La culture wallonne depuis vingt ans

Toudi mensuel n°63-64, mai-juin 2004

Fin des années 70 apparaît le concept de « culture wallonne », après bien d’autres espaces francophones qui eux aussi se veulent singuliers1 Les romans de Detrez, certains courts métrages de Jean-Jacques Andrien, le souci d’écrire l’histoire de la Wallonie, des initiatives en peinture, littérature (comme le surréalisme wallon), lui avaient donné force. Ou, comme le disent les lecteurs de Gellner, l’avaient « construit ». Mais déjà l’exposition de Charleroi en 1911 affirmait l’art wallon. Le progrès fondamental de la culture wallonne, c’est qu’elle se débarrasse des difficultés de l’essentialisme (pour qui une musique est française ou allemande, ou wallonne…, mais ne peut le démontrer). L’embarras de Jules Destrée est évident quand il veut définir un art wallon2. L’affirmation wallonne s’est débarrassée de cette gêne. Voilà peut-être le point du bilan le plus important.


La culture wallonne, un concept plus « créé » que « construit »


Tout le monde raffole de Gellner3 et de l’idée - exacte - que toute identité est construite. Mais les nostalgiques de la Belgique unitaire en usent pour mettre à distance le concept de « Wallonie », sans appliquer le même relativisme à Belgique: J.Stengers par exemple4. Ils se servent du constructivisme pour démentir la Wallonie et considèrent les tenants de la culture wallonne comme essentialistes, alors que ceux-ci échappent à ce reproche. Le concept de culture wallonne a été construit par les théoriciens et militants des deux Manifestes, mais a été précédé par quelque chose qui pulvérise le relativisme antiwallon.

Un roman, une école de peinture, une pièce de théâtre sont évidement « construits », mais c’est plus une « création » qu’une « construction » (sentie toujours comme arbitraire). Jean Stengers prétendait que Wallonie et Flandre sont des « sous-produits » de la Belgique. Les romans de Conrad Detrez, le théâtre de Louvet, les films d’Andrien sont-ils des « sous-produits » ? Non : ils renvoient à une Wallonie ni essentielle, ni « sous-produit ». Par exemple, la pièce de théâtre de Herman Closson jouée sous l’occupation, interdite par les Allemands : Le Jeu des quatre Fils Aymon (1943). On fit parvenir aux Allemands un texte plus « sage », mais les comédiens routiers jouèrent le texte original partout, les Allemands n’y voyant que du feu. Plisnier dans Mariages (1937), s’évertue à maquiller sa ville de Mons en ville française, mais nomme sans difficultés les stations balnéaires flamandes. Chez Plisnier il y a résistance à nommer la Wallonie à cause de son lundisme (qui assimile culture belge francophone et culture française). Chez Louvet , Detrez, Andrien, la « construction » du barrage qui interdit à la Wallonie l’entrée des œuvres de l’esprit s’écroule. La Wallonie s’impose à Louvet à travers 1960, à Detrez par le souvenir de la question royale, à Andrien à travers la dépossession fouronnaise et celle du monde agricole (Le grand paysage d’Alexis Droeven).

On sort du problème de Destrée. Agissant par elles-mêmes, les sociétés ont quelque chose de la substance. Annie Dauw5, pense que la question de la Wallonie est suspendue à une sorte d’acte de foi, mais qui n’a rien d’irrationnel. Quelle « foi »? Celle de Bruno Latour, estimant qu’il y a un universel en mesure de « sécréter du “ même ”, de l’identique du continu qui ne repose pourtant pas sur le maintien d’une substance intacte à travers l’espace et le temps »6. Celui des amants qui « peuvent dire sans mentir que l’amour qui les anime maintenant comme s’il avait duré toujours est infiniment plus fort, plus profond, plus solide, qu’il les rapproche bien davantage qu’à leurs débuts. » Le concept de Wallonie se légitime, par des réflexions de ce type, sociologiques ou philosophiques. Voyons pourquoi.


