnelle. Pour eux, malgré les tentations, la question royale ne fut donc pas une question républicaine.

Ce furent les communistes qui optèrent le plus clairement contre le système monarchique. Le renversement des rapports de production et des rapports sociaux passe inévitablement par l'abolition des privilèges et de la monarchie. Toutefois, à l'époque de la montée des fascismes dans l'entre-deux-guerres et dans la résistance au cours de la Seconde Guerre, d'autres urgences requièrent l'attention des militants10. Dans la Résistance, le Front de l'Indépendance dominé par les communistes amorcera sur cette question une courbe rentrante. Après la libération, dans le nouveau contexte de la Guerre froide, la lutte contre le capitalisme en général et contre l'impérialisme américain prend le relais dans les préoccupations. Le changement total de régime réclamé trouve dans la question royale en 1950, un point de convergence des idéaux11. La monarchie apparaît comme un instrument au service d'une classe ; elle symbolise les forces réactionnaires d'un régime pourri. Malgré sa faiblesse numérique, le P.C.B. se démarque ainsi des trois partis traditionnels. Toutefois, au lendemain de la consultation populaire du 12 mars 1950, le parti mettra une sourdine à ses appels à la république populaire pour privilégier l'unité d'action avec les socialistes dans leur exigence d'effacement de Léopold III au profit de son fils. Toutefois, à partir de la fusillade de Grâce-Berleur ou quatre manifestants laissent leur vie, le ton monte et le mot d'ordre « République » réapparaît. La suite est connue : le député Julien Lahaut assassiné le 18 août 1950 à son domicile de Seraing a payé de sa vie le cri « Vive la République » lancé des bancs communistes le 11 août lors de la prestation de serment du prince Baudouin12.

2. Les catholiques et la monarchie paternelle. - Teintées de froideur, voire d'hostilité, les relations de la mouvance catholique avec l'idée républicaine sont ambiguës. En soi pourtant, cette question devrait être indifférente, car le message évangélique ne donne la préférence à aucune forme précise d'organisation politique13. Historiquement toutefois, dans les pays occidentaux ayant jadis vécu dans un système de chrétienté, s'est développée depuis la fin du 18e siècle une nostalgie de l'unanimité chrétienne d'avant les ruptures de la Réforme et de la Révolution, nostalgie d'un moyen-âge idéalisé où le christianisme était censé imprégner les institutions et la société. Traversant tout le 19e siècle romantique, le rêve d'une chrétienté à rebâtir sur le modèle médiéval a imprégné les mentalités catholiques ultramontaines et a inspiré la construction de refuges mentaux sécurisants face aux incertitudes modernes et aux bouleversements de la révolution industrielle. Se référer aux valeurs d'un Ancien régime révolu, n'était-ce pas pour beaucoup se raccrocher à l'immutabilité d'un ordre sacralisé ? Les désordres s'étaient précipités sur la société depuis le jour parricide de janvier 1793 où le titulaire de la monarchie, clef de voûte de la société sacrale, avait été exécuté. Ordre et sacré s'interpénétraient jadis dans l'alliance des nobles et des clercs, piliers de l'ordre établi. Noblesse, ancienneté, stabilité, ordre, monarchie paternelle, sécurité semblent dans cette optique appartenir au même registre d'une sacralité intemporelle14.

