Francophonie, Wallonie, Romandie et Europe postnationale
Sur le site Internet de la Maison de la Francité on lit ces mots: « Entre la France et la Belgique romane (...) aucune discontinuité culturelle (...) il s'agit d'une seule et même nation, la nation française. » En revanche, le Genevois Pascal Holenweg écrit, à propos de la Romandie : « De langue et de culture française, nous ne sommes pas de la langue et de la culture du pouvoir de la France, mais de celle de tous ceux qui, de par le monde, usent de ces outils et de cette mémoire pour " dissoudre les monstres ". La France n'est qu'un Etat, quand la francité est un monde - un monde dans le monde, un monde qui dépasse cet Etat et parfois le nie. » Le livre récent d'Hervé Hasquin, La Wallonie, son histoire 1, une référence, se conclut (il vaut la peine de le souligner) par le Manifeste pour la culture wallonne qui fut pour les intellectuels wallons en 1983 l'occasion de revendiquer une manière d'être français, indépendante de la Belgique et de la France.
Une problématique de toute la Francophonie
Nous ne sommes pas ici dans un débat belgo-belge. La présence de francophones hors de France est un phénomène planétaire. La Wallonie y a sa part. Son nom en Francophonie, " Communauté française de Belgique ", est un nom qui la nie, de fait, sans que rien ne soit apporté, par cette négation, au riche bouquet de la Francophonie, comme avec Québec, Sénégal, Liban... Les mots " Communauté " française de Belgique " ", renvoient en effet au " lundisme ", ce mouvement émanant d'un groupe dit " du lundi " (d'où " lundisme ") et revendiquant dès 1937 l'identité absolue entre littérature française de France et littérature de chez nous, rejetant " littérature belge de langue française " au profit de " littérature française de Belgique ". Par un glissement sémantique qui avalise la négation totale de l' " ici " telle que la Maison de la Francité le propose.
En 1978, traitant des littératures marginales de la France (Canada, Suisse, Belgique), le Professeur Piron n'y retient plus le Québec, estimant que la distance littéraire entre Suisse, Belgique et France tend à s'abolir " tandis que la littérature du Canada français devenant littérature du Québec signifie une mutation opérée sous l'effet d'une volonté d'autonomie politique (...) ". Il ajoute: " Le mouvement littéraire au Québec colle à la société tout autrement que dans la francophonie européenne. " 2
M.Piron s'en prend au " nationalisme littéraire " commun à la Suisse romande et à la Belgique francophone au 19e siècle (jusque là, elles n'avaient pas été intégrées dans un véritable État-Nation moderne, malgré l'expérience de la République de Genève ou de la Principauté de Liège). " On se détourne alors de la France (...) (pour) se tourner davantage vers le monde germanique (...) on (...) se montrera sensible aux attraits conjugués de la poésie allemande et des paysages rhénans. ", estime M.Piron, jugeant la chose artificielle 3. Au Québec, l'opposition à la France a des couleurs religieuses (Québec " catholique " contre France " laïque "), la référence à un élément germanique autochtone (allemand, comme en Suisse, ou flamand, comme en Belgique), étant impossible avec les " Germains " anglais, trop colonialistes). L'auteur stigmatise l'erreur canadienne, suisse ou belge " de faire l'école buissonnière avec leurs dialectes plutôt que de venir s'asseoir à l'école du maître et du livre ", qui débouche sur une impasse: " On écrit mal sans le savoir; ou bien, rendu méfiant parce qu'on le sait, on tombe dans l'excès contraire, qui est le purisme; et voulant châtier sa langue, on finit par châtrer son style "4. Autre travers: le régionalisme.
M.Piron, en 1978, estime que ces littératures s'émancipent enfin, mais sur un plan purement littéraire, en faisant autre chose que la France: le symbolisme au début de ce siècle en Belgique, Ramuz en Suisse, les écrivains de la Révolution tranquille au Québec. Mais rappelons que pour M.Piron, ce temps de la différence est révolu pour la Belgique et la Suisse, leurs littératures s'intégreraient parfaitement à la littérature de France, le Québec prenant une autre voie.