L’origine de la culture wallonne : la Wallonie comme société


À l’origine des œuvres wallonnes, il n’y a pas d’essence, mais des mouvements de Wallonie : ouvrier (Louvet, Detrez, Malva, Chavée), paysan (Andrien et récemment GA Terrien), résistant (Herman Closson), la désolation des régions industrielles (pour le surréalisme hennuyer), etc. La source de ces œuvres - au cœur de mouvements de masses - invite à se réinterroger sur le sens à dire que le concept de Wallonie est « construit ». Il l’est , mais il est aussi un courant qui fait céder d’autres « constructions », d’allure fort essentialistes, qui empêchaient la Wallonie d’entrer dans l’art. Ce barrage qui cède, je l’ai vécu un jour de juillet 1991 où, journaliste à un débat en plein air à Libramont avec le ministre de l’agriculture De Keersmaecker et un responsable wallon, le flot violent de centaines d’agriculteurs révoltés de la politique cyniquement partiale du ministre m’a emporté. Ces fermiers étaient au bord de la faillite, de quelque chose où sombre complètement le sens de la vie, car le métier d’agriculteur est état et non pas profession.. De Keersmaecker fut obligé de fuir à bord d’une voiture qui aurait pu être incendiée sans la gendarmerie. Le roman de GA Terrien La Glèbe (Memory Press, 1999) témoigne de cela, d’une manière inédite, comme d’ailleurs aussi les films d’Andrien.

Les œuvres sensées exprimer la Wallonie naissent d’un « travail » des Wallons sur leur histoire - la fameuse « Wallonie née de la grève » notamment - et des artistes s’en nourrissent. Cette Wallonie « qui fait société » étreint notre vie, marque des créations reçues comme liées à elle. Et en retour, ces œuvres « oeuvrent » à la constitution de la Wallonie, spontanément.


Peinture


Prenons l’exposition de la Louvière en 2000, Visions du Hainaut industriel d’Eugène Boch à la photographie (1850-2000). Eugène Boch peint comme un paysagiste classique. Le sculpteur Dewuf, 150 ans plus tard grave dans ce qui semble des blocs de charbon des « fossiles de l’âge industriel » (en y notant « Région du Centre. 2000 après Jésus-Christ »). Le Hainaut industriel a pénétré le cœur et l’esprit de ces dizaines de peintres sculpteurs, photographes, comme sur les 1000 km2 du sillon industriel wallon, avec les lumières qu’on n’avait jamais vues de l’industrie. Les peintures assomment comme devait assommer le travail alors, par exemple les photos de Kessels pour le film Misère au Borinage, lieu de naissance du cinéma wallon. Peintres plus contemporains ou sculpteurs demeurent dans ce schéma industriel. Difficile d’oublier Marcinelle et les belles Italiennes que Detraux a photographiées, sensuelles jusque dans leur angoisse mortelle aux abords de la mine tragique. Anthoine montrait dans cette exposition la photo d’une jeune couple dont l’homme et la femme rayonnent du désir qu’ils ont l’un de l’autre, sur la pente d’un terril en bas duquel s’étale le Pays Noir, une image qu’on retrouve dans Les convoyeurs attendent de Benoît Mariage (1999). Sur 1000 km2 a été bâtie ici la deuxième puissance industrielle du monde au 19e siècle. Cette aventure commencée bien avant, le long des plus petits affluents de la Sambre et de la Meuse (pour les souffleries des forges), dans l’Ardenne liégeoise, luxembourgeoise, namuroise… sème des ateliers qui rejoindront, en grandissant si l’on veut, le sillon Sambre-Meuse. Cela distingue la Wallonie dans le monde et des milliers de ses habitants y conforteront l’industrie du fer en Suède, ce que les Suédois n’ont pas oublié. Marinette Bruwier, Claude de Moreau de Gerbehaye et Claude Feltz ont décrit ces nombreux siècles en une centaine de pages décisives dans De fer et de feu, l’émigration wallonne en Suède7. Cette expérience unique au monde (par son intensité), l’art ne l’oublie pas : Poliart peint aujourd’hui des scènes atroces qui fichent en plein cœur le déclin wallon. Qui n’est pas le dernier mot