La construction d'un réseau social chrétien depuis la fin du 19e siècle est à interpréter dans cette perspective : face au libéralisme égoïste qui isole l'individu et face au socialisme athée, perçu comme révolutionnaire et destructeur de la morale, il importe de rallier les chrétiens dans des organisations sociales imprégnées des valeurs chrétiennes. Avec un évident manichéisme, les adversaires étaient placés dans le camp du mal, celui des ennemis de l'ordre, de la famille, de la religion et de la hiérarchie paternelle de Dieu représenté par le pape et le roi. Il est vrai que l'on ne peut réduire le monde catholique à ce schéma mental, mais il ne faut pas le négliger pour comprendre la tradition irrationnelle de soutien au régime monarchique, que par ailleurs d'aucuns parmi les chrétiens considèrent comme un archaïsme n'ayant aucune racine évangélique. Longtemps nostalgiques d'une restauration, les catholiques français boudèrent la République, jusqu'à ce que le 18 novembre 1890 le cardinal Lavigerie soutenu par le pape Léon XIII prononce son toast d'Alger, amorçant un ralliement à la République15. On pourrait certes trouver des exceptions. Du côté belge Lucien Jottrand est au 19e siècle l'un de ces chrétiens critiques, républicain de cœur, se ralliant en 1830 à monarchie représentative16. La lignée des catholiques libéraux défenseurs des valeurs des libertés démocratiques devrait aussi être prise en compte.

Les rémanences de ce schéma mental ne peuvent être ignorées lorsque l'on analyse l'attitude des catholiques lors de la Question royale. Elles expliquent en partie pourquoi les catholiques ont fait bloc derrière la personne sacrée du roi, à quelques exceptions près... exceptions notoires d'ailleurs, car il fallait du courage à des ecclésiastiques comme le chanoine Jean Dermine, du diocèse de Tournai, pour prendre ses distances en tant que catholique par rapport à la cause léopoldiste17. Lors de la campagne pour la consultation populaire de 1950, la propagande catholique va amalgamer les antiléopoldistes des divers partis et agiter avec vigueur l'épouvantail républicain combiné à la peur du rouge exacerbée en cette époque de Guerre froide18. Le ralliement des gauches à la monarchie constitutionnelle ne serait qu'un leurre de républicains et de révolutionnaires pour ne pas effaroucher l'électeur. « République » devient l'équivalent de désordre et de chaos, un des symboles du Mal.

B. La République dans la mouvance militante wallonne

1. De la Belgique unitaire francophone à la séparation administrative. - À la fois à côté des partis, mais présentes par les hommes à l'intérieur de ceux-ci, les thèses de la mouvance militante wallonne ont à plusieurs reprises croisé les thèses républicaines. Il faut rappeler que, née dans la dernier quart du 19e siècle comme réponse aux succès du mouvement flamand, la mouvance revendicative wallonne manifestait alors un vif attachement à la Belgique de 1830, mais une Belgique conçue comme unitaire à prédominance francophone ; les flamingants étaient perçus comme les diviseurs de cet héritage belgo-français. Ces forts sentiments d'attachement à la Belgique et à la culture française se conjuguent sans que soit remise en cause la Belgique et son régime. La langue française apparaissait comme le véhicule des idées des Lumières et de la modernité, alors que le combat mené par les flamingants était décrié comme des menées de cléricaux obscurantistes. 1830 n'était somme toute qu'un aboutissement local de 1789.

Mis à part certains francophiles plus radicaux qui, comme Albert du Bois dans son Catéchisme des Wallons publié en 190219, manifestaient leur volonté de rattachement à la France et donc à la république, la plupart des militants wallons conjuguaient sans problème loyauté à la Belgique monarchique et admiration pour la France et la culture française. Peu à peu et tout au long de la première moitié du 20e s., avec la reconnaissance du fait flamand, les revendications vont s'orienter vers la séparation administrative des deux composantes de la Belgique, ébauche de la solution fédérale.

2. Affleurements républicains. - Une lecture transversale de l'histoire du mouvement wallon à partir de cette thématique de la république permettrait de faire le relevé des affleurements républicains. Les sympathies pour la république française sont manifestes par exemple dans l'action de l'abbé Jules Mahieu, curé de Courcelles, fondant en 1936 le Front démocratique wallon. L'idéal républicain anime en 1942 les fondateurs de Wallonie libre, de même que le Rassemblement démocratique et socialiste wallon créé à la fin de la même année 2020. Cet idéal souffle sur le Congrès national wallon de 1945 et sa majorité relative de 46 % optant « sentimentalement » pour le rattachement à la République française21. Il flotte encore d'une manière floue mais certaine dans les esprits des 58 % de Wallons disant non à Léopold III en 1950 ; il imprègne de manière nette le projet sécessionniste d'un Gouvernement wallon provisoire émergeant au plus chaud de cette question royale22. Sans doute la Wallonie n'est-elle jamais passée aussi près de la République. Cet idéal républicain flotte encore dans la tête de nombreux militants mis en mouvement dans la Wallonie industrielle de la grande grève de l'hiver 1960-61.