France et Canada, Suisse ou Belgique: des différences " techniques "
Tout en voulant faire oeuvre de sociologie, M.Piron nie le rapport de la littérature à la société par cette remarque que nous rappelons: " le mouvement littéraire au Québec colle à la société tout autrement que dans la francophonie européenne ". Or, dans le contexte, ce " tout autrement " signifie qu'ailleurs cela ne " colle " pas ou peu. Mais le fait de ne pas " coller " (ne pas vouloir " coller " en fait) est encore une façon d'affirmer son rapport au social, par rejet et dénégation de celui-ci. Il y a, chez M.Piron, d'une part, la prise en compte des pesanteurs sociologiques et, d'autre part, l'idée que la littérature y échapperait. D'où, sans doute, l'attention aux seules différences " techniques " (linguistiques) pour Suisse, Belgique et Canada (on n'y parle pas aussi " bien " le français). L'erreur propre aux " littératures marginales ", ne serait-elle pas plutôt de se croire si marginales qu'elles ne voient plus qu'un lien avec une littérature en soi (" la " littérature française), ce qui éclipse tout le reste (le social, l'humain, le politique)? Le lundisme cultive cette illusion d'une littérature sans attaches 5.
Essayons de traduire cela concrètement: pour le lundisme (et M.Piron), s'il y a chance que, malgré tout, naisse un grand écrivain dans ces littératures " marginales ", cela signifierait la même chose que la production, en tel pays industrialisé, d'un logiciel meilleur, le lien au pays n'ayant que peu de signification. Seul compte donc le lien avec " la " littérature en soi. Alors que, pour les Français, la littérature française n'est certainement pas qu'une littérature de langue française, " en soi ", " technique ", sans attache au pays. Si les Français, à leur tour, méconnaissent les pays de langue française en tant que différents, des affirmations comme celles de la Maison de Francité ne peuvent que renforcer cette ignorance.
Le dépassement ramuzien
Dès 1928, Ramuz s'opposera à cette manière de voir. Mais, avant d'y venir, prenons deux intellectuels ou écrivains wallons qui traduisent bien l'idée que l' appartenance de la Wallonie à la culture française ne la distingue que peu ou pas de la France: Baussart et Tousseul.
Élie Baussart, en 1939, rejette l'idée d'une " culture wallonne " (par opposition à la revendication d'une culture spécifique en Flandre): " Pas plus que les circonstances n'ont permis que la Wallonie, qui a de grands peintres, vit éclore une école wallonne; pas plus, elle qui a des humanistes, des philosophes, des écrivains, n'a une culture propre. La raison principale et suffisante, c'est qu'elle n'a pas de langue propre. (...) La langue de la pensée, de la vie de l'esprit, de l'enseignement (...) c'est la langue française (...) par laquelle nous accédons à l'histoire, aux lettres, aux sciences, celle qui nous introduit dans la communauté des nations, par laquelle nous devenons citoyens du monde (...) " Cependant, Baussart a de l'estime pour sa Wallonie: " elle n'est pas (...) une province pauvre et ingrate, qui reçoit sans rien rendre: notre apport n'est pas négligeable (...) Comme la Suisse romande (...) ou d'autres " provinces " qui relèvent de Paris, elle a son originalité. " 6 Notons cette citation de Ramuz qui pourtant revendique bien plus qu'une simple " originalité " de son pays. 7
Jean Tousseul commence par une réflexion inquiète sur la France en pleine débâche de 1940: " Je n'allumais plus le poste de la radio française qu'avec angoisse et quand j'entendais, dix fois répété, un vers de la Marseillaise, toujours le même, rauque, désespéré sur des ondes de fortune, je pâlissais. Bien que j'adore la vieille culture française, je suis trop belge pour aimer aveuglément les penseurs et les artistes qu'on nous présente comme les interprètes supérieurs de la France moderne, dont je me suis éloigné (...) Je pardonne à Paris le mauvais accueil qu'il fit toujours aux livres authentiquement belges; je ne songe plus qu'au malheur de la France. Mais je crois qu'elle vivra et c'est très doux de l'espérer (...) J'ai entendu des Belges insulter la France vaincue, désemparée, inhospitalière. Ah! J'aurais voulu remettre sur-le-champ à un imprimeur les brèves études que j'avais écrites avant la guerre sur trente écrivains géniaux de là-bas chez qui j'avais retrouvé, me semblait-il, la vénérable âme française, qui est aussi, à quelques nuances près, l'âme ancienne de la Wallonie. " 8