Bande dessinée


Les anciennes forges se retrouvent chez Chevalier Ardent ou Johan et Pirlouït. La BD wallonne obligée pour des motifs commerciaux de« se réunir à la France » (les uniformes des policiers deviennent français, les panneaux indicateurs etc.), abandonne les signes officiels belges. Mais ceux-ci sont moins liés à la vie sociale profonde que des signes plus fondamentaux: le fourmillement des origines nationales diverses dans un paysage industriel (Raïs et Djemat 1993), les grèves dans la BD fantastique de Bucquoy (Retour au pays noir (1988), par exemple. Dans La couronne en papier doré (Casterman 1998), la grève a comme objectif la transformation du charbonnage en exploitation agricole pour des raisons écologiques… Dans Raïs et Djemat encore, il y a un étonnant glissement des signifiants égyptiens (les pyramides) aux signifiants miniers (le chevalement, dit « châssis à molettes en Hainaut» et « belfleurs » en pays liégeois), où il y a identification des forces occultes du récit fantastique et la condition maudite de la mine et des mineurs. La mine est symbole du Mal radical ou s’associe aussi à la résistance. Il faudrait citer bien d’autres albums. Mais on a une idée du barrage qui cède et ouvre la BD à une société entière. Servais, Comès, Walthéry, Dany et Herman, Hubinon, Seron, Gos, Lambil, Sirius, Mitacq, Piroton, Wil, Leloup, Haussman, Macherot créent des types qui sortent d’un terreau wallon: Silence, Natacha, la Tchalette, Olivier Rameau, Jugurtha, les Petits hommes, Gil Jourdan, Timour, la Patrouille des Castors, Tif et Tondu, … Jean Pirotte et Luc Courtois (directeurs) le montrent dans Du régional à l’universel. L’imaginaire wallon dans la bande dessinée, Fondation wallonne, Louvain, 1999, mais aussi Choisir la Wallonie de JC van Cauwenberghe (Luc Pire, Bruxelles, 2004).


Historiographie


Le bilan de la culture wallonne est positif parce que, tant par ceux qui créent que par ceux qui lisent, regardent, entendent (on parle trop peu de la musique wallonne), il y a réappropriation de soi. L’histoire est décisive : les jugements qui déprécièrent le Manifeste pour la culture wallonne de 1983, s’expliquent. Avant 1973 comme recherche au niveau universitaire, il n’y avait aucun livre d’histoire scientifique prenant la Wallonie comme thème. Les adversaires du Manifeste ont donc eu le sentiment qu’on « inventait » quelque chose contre Bruxelles et un peu n’importe quoi. Pourquoi ?