Il faudrait faire l'inventaire de ces émergences républicaines wallonnes sporadiques, se traduisant en discours ou allusions lors des liturgies civiques autour des lieux de mémoire comme le Coq de Jemappes23 ou l'Aigle blessé à Waterloo24, comme à Ste-Walburge à Liège ou au cimetière de Namur lors des Fêtes de Wallonie25. Il faudrait donner une interprétation de ces Marseillaise entonnées çà et là, à l'occasion, et distinguer la part d'hommage à la France, la pointe de souffle révolutionnaire, la revendication républicaine26.

C. Évolutions récentes

Les développements récents de la société en Wallonie laissent percevoir une évolution dans deux directions opposées : d'une part, la culture à grand spectacle qui se développe autour d'une monarchie sacralisée ; d'autre part, le surgissement de nouveaux mouvements républicains.

1. Une monarchie culte. - Au cours du 20e siècle, on observe que la liberté de critiquer le roi et la monarchie décline. Féroce à l'égard de Léopold II, la presse va perdre de sa liberté en mettant une sourdine aux critiques à partir de 1909. Peut-être est-ce dû au personnage d'Albert Ier qui atteint avec la guerre une stature mythique et arrive à créer un consensus de droite et de gauche autour de sa personne27. La parenthèse de la Question royale mise à part, on observe une tendance de la presse, tout comme du Parlement d'ailleurs, à s'auto­censurer en ce qui concerne la monarchie. Le devoir de l'exécutif de ne pas dévoiler la couronne aurait-il insensiblement glissé vers les organes de contrôle démocratique que sont le parlement et la presse ? Pourquoi ces instances renoncent-elles spontanément à leur devoir essentiel de critique ?

La longueur du règne de Baudouin Ier ayant vu défiler tant de gouvernements avait fait du lui un rouage inoxydable de l'État et lui avait permis d'accroître son pouvoir d'influence. Cette pérennité et ce rôle d'arbitre discret confère à l'institution monarchique un rôle pur de dernier recours au-dessus de la mêlée ; quant au monde politique, obligé lui de trancher au quotidien dans la pesanteur humaine des affaires, il ne sort pas nécessairement grandi de cette confrontation inégale. La charge symbolique de la monarchie s'accroît et, depuis un demi-siècle, les tenants de cette charge ont habilement réussi à profiter de cette sacralisation. D'une part, on distribue large chaque année à des sportifs, des chanteurs, des savants, les hochets de la vanité universelle sous la forme de titres nobiliaires attachant viscéralement à la monarchie. D'autre part, on joue la carte médiatique, celle du culte populaire et du « star system ».

La monarchie semble avoir compris l'importance d'une politique de proximité, en entrant habilement dans le jeu de la culture de masse. Des climax émotionnels ont été atteints lors du décès du roi Baudouin durant l'été 1993 ou, voici deux ans, de façon plus programmée, lors des « joyeuses entrées » et du mariage du prince héritier. Dans le premier cas, le palais de Bruxelles abritant la dépouille du roi avant les funérailles devint un sanctuaire du patriotisme belge et le centre d'un pèlerinage panique28. Dans ces effervescences, l'apparente unanimité magnifie la monarchie comme le dernier bastion contre la déliquescence de la Belgique et conforte les nostalgiques de l'ancien État unitaire.