Baussart en 1939, Tousseul en 1941 sont opposables à Ramuz et à sa Lettre à Robert Grasset de 1928. Apparemment modeste quant à la Suisse romande ou à son pays de Vaud, Ramuz décrit leur identité d'une manière différente des Wallons: " Mon pays a toujours parlé français, et, si on veut, ce n'est que " son " français mais il le parle de plein droit (...) parce c'est sa langue maternelle, qu'il n'a pas besoin de l'apprendre, qu'il le tire d'une chair vivante dans chacun de ceux qui y naissent à chaque heure, chaque jour.(...) Mais en même temps, étant séparé de la France politique par une frontière, il s'est trouvé demeurer étranger à un certain français commun qui s'y était constitué au cours du temps. Et mon pays a eu deux langues: une qu'il lui fallait apprendre, l'autre dont il se servait par droit de naissance; il a continué à parler sa langue en même temps qu'il s'efforçait d'écrire ce qu'on appelle chez nous, à l'école, le " bon français ", et ce qui est en effet le bon français pour elle, comme une marchandise dont elle a le monopole. "9 Ramuz écarte l'idée que son pays soit une province de France: " Il y a dans toutes les provinces de France un écart plus ou moins grand entre ce français d'école et le français de plein air (je ne parle même plus des patois), mais encore se servent-elles de ce français d'école avec une certaine aisance, comme étant quand même un français à elles, par Paris, leur centre commun. " 10 Ramuz préfère écrire dans une langue qui ne soit pas ce français " commun " à cause d'une double fidélité: à son pays, distinct de la France, et à la langue des paysans, distincte de celle des bourgeois (Ramuz connut Poulaille et sympathisa avec la " littérature prolétarienne "
Voici comment il raconte cette fidélité: " Je me rappelle l'inquiétude qui s'était emparée de moi en voyant combien ce fameux " bon français ", qui était notre langue écrite, était incapable de nous exprimer et de m'exprimer. Je voyais partout autour de moi que, parce qu'il était pour nous une langue apprise (et en définitive une langue morte), il y avait en lui comme un principe d'interruption, qui faisait que l'impression, au lieu de se transmettre telle quelle fidèlement jusqu'à sa forme extérieure, allait se déperdant en route, comme par manque de courant, finissant par se nier elle-même (...) Je me souviens que je m'étais dit timidement: peut-être qu'on pourrait essayer de ne plus traduire. L'homme qui s'exprime vraiment ne traduit pas. Il laisse le mouvement se faire en lui jusqu'à son terme, laissant ce même mouvement grouper les mots à sa façon. L'homme qui parle n'a pas le temps de traduire (...) Nous avions deux langues: une qui passait pour " la bonne ", mais dont nous nous servions mal parce qu'elle n'était pas à nous, l'autre qui était soi-disant pleine de fautes, mais dont nous nous servions bien parce qu'elle était à nous. Or, l'émotion que je ressens, je la dois aux choses d'ici... " Si j'écrivais ce langage parlé, si j'écrivais notre langage..." C'est ce que j'ai essayé de faire..." 11
On voit ainsi s'exprimer une extrême volonté de proximité avec la France et une extrême volonté d'autonomie. Pas de " je suis trop belge " à la Tousseul, pas non plus de ressemblance affirmée sur le plan seulement ethnique comme (à nouveau chez Tousseul): " la vénérable âme française, qui est aussi, à quelques nuances près, l'âme ancienne de la Wallonie ". Ramuz est très radical: il veut que son pays " parvienne à son expression par ses propres moyens et dans sa propre langue ". Et s'il continue alors à être édité, son interlocuteur, Robert Grasset, réintégrera son pays " à la " plus grande " France (celle de la langue française) ", mais réintègrera " un des membres de la famille, non en l'assimilant, comme on fait pour les étrangers, mais en lui laissant sa pleine autonomie... " 12. Ce langage n'a jamais jamais tenu en Wallonie avant le Manifeste pour la culture wallonne.