La « formation nationale » concerne selon Ferry l’agencement objectif du territoire, mais ne dit rien de la « construction nationale », pierre de touche de l’appartenance, même si cette dernière se relie à la « formation nationale » et détermine fort la « construction ». Pirenne a bâti une Histoire de Belgique, autour des trois grandes Principautés : Flandre, Brabant, Liège. La « formation nationale » belge occupe cinq tomes de son Histoire de Belgique (II,III, IV, V et VI), de 1400 à 1800. Liège est vite à l’écart de cette formation, tout se concentre sur le Brabant et la Flandre, Liège continuant à être narrée, mais comme marginale. Pour les siècles capitaux de la formation nationale, les jeunes Wallons étaient menés à percevoir l’histoire de la Flandre comme centrale, la Wallonie demeurant terra incognita. Chacun retient de l’histoire scolaire au moins un vague schéma. La Wallonie n’y avait aucune place. Ce « blanc dans le son » est le fait de Pirenne (Liège comme marginale et rien sur la Wallonie non liégeoise : quelques lignes sur Hainaut, Namur et Luxembourg sur 1500 pages), et se répercute sur les mentalités par l’absence de la Wallonie historique dans le grand public et dans les milieux universitaires. Il y a des pionniers comme Félix Rousseau et d’autres. Mais le premier livre scientifique sur la Wallonie date de 1973, l’Histoire de la Wallonie sous la direction de Genicot. Il y a trente ans. Depuis, il y a eu les six volumes de La Wallonie, le pays et les hommes, de 1976 à 1984, des essais de sociologues qui ont valeur historique, Les causes du déclin wallon, de Michel Quévit en 1978, et Les deux morts de la Wallonie sidérurgique de B.Francq et Didier Lapeyronie en 1990: l’ouvrage de Quévit (inspiré de Pierre Lebrun8), est une analyse de la stratégie capitaliste belge en Wallonie et B.Francq analyse la riposte du mouvement ouvrier à cette stratégie. L’Institut Destrée jeta dans la bataille, en 1992 tout un montage « dias » sur le troisième volet de l’identité wallonne (après capitalisme et mouvement ouvrier) : la Seconde guerre, les camps, la Résistance, le rejet de Léopold III en 1950. Philippe Raxhon et La mémoire de la révolution française. Entre Liège et Wallonie (1996), traverse cette dimension en l’écoutant aux portes de la mémoire populaire. Son Histoire du Congrès wallon, un avenir pour la Wallonie [celui de 1945] (1995), introduit une autre dimension encore.

En Wallonie, l’historiographie - La Wallonie née de la grève ? en 1987 en témoigne – et la sociologie (G.Carpinelli en 1980 dans Contradictions, Quévit, Francq, Lebrun), se sont plus intéressées aux masses qu’aux élites. L’ouvrage de Raxhon sur le Congrès de 1945, l’ouvrage de Philippe Destatte L’identité wallonne (en 1997), s’étendent sur le travail des élites. Mais - lacune - le lien entre élites et masses est moins étudié. Or, le travail des élites de 1945 à 1950 (dans les Congrès wallons de ces années) ne peut être coupé du remuement des masses et de leur explosion de juillet 1950 qui (à tort, à notre avis), « surprend » l’Histoire de la Wallonie de Genicot en 1973. Pour 1960, nous avons quelques indications de ce lien masses/élites grâce à Robert Moreau dans Combat syndical et conscience wallonne (1984). Pour une période antérieure, nous avons l’Apport des courants régionalistes et dialectaux au mouvement wallon naissant d’Arnaud Pirotte (1997), qui ouvre une piste également peu explorée.

La faiblesse relative de l’historiographie wallonne s’explique aussi par celle des moyens qui lui sont consentis par une institution hostile (la Communauté). L’Encyclopédie du Mouvement Wallon, vient couronner un travail préparatoire à toutes les explorations à l’infini qui sont urgentes, obstination citoyenne de l’Institut Destrée. Qui est accompagné dans son travail par la Fondation wallonne PF et JM Humblet sise à Louvain-la-neuve (une alliance avec le monde universitaire sans équivalent): L. Courtois et J. Pirotte, ont dirigé L'imaginaire wallon. Jalons pour une identité qui se construit, en 1994, Entre toponymie et utopie, Les lieux de la mémoire wallonne en 1999 De fer et de feu. L’immigration wallonne en Suède au XVIIe siècle (2003). Marie-Denise Zachary et Luc Courtois, Enseigner la Wallonie et l’Europe en 2001. Ces ouvrages sont une approche globale. Avec des perspectives sur l’Europe par Jean-Marc Ferry, sur l’enseignement par Marie-Denise Zachary, sur l’identité wallonne par Jean Pirotte, la compréhension de l’espace, le rôle de la mémoire, les comparaisons avec l’étranger, (Québec, Espagne, Suède…). La Fondation wallonne prend sa part d’une construction humaniste et progressiste et n’écarte ni la philosophie, ni la théorie! Des historiens y jouent un rôle central avec des théologiens, économistes, sociologues, géographes, militants. Ce travail de fond va vers l’avenir. L’Institut Destrée, la Fondation wallonne : un travail considérable.