Remarquons que, pour l'anthropologue, le culte rendu à une monarchie par ses fidèles s'apparente à bien des égards aux manifestations des religions populaires : un public de dévots, des reliques, des légendes, des bardes attitrés, une littérature hagiographique, des frémissements collectifs. L'intense émotion qui a saisi la Grande-Bretagne et le monde entier le 6 septembre 1997 lors des funérailles de Diana, princesse de Galles, confirme cette analyse. C'est ce culte populaire qu'entretiennent et que gonflent les médias, sans que l'on puisse déterminer avec précision le pourcentage des dévots, celui des pratiquants occasionnels, celui des résignés silencieux et celui des opposants farouches.

Comme toute sacralité, cette sacralité monarchique comporte aussi ses tabous, que même la presse ou les représentants du peuple craignent de violer. En avril 1990, le refus du roi de signer la loi sur la dépénalisation partielle de l'avortement entraîna l'application de l'article 82 de la Constitution relatif à l'impossibilité de régner. Dans l'émotion du moment, plusieurs personnages politiques atterrés par ce qu'ils considéraient comme une pantalonnade s'étaient promis de réviser la Constitution pour limiter à l'avenir les prérogatives royales en ce qui concerne la signature des lois. L'émotion passée, aucun parti ne prit d'initiative dans ce sens. La même réserve timide des élus a été visible voici quelques mois dans l'affaire de la liste civile et des dotations princières. Plus récemment, une proposition adoptée le 24 novembre 2002 par le congrès du parti Écolo visait à faire évoluer la monarchie vers une fonction purement protocolaire29. Au cours des jours suivants, une levée de boucliers des responsables des autres partis contre cette audace sacrilège amena Écolo à édulcorer ses propos, pour ne pas dire à se rétracter.

2. Les nouveaux républicains. - L'autre phénomène récent est celui du surgissement de nouveaux mouvements républicains. Je n'aborderai pas ici les mouvements d'extrême gauche, républicains certes, mais centrés sur d'autres revendications. De même, je n'évoquerai guère les mouvements francophiles, préconisant le rattachement de la Wallonie à la France, qui perpétuent l'une des tendances anciennes du mouvement wallon30. Préconisant l'union à une république, ils appartiennent de ce fait incontestablement à la mouvance républicaine. Je signalerai plutôt à l'attention de l'observateur des mouvements qui font de la revendication républicaine le centre de leur réflexion, tels que le Club républicain wallon à Huy31, le CRK (Cercle républicain, Republikeinse Kring) ayant son siège à Bruxelles, le mouvement animé par José Fontaine autour des revues Toudi et République, de même que le Manifeste « Pourquoi nous sommes républicains » présenté à la presse en novembre 2001.

Prenons l'exemple de TOUDI, revue qui mène depuis 1987 un combat républicain d'abord et wallon ensuite ; pendant plusieurs années TOUDI (revue annuelle) fait route commune avec la revue République (revue mensuelle). Puis les deux revues fusionnent sous le nom de TOUDI (qui devient elle-même mensuelle). Recrutant ses lecteurs et ses auteurs tant dans la famille laïque que dans la mouvance chrétienne, ce mouvement a publié a diverses reprises des dossiers étayés sur Les faces cachées de la monarchie belge ou sur Monarchie ou république32. On remarque que ces écrits ne prennent pas le contre-pied de la littérature hagiographique et qu'ils évitent de dévoiler les petits travers de la monarchie, de colporter ragots et arguments ad hominem.

Ces mouvements s'en tiennent au débat d'idées, élargissant le combat à la gestion citoyenne et démocratique de la chose publique, s'efforçant de secouer l'inertie conformiste. Ils dénoncent le système monarchique comme un archaïsme incompatible avec une démocratie complète qui ne peut admettre ni l'hérédité des charges, ni les privilèges de naissance, ni les pouvoirs occultes, ni les pouvoirs d'influence sans possibilité de contrôle33. Pour eux, la monarchie n'est pas anodine ou simplement folklorique, elle joue rôle symbolique et un rôle d'influence non négligeable, outrepassant à l'occasion le strict prescrit constitutionnel, pesant sur l'issue des négociations. La personne royale, irresponsable politiquement, sorte de deus ex machina flottant au dessus de la mêlée, contribue à dévaloriser le monde politique, obligé lui de tremper dans les affaires et de s'y mouiller au quotidien.