Élie Baussart, par exemple, parle en effet de la Wallonie seulement comme d'une " province " française et part de la problématique (ce sont ses termes): " Culture wallonne ou pas? ". Et il conclut par la négative comme tous les intellectuels wallons jusqu'en 1983. Le dépassement effectué par Ramuz relève aussi d'une philosophie qui dépasse le dilemme platement ethnique (" Culture wallonne ou pas? "): " Il y a dans l'espace un lieu où je suis venu à la vie et j'y suis venu à la vie à un certain moment dans le temps: telles ont été d'abord pour moi les grandes réalités, et mes raisons déterminantes. Sitôt qu'elles ont pu éclater librement à mes yeux par le progrès de ma nature, elles ont pris en moi toute la place, de sorte que mon orientation première n'a pas été, comme chez beaucoup d'autres jeunes hommes, politique ou métaphysique, mais topographique, géographique, géologique, c'est-à-dire toute concrète: se résumant ainsi en un besoin, qui a moins été de m'exprimer moi-même que d'exprimer les êtres, et, par le moyen des êtres, l'être tout court, à travers moi. Or, ces êtres étaient certains êtres, et moi aussi j'étais un être particulier, né à un certain lieu dans l'espace, à un certain moment dans le temps... " 13
L'expression " culture wallonne " relève du même souci que celui de Ramuz. On ne cherche pas d'abord à construire ethniquement des caractéristiques qui différencieraient de la France. La différence d'avec la France n'est pas objective, ethnique, mais exprime la volonté d'être autonome collectivement, un peu comme le Québec de M.Piron, mais chez Ramuz, plus humainement, dans une perspective plus large, plus profonde aussi, reconnaissons-le, que dans le manifeste wallon.
Le dépassement de Ramuz est de type postnational
Cette manière d'affirmer une commune appartenance tout en soulignant sa différence, est proche de ce que nous appelons avec Jean-Marc Ferry, l'identité postnationale.14
Pour Ferry, l'identité postnationale consiste à dépasser l'État républicain fondé, certes, sur des principes universalistes, mais demeuré identité politique ultime et continuant à faire coïncider identité politique et identité culturelle. L'Europe, selon Ferry, est cette chance d'établir une Communauté politique supérieure, ayant en charge certains éléments de la puissance, comme la monnaie ou la défense, mais ne pouvant cependant pas être un État-Nation en reproduisant, à une échelle plus haute, la coïncidence entre identité politique et culturelle. Car, dans ce cas, le dépassement vers l'Universel, esquissé par la construction européenne, serait nié de même que ses intentions pacifiques. En effet, l'État-Nation, loin d'être dépassé, resurgirait à un niveau plus élevé avec un nationalisme européen (même pacifique et ouvert, ce nationalisme raterait le dépassement qui s'effectue par l'Union européenne).