Cinéma


Pour JM Frodon, « Les évolutions successives [du cinéma] appellent comme premier cadre de référence, comme principe explicatif majeur et constant, l’origine nationale des films et les modes nationaux d’organisation de l’industrie cinématographique dont ils sont issus. » (La projection nationale, Cinéma et Nation p.13, Ed. Odile Jacob 1998).

Le cinéma est issu de sociétés articulées pour la plupart d’entre elles au sein d’États-Nations, contribuant à la stabilisation d’un cadre de référence, d’un imaginaire collectif à celles-ci. Cette création se retrouve ainsi tout aussi imprégnée de l’idée nationale que ne l’est la production. Les œuvres viennent de la société et oeuvrent à celle-ci. Même si Paris, Berlin, Moscou, Los Angeles ou encore Rome et Tokyo avaient dominé avant 1945, avant de se faire (presque) écraser par Hollywood. L’Orient s’est affirmé avec Beijing, HongKong, Taipeh, Séoul, Téhéran, Tokyo renforçant son rôle déjà ancien, l’Inde (Bombay-Calcutta)…

La Belgique, nation ratée, n’a pu développer une véritable industrie cinématographique . L’instauration, en 1970, des Communautés et des Régions a fait que le cinéma produit dans le cadre belge ne repose plus uniquement sur quelques individualités créatrices ( Alfred Machin, Henri Storck, Paul Meyer, André Delvaux ou des francs-tireurs comme Marcel Marien et autres surréalistes...). Ces nouvelles entités politiques ont investi dans le cinéma (politique culturelle, audiovisuelle, économique formation et enseignement).

La nature «illusionniste» de la représentation du réel par le cinéma, selon Walter Benjamin, a pour conséquence que « les appareils, sur le (tournage) ont pénétré si profondément la réalité elle-même que, pour la dépouiller de ce corps étranger que constituent en elle les appareils, il faut recourir à un ensemble de procédés techniques particuliers : choix de l’angle de prise de vue et montage (...). Dépouillée de ce qu’y ajoutent les appareils, la réalité est ici la plus artificielle que l’on puisse imaginer et, au pays de la technique, le spectacle de la réalité immédiate s’est transformée en fleur bleue introuvable.»9 Parallèlement, chacun peut légitimement revendiquer d’être filmé. « N’importe quel passant a sa chance de devenir figurant dans un film. Il se peut même qu’il figure ainsi dans une oeuvre d’art.»10 et Benjamin de citer comme illustration de ce dernier fait un film de Vertov et Borinage de Joris Ivens et Henri Storck. Toute création cinématographique reposera donc quelque part entre une représentation autant que possible du réel « brut» ou la non-incarnation voire l’abstraction de celui-ci, les oeuvres majeures étant celles qui réussissent un tel équilibre entre ces deux pôles.

La Wallonie profondément marquée par l’industrialisation, ses créateurs ou ceux qui vont la représenter vont accorder une attention à ce réel et l’y ancrer. L’acte fondateur du cinéma wallon fut posé par un Hollandais et un Ostendais avec Borinage. Toutefois ce peuple était encore muet, la bonne parole « communiste» accompagnant les images captées par Storck et Ivens. Un fait survenu lors du tournage aurait plu à Benjamin, la reconstitution d’une manifestation orchestrée par Storck et Ivens vit l’arrivée de quelques gendarmes qui croyaient qu’il s’agissait là d’une véritable manifestation des mineurs en grève, ceux-ci se retrouvant ainsi figurants du film... (À l’inverse, la prise du Palais d’hiver par les bolcheviques en 1917 n’a jamais été filmée, mais reconstituée par SM Eisenstein pour Octobre. Ces images ont si souvent été rediffusées qu’elles sont souvent prises pour de « vraies » images d’actualité).