Ces mouvements dénoncent le « star system » orchestré autour de la monarchie comme une entreprise démagogique reposant sur le mépris du peuple. Pourvoyeur de rêves, ce système tend à endormir la population, et même l'enfance scolarisée, et à l'éloigner de la prise en mains citoyenne de la chose publique. La participation euphorique à une sacralisation usurpée, transmutant en merveilleux la médiocrité et les faiblesses, est stigmatisée comme un processus d'aliénation : la souveraineté appartient au peuple et celui-ci mérite mieux que de s'abîmer dans l'insignifiance des fastes royaux et du carnet rose dynastique. L'esprit républicain, c'est une question de maturité politique et de dignité.

Conclusion

Commémorer Jemappes donne l'occasion à la Wallonie de réexaminer librement les affleurements républicains dans les mentalités. L'historien ne dit pas l'avenir, mais il affirme que la lecture du passé ne peut être confisquée par un seul courant d'opinion si important qu'il se prétende. Diverses, non négligeables, profondément enracinées mais moins apparentes, les aspirations républicaines wallonnes se situent dans la filiation de 1789. Plus récent et plus voyant, le républicanisme flamand, qui n'a pas été évoqué ici, se nourrit par d'autres racines. Une telle anamnèse n'est pas sans intérêt pour les luttes démocratiques de demain, celles de Wallonie, celles de l'Europe et celles du monde.