Les différentes nations abandonnant à l'Europe comme Communauté politique supérieure (non pas État), une partie de leurs prérogatives politiques, permettent en effet que ne coïncident plus identité politique (l'ultime est l'Europe) et identité culturelle. Ces identités culturelles sont en quelque mesure détachées du politique ultime (l'Europe), se confrontent et dialoguent, ce qui est un mode sublimé de la guerre (quête condamnable de la reconnaissance parce que violente). La dissociation entre identité culturelle et identité politique ultime (l'Europe), dessine le cadre d'une Communauté où des nations dialoguent sans former un super-État européen. Si l'Europe faisait à nouveau coïncider Nation et État en créant ce super-État, elle engendrerait des réveils nationalistes à l'intérieur et, à l'extérieur, se fermerait au reste du monde à la manière des États classiques, démentant ainsi la dynamique universaliste qui sous-tend sa construction.
Ceci implique que les États-Nations restent les pivots de la vie sociale, notamment par la formation des identités humaines, via l' " éducation nationale ", à de " hautes cultures " adaptées aux exigences de la vie contemporaine. L'Europe des régions, sa version absolue en tout cas, implique au contraire l'extinction des grandes cultures (française, allemande, néerlandaise, danoise etc.), au bénéfice d'une culture transnationale sans racines et de cultures régionales inadaptées (folklore) aux réquisits contemporains.
Ferry met donc en jeu un principe d'union (la Communauté politique " supérieure ") et de différenciation (la libre confrontation non-violente des identités).
Chez Ramuz, c'est bien de cela qu'il s'agit aussi. Il y a volonté de prendre place dans " la plus grande France " (qu'il n'appelle pas " Francophonie ", car le mot n'existe pas encore), et le désir d'y parvenir en s'y assimilant, " non comme les étrangers ", mais en " gardant son autonomie " dans un ensemble plus large: c'est analogue au postnational.
Ramuz diffère d'André Patris 15 qui estime que le lien avec la France pourrait s'exprimer par la naissance de deux États (Wallonie et France), constitutifs d'une seule Nation (la Nation française). Pour Ramuz, il n'est pas question de faire partie de la Nation française, mais d'un ensemble, la Francophonie, qui, d'une part, dépasse la France tout en étant issu de celle-ci, et, d'autre part, d'un ensemble où l'identité romande se trouve intégrée et renforcée. Le point de vue de Ramuz demeure fort original et nous voudrions pour terminer le comparer à celui de Jean-Marc Ferry en vue d'élargir sa conception du postnational.
Élargir le postnational de Ferry par celui de Ramuz
Dans l'esprit de Jean-Marc Ferry, la démarche postnationale consiste, pour la France, l'Allemagne, l'Italie (etc.), à renoncer à une part de leur souveraineté étatique pour entrer dans une Communauté supérieure (l'Europe), leurs identités culturelles étant en quelque sorte des faits accomplis (mais vivants!). Ce sont ces " faits accomplis " qui doivent dialoguer et se confronter, plus qu'auapravant, mais sans la nécessité de fusionner, ce qui détruirait le pluralisme de la civilisation européenne.
Dans la perspective ramuzienne, la Romandie (ou la Wallonie), ne relèvent pas d'identités culturelles qui soient faits accomplis. Elles doivent même renforcer ces identités pour s'intégrer à la Francophonie, que nous pouvons considérer comme une communauté politique supérieure dans le sens de Ferry. Certes, cette communauté supérieure peut sembler plus culturelle que politique, mais elle est aussi politique et, en outre, elle déborde l'Europe.
C'est donc par le biais d'un travail sur l'identité culturelle (et non pas sur l'identité politique comme nous venons de le dire pour la France, l'Allemagne, l'Italie etc.), que Romandie et Wallonie s'ouvrent à une communauté plus large, culturelle et politique. À partir de cette comparaison entre le postnational chez Ferry et Ramuz, plusieurs questions se posent, à la fois pour la Wallonie, la Romandie, la France et l'Europe. Examinons-les pour terminer.