Le jalon fondamental suivant est Déjà s’envole la fleur maigre de Paul Meyer. Cette oeuvre qui atteint avec justesse l’équilibre entre réel et fiction constitue une véritable charnière, car comme la grève de l’hiver 60-61 qui la suivra de quelques mois, elle représente en quelque sorte les dernières heures d’une certaine Wallonie industrielle, mais elle montre aussi la mosaïque de peuples que cette dernière est devenue. Les Wallons n’y sont plus muets, mais ils sont encore sans voix propre, le film ayant été postsynchronisé à Paris. Pour les diverses nationalités présentes dans le film, il fut fait appel à des Italiens, Grecs, Polonais, etc. de Paris. Les Borains furent doublés par des Français, ce qui leur donnait parfois un curieux accent de titis parisiens...

La voix propre va surgir au début des années 70. Depuis le début des années 60, le cinéma s’internationalise et apparaît comme l’arme principale permettant la mise à nu de la société. Le «novo cinéma» éclate au Brésil. L’Italie est scrutée par une troisième génération de cinéastes tels Bellochio et Bertolucci, qui viennent s’ajouter aux toujours actifs Pasolini, Petri, Risi, Rosi. Le cinéma allemand scrute le douloureux passé national emmené par l’immense Fassbinder. Le Japon se prend dans la figure Les contes cruels de la jeunesse d’Oshima. La quiétude des alpages suisses est dérangée par des cinéastes comme Alain Tanner et Daniel Schmid. L’Angleterre se trouve un cinéma « contestataire» avec Ken Loach et If de Lindsay Anderson. Le Québec filme sa « révolution tranquille» avec Gilles Carle, etc. C’est dans ce bouillonnement international, mais aussi en liaison avec le substrat social wallon, que va apparaître, de manière continue jusqu’à aujourd’hui, un flot de créateurs qui souvent explorent indifféremment et, parfois simultanément, la fiction et le documentaire: tels, et ce de manière non exhaustive, Jean-Jacques Andrien, Luc et Jean-Pierre Dardenne, Manu Bonmariage, Thierry Michel, Benoît Mariage, Benoît Delvaux. Cet ancrage, cet enracinement dans un « cinéma du réel», outre les lieux filmés, sera renforcé par le recours à des acteurs et actrices de Wallonie professionnels ou pas.

Ce qui fait qu’un franc-tireur comme Jean-Jacques Rousseau, rencontre improbable entre Ed Wood, Kenneth Anger, Jean-Pierre Mocky et les surréalistes hennuyers, a toute sa place dans un cinéma wallon comme représentation de l’ici. En effet, seules les personnes vivant en Wallonie peuvent reconnaître et se reconnaître dans ce qu’ils voient sur l’écran, et elles seules peuvent effectuer simultanément ce double mouvement de projection. Qui peut d’ailleurs être celle d’un rejet ou d’une négation. Le lien à la Wallonie n’exige aucune complaisance, son désir chez le spectateur doit correspondre à la lucidité sur la vie qui n’est jamais si bien goûtée que lorsqu’elle accepte lassitudes, joies et souffrances. Tout spectateur hors de cet espace public pourra « seulement» se reconnaître dans les situations ou les personnages. Bien sûr, ce cinéma du réel se retrouve ailleurs. En France, il y eu Jean Rouch, il y a encore et toujours Raymond Depardon, à leur façon Robert Guédiguian et Jean-François Stévenin, mais aussi une nouvelle génération avec Yves Caumon, Alain Guiraudie, les frères Larrieu et d’une certaine manière Damien Odoul et son formidable premier film Le Souffle.