  1. 1. La Libre Belgique, 8 avril 2002, p. 2. Ces 15 % de républicains se ventilent comme suit : 12 % en Wallonie, 20 % à Bruxelles et 15 % en Flandre.
  2. 2. Voir Ph. Raxhon, La mémoire de la Révolution française. Entre Liège et Wallonie, Bruxelles, 1996.
  3. 3. Du nom de l'avocat François Vonck.
  4. 4. Louis De Potter (1786-1859), libéral républicain, membre du Gouvernement provisoire.
  5. 5. Alfred Defuisseaux (1843-1901), sentait un antagonisme entre Flamands et Wallons dans le P.O.B. Ces dissensions provoquèrent une scission. Pour Defuisseaux, la direction du POB minorisait la Wallonie. Le Conseil général du parti va exclure Defuisseaux. Voir F. Potty, Histoire de la démocratie et du mouvement ouvrier au pays de Charleroi, Bruxelles, 1, 1975, p. 97. - J. Puissant, Le P.O.B. a-t-il failli disparaître de Wallonie. 1887-1889 ?, dans Mélanges René Van Santbergen, n° spécial des Cahiers de Clio, décembre 1984, p. 109-117. Id., L'évolution du mouvement ouvrier socialiste dans le Borinage, Bruxelles, 1979.
  6. 6. Sur la péripétie du «grand complot » dans laquelle le ministre A. Beernaert tenta de discréditer Defuisseaux, voir C. Favry, Le grand complot. L'action d'Alfred Defuisseaux dans le Centre (1886-1889) , dans Mémoires d'une Région. Le Centre (1830-1914), Musée royal de Mariemont, 1984, p. 136-181.
  7. 7. Sur la « Charte de Quaregon », voir R. Abs, Histoire du parti socialiste belge de 1885 à 1978, Bruxelles, 1979, p. 122.
  8. 8. Sur l'attitude pro ou antirépublicaine des partis politiques lors de la question royale, voir Sarah Elicaste, La question royale : une question républicaine ?, mémoire de licence en histoire, UCL, Louvain-la-Neuve, 2001, inédit.
  9. 9. Notamment Léon Meysmans (1870-1952), député socialiste de Bruxelles entre 1902 et 1952. Il prit position lors du Congrès du P.S.B. du 19 mars 1950.
  10. 10. Voir : José Gotovitch, Du rouge au tricolore. Résistance et Parti communiste, Bruxelles, 1992. - Id., Histoire du Parti communiste de Belgique, CRISP, n° 1582, Bruxelles, 1997. - Id. et R. Van Doorslaer, Les communistes et la question nationale. 1921-1945 , dans Cahiers d'histoire du temps présent, n° 3, 1992, p. 257-276. - Cl. Renard, Le PCB et la république dans les années 50, dans Les cahiers marxistes, nov. déc. 1993, n° 192, p. 111-120.
  11. 11. Voir S. Elicaste, La question royale...
  12. 12. Ce cri, poussé sans doute par le député communiste Glineur, fut attribué à tort à Julien Lahaut. Le personnage de Lahaut a fait l'objet d'une pièce théâtrale de Jean Louvet, L'homme qui avait le soleil dans sa poche. Son Assassinat, non élucidé jusqu'en 2003, a fait l'objet de l'étude de Rudi Van Doorslaer et Étienne Verhoyen, L'assassinat de Julien Lahaut. Une histoire de l'anticommunisme en Belgique, Berchem, E.P.O., 1987.
  13. 13. La sentence de Jésus, rapportée par les trois évangiles synoptiques (Mt, 22, 21 ; Mc, 12, 17 ; Lc 20, 25), « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est a Dieu », peut s'interpréter comme la base d'une légitime séparation des sphères religieuses et politiques. D'après Jacques Maritain, plutôt qu'avec le régime monarchique le lien serait plutôt à établir avec la démocratie : « Non seulement l'état d'esprit démocratique vient de l'inspiration évangélique, mais il ne peut pas subsister sans elle » (dans Christianisme et démocratie, Paris, Hartmann, 1945).
  14. 14. Sur ces schémas mentaux, voir : J. Pirotte, Reconquérir la société. L'attrait du modèle de chrétienté médiévale dans la pensée catholique (fin du 19e - début du 20e siècle), dans Le monde catholique et la question sociale (1891-1950), Bruxelles, 1992, p. 29-46 ; Id., Néo-gothique et fantasmes de chrétienté, du 19e au 20e siècle, dans Gothic revival. Religion, architecture and style in Western Europe. 1815-1914, sous dir. de J. De Maeyer and L. Verpoest, Leuven, 2000, p. 255-265. Voir aussi l'ouvrage Rêves de chrétienté. Réalités du monde. Imaginaires catholiques. Actes du colloque, Louvain-la-Neuve, 4-6 novembre 1999, sous la dir. de L. van Ypersele et A.-D. Marcelis, Paris, Éditions du Cerf, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2001.