Élargissement du postnational pour la Wallonie et la Romandie
La question se pose d'abord de savoir si Wallonie et Romandie ne doivent pas aussi, au-delà du renforcement de leur identité culturelle (pour participer à la Francophonie), raffermir également leur identité politique par des formes de rupture plus ou moins radicales avec l'État suisse ou l'État belge, cette fois pour participer à l'Europe postnationale. En effet, cette Europe postnationale, telle que la pense Ferry, incite au dialogue entre cultures.
Or il n'y a pas de culture suisse ou belge. Ce qui signifie que, dans l'état actuel des choses, il ne peut y avoir, pour la Suisse et la Belgique, de dépassement postnational. En abandonnant une partie de leur souveraineté étatique, la Belgique et la Suisse n'ont en effet rien à échanger sur le plan culturel ou comme nations. Propulsées comme telles dans l'espace pluriel de civilisations qu'est l'Europe, Belgique et Suisse n'ont, à la lettre, rien à faire et rien à dire. Elles doivent peut-être rester une entité politique minimale puisqu'elles ont abrité une confrontation interne entre cultures ressemblant à celle que développera l'Europe postnationale. Mais rien ne dit qu'il faille maintenir l'État belge par exemple pour continuer à permettre aux Flamands et aux Wallons de dialoguer.
Cette rupture de la Romandie et de la Wallonie avec leur État respectif est-elle suffisamment accomplie par l'autonomie actuelle de la Wallonie ou des Cantons romands; ou faut-il aller plus loin? On peut diverger d'avis à cet égard. Mais l'Europe postnationale étant une Europe d'États-Nations, on peut estimer qu'il faille aller plus loin que le fédéralisme belge ou suisse. Tout en étant préoccupé de sauvegarder le dialogue déjà amorcé entre cultures à l'intérieur de ces États.
Élargissement du postnational pour la France
L'intégration à la Francophonie suppose, de la part de la France aussi, un certain renoncement à une souveraineté étatique. Pascal Holenweg remarque à juste titre que la Francophonie " nie " (ou " dépasse ") la France. On veut bien que la Francophonie ne soit pas une communauté politique aussi forte que l'Europe (c'est loin d'être le cas). N'empêche qu'elle n'est pas qu'une communauté linguistique et culturelle, elle est aussi politique et économique. En outre, la Francophonie est planétaire et, à la limite, la place de la France devrait y être logiquement moins centrale qu'en Europe même. La Francophonie rassemble des pays de tous les continents et un nombre d'États souverains ou autonomes plus nombreux que n'en comptera probablement l'Europe unie. Que la France s'y décentre est la meilleure manière de répondre à ceux qui considèrent la Francophonie comme le simple prolongement de l'Empire colonial français.
Élargissement du postnational pour l'Europe
Il y a ici deux aspects à envisager.
D'une part, l'existence de communautés transnationales comme la Francophonie, le Commonwealth, l'Hispanidad, qui impliquent très manifestement l'Europe, dépassent l'Europe, dépassement qui est dans la ligne même du dépassement postnational tel que conçu par Ferry pour ce continent (l'Europe, en ne devenant pas un État-nation, reste ouverte, en raison de la nature même du processus de sa construction, à d'autres nations en dehors de son espace).
D'autre part, la Francophonie telle qu'elle se conçoit et s'organise pourrait inciter à des rapprochements semblables à l'intérieur de l'Europe où existe certainement un espace néerlandophone (Flandre, Hollande), germanophone (Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, Grand-Duché), scandinave, balte ou finnois etc. Ces regroupements, s'ils se pensent en fonction du postnational de Ferry enrichi par celui de Ramuz, ne mènent pas à l'établissement de blocs culturels homogènes et hostiles.
À l'image de ce que l'on peut très raisonnablement penser pour la Wallonie et la Romandie dans la Francophonie d'Europe, la création de ces espaces plus structurés - néerlandophones, germanophones (etc.) - renforce à la fois les différences - les identités culturelles et politiques - mais aussi les ressemblances. La création de telles espaces instaure des dialogues qui peuvent appuyer les dialogues entre États et entre cultures tels que Jean-Marc Ferry l'imagine dans son Europe postnationale.