D’autres créateurs pourraient encore venir s’ajouter mais cette prégnance du réel n’atteint jamais une telle «dominance» que dans le cinéma de Wallonie. Ainsi, une histoire comme Rosetta pourrait être re-filmée à Bailleul, Glasgow ou Helsinki, mais elle ne sera jamais la même car l’espace public de ces lieux est constitué et articulé différemment, ce à quoi s’ajoute, et ce de manière non négligeable, la subjectivité du réalisateur, ce qui fait que Bruno Dumont, Ken Loach et Aki Kaurismäki ne sont pas Luc et Jean-Pierre Dardenne (et inversement). C’est cet ancrage même qui permet une certaine universalité, et ce beaucoup plus qu’un cinéma «désincarné», et qui suscitera plus «facilement» une réelle empathie ou identification de la part d’un spectateur extérieur au réel représenté. Dont il se sentira à la fois différent et proche. De nombreux spectateurs français se demandaient après la vision de C’est arrivé près de chez vous où l’on parlait le français de cette manière là...


Que manque-t-il?


Nous n’avons parlé que de quelques aspects des dernières vingt années de la culture wallonne, négligeant un peu la littérature (qu’Adamek, Denis, Haumont, Verheggen, Terrien, Louvet, Job, Malinconi, Izoard… nous pardonnent). Et nous avons peu signalé les lieux importants d’échanges et de création : danse, musique, photographie, poésie, revues, langue wallonne (chansons, littérature), musées, bâti ancien et contemporain ...

La société wallonne a accouché d’œuvres qui marquent et marqueront les hommes d’ici et d’ailleurs. C’est de se savoir portées par un peuple – ou au moins un public - qui les reconnaît que vivent et surgissent les œuvres. Mais il n’y pas de société sans un Pouvoir qui la régit avec cette autorité dont parle Arendt, qui, dans les conditions de la liberté, « augmente» les êtres humains. Du côté des créateurs on a fait sa part. Du côté politique manque le geste d’ « augmentation » dont parle Arendt : être à même (aussi institutionnellement) de considérer les créateurs comme partenaires, commodes ou incommodes, de la Cité à édifier. La Communauté française, au lieu d’augmenter, diminue, efface. Or, « les pays privés de légende sont condamnés à mourir de froid ».

  1. 1. Arvi Sepp, Jean-Pierre Lemaître, Pascal Holenweg et José Fontaine se sont expliqués là-dessus dans un dossier publié dans le n°17 (mars-avril 1999) de la revue TOUDI intitulé Repenser l’universel par la Francophonie, pp. 11-23
  2. 2. Jules Destrée, Les Arts anciens du Hainaut (titre inexact car il s’agit de l’art wallon), in Le livre d’or de l’exposition de Charleroi, 1911, pp. 337-404.
  3. 3. Ernst Gellner, Nations et nationalismes, Payot, Paris, 1983.
  4. 4. Jean Stengers, Le siècle de la nationalité belge, Quorum, Bruxelles, 2002.
  5. 5. Anny Dauw, De Waalse identiteit en het integratiebleid, Université de Gand, année académique 2201-2002. Voir les numéros de TOUDI de juin 2003 et septembre 2003.
  6. 6. Bruno Latour Jubiler ou les tourments de la parole religieuse, Seuil, Paris, 2002, p.57
  7. 7. Marinette Bruwier La technologie du travail du fer en Wallonie, du Moyen Âge au XIXe siècle, pp.85-98, Claude Moreau de Gerbehaye Les principales étapes de la sidérurgie ancienne dans le Sud-Luxembourg, 1500-1800, pp. 99-117 Claude Feltz Lieux et paysages de la sidérurgie en Wallonie du Sud et à ses frontières, évolution du XVIe au XXe siècles p.p.119- 144 dans l’ouvrage mentionné édité par la Fondation wallonne, Louvain, 2003.
  8. 8. Pierre Lebrun et alii Essai sur la révolution industrielle en Belgique, Palais des Académies, Bruxelles, 1979, voir notamment p.p. 505 et suivantes.
  9. 9. Walter Benjamin Œuvres, Tome II, Folio/Essais, Paris, 2000, p.2999.
  10. 10. Ibidem, p.296.