  15. 15. Cet appel pour un ralliement de l'Église de France à la République fut confirmé par l'encyclique de Léon XIII, Au milieu des sollicitudes du 20 février 1892. Voir J. Gadille, Le christianisme en Europe des années 1860 à la première guerre mondiale, dans Histoire du christianisme des origines à nos jours, sous la dir. de J.-M. Mayeur, Ch. et L. Pietri, A. Vauchez, M. Venard, vol. 11, 1995, p. 522.
  16. 16. Voir H. Stijpens, Lucien Jottrand (1804-1877), thèse de doctorat en sciences politiques, RUG, 1960.
  17. 17. Dans son roman Les plumes du coq (Paris, Calmann-Lévy, 1975), Conrad Detrez décrit notamment une enfance en milieu catholique wallon au moment de la question royale. Sur les positions du chanoine Dermine, voir M. Mincke, Mouvements wallons et question royale : le dénouement. 1949-1950, mémoire de licence en histoire à l'UCL, Louvain-la-Neuve, 1984, inédit, p. 106-125.
  18. 18. Voir S. Elicaste, La question royale... Voir aussi J. Gotovitch et P. Delwit, La peur des rouges, Bruxelles, 1996.
  19. 19. De son abondante production, il faut citer son traité : La République impériale. Des rapports nécessaires entre la France et les Pays-Bas français, Paris, 1905. Voir Ph. Muret, « Albert du Bois », dans Encyclopédie du mouvement wallon, sous la dir. de P. Delforge e. a., Charleroi, 2000, t. I, p. 520-521.
  20. 20. Voir J.-P. Hiernaux, De l'esprit de la résistance à l'idéal républicain. 1940-1999, dans Monarchie ou république, n° spécial de Toudi, 1999, p. 18-20. Voir P. Delforge, Rassemblement démocratique et socialiste wallon, dans Encyclopédie du mouvement wallon, sous la dir. de P. Delforge e. a., Charleroi, 2001, t. III, p. 1339-1345.
  21. 21. Voir Ph. Raxhon, Histoire du Congrès wallon d'octobre 1945. Un avenir politique pour la Wallonie ?, Charleroi, 1995. Voir aussi le t. LXXI, 1997 (n.s. n° 437-440) de La vie wallonne, entièrement consacré à commémorer le Congrès de 1945.
  22. 22. Voir J.-P. Hiernaux, De l'esprit de la résistance à l'idéal républicain. 1940-1999, dans Monarchie ou république, n° spécial de Toudi, 1999, p. 18-20. Voir aussi : S. Elicaste, La question royale... - M. Libon, Question royale et mouvement wallon , dans Encyclopédie du mouvement wallon, sous la dir. de P. Delforge e. a., Charleroi, 2001, t. III, p. 1316-1323.
  23. 23. Voir Ph. Raxhon, La symbolique révolutionnaire française de 1789 constitutive d'un imaginaire wallon ? dans L'imaginaire wallon. Jalons pour une identité qui se construit, sous la dir. de L. Courtois et J. Pirotte, Louvain-la-Neuve, 1994, p. 79-107.
  24. 24. Voir notamment le discours républicain de l'écrivain Thierry Haumont à l'Aigle blessé, le 17 juin 2001, publié dans Toudi, n° 40, juin-juillet 2001.
  25. 25. Notamment le discours lyrique très remarqué de José Fontaine lors des fêtes de Wallonie le 19 septembre 1999.
  26. 26. Voir Ph. Raxhon, La Marseillaise ou le devenir d'un chant révolutionnaire en Wallonie, Charleroi, 1998.
  27. 27. Sur la construction de ce mythe du roi Albert, voir les travaux de L. van Ypersele, Le roi Albert. Histoire d'un mythe, Ottignies, 1995 ; Id., Roi et nation. La représentation de la monarchie en Belgique durant l'entre-deux-guerres, dans Cahiers d'histoire du temps présent, 1997, n° 3, p. 11-26.
  28. 28. Panique, pris adjectivement dans sons sens premier : qui trouble subitement et violemment les esprits.
  29. 29. Hasard du calendrier, cette proposition fut formulée le lendemain de la commémoration de Jemappes faite à Mons le 23 novembre 2002.
  30. 30. Voir l'ouvrage récent de P.-H. Gendebien, Le choix de la France. Un avenir pour la Wallonie et Bruxelles, Bruxelles, 2002.
  31. 31. Le Bulletin républicain wallon, édité à Huy, est l'organe du Club républicain wallon pour l'indépendance, la liberté et la dignité de la Wallonie, animé par Milou Rikir.
  32. 32. Les faces cachées de la monarchie belge, n° 65-66 de Contradictions et n° 5 de Toudi, 1991. - José Fontaine, Le citoyen déclassé. Monarchie et société, n°8 de Toudi, 1995. - Monarchie ou république, n° spécial de Toudi, 1999. - Les faces cachées de la dynastie belge, n° spécial de Toudi, déc. 2002-janv. 2002.
  33. 33. En juin 2002, la revue Politique éditée à Bruxelles a publié un numéro intitulé La Belgique, une monarchie par défaut, où certaines contributions posent la question de la compatibilité de la monarchie avec la démocratie.