Perspective d'une Europe plus républicaine
Ajoutons enfin ceci qui concerne d'abord les Romands et les Wallons, mais pas eux seulement.
La Romandie, qui souhaite être intégrée à l'Europe, mais ne le peut du fait du refus alémanique, n'a pas d'expérience de l'Europe, expérience que la Wallonie possède, mais par un consentement qui n'a jamais été explicitement donné et qui la rabat sur son déclassement citoyen 16. Or si la Romandie (à travers la Suisse) devient un jour européenne, ce sera par une décision du peuple souverain (référendum). Au début du mois de janvier, la revue américaine The New Republic notait, non sans ironie, que " seuls " (oubliant l'Irlande) le Danemark et la France avaient soumis Maastricht et l'euro, ces décisions capitales, à l'approbation populaire.
Le travail à mener sur l'identité culturelle et politique en Wallonie et Romandie, mieux répercuté grâce à la caisse de résonance de la Francophonie, travail qui devrait sans doute être mené de concert par les Romands et les Wallons.
Il pourrait aussi servir à repenser d'abord, à refaire ensuite une Europe plus citoyenne qu'elle ne l'est aujourd'hui.
José Fontaine
Pourquoi nous sommes des Romands
Français nous sommes donc par la langue et la culture, sans avoir besoin de l'être par le Droit et l'Etat. De langue et de culture française, nous ne sommes pas de la langue et de la culture du pouvoir de la France, mais de celle de tous ceux qui, de par le monde, usent de ces outils et de cette mémoire pour " dissoudre les monstres ". La France n'est qu'un Etat, quand la francité est un monde - un monde dans le monde, un monde qui dépasse cet Etat et parfois le nie. Par le fait, donc, que nous sommes de culture française, même lorsque nous le nions (mais en quelle langue le nions-nous?) nous ne sommes plus Suisses. Ou plus seulement Suisses, ce qui revient au même. Et cela sans être pour autant Français. C'est en quoi nous pouvons être Romands. La revendication, l'exigence même (parce que la nécessité) d'une Romandie culturelle n'est pas repli sur soi: nous ne sommes pas régionalistes, mais mondialistes, cosmopolites, dans le même temps et pour les mêmes raison que nous sommes " communalistes " (*). Toute culture vient du dehors et porte fruit en s'implantant: il faut que le créateur se sente étranger à son monde pour qu'il crée. Ce qui germe ici nous vient d'ailleurs, la langue française en premier, qui nous fut apportée par la Réforme et ses pasteurs. Ici, on parlait franco-provençal, savoyard (sauf dans le Jura, qui est d'oïl); la langue de Rousseau et de Ramuz, c'est la langue de Calvin, mouillée au lac et frottée aux montagnes. Nous ne sommes aujourd'hui Romands que parce que nous parlons français sans être Français. Notre identité est une ambiguïté, et donc une ouverture. Sont de Romandie tous ceux qui y vivent et veulent en être (**). Peuvent être de Romandie tous ceux qui n'y étant pas veulent en être.
Pascal Holenweg
(*) Par " communalisme ", Pascal Holenweg entend le fait que la Romandie n'est dominée par aucune ville, chose que l'on pourrait dire aussi de la Wallonie.
(**) L'expression est exactement la même que dans le Manifeste pour la culture wallonne.
Ce texte de Pascal Holenweg, extrait de la revue socialiste de Genève Troubles aujourd'hui disparue, se réfère au français sans ramener à la Suisse (comme chez ceux qui soulignent que nous sommes seulement Belges francophones), sans dériver vers un rattachisme absolu. Il ancre dans la réalité romande. Manière pour les Bruxellois francophones d'admettre que, quelque part, ils sont " wallons " au sens où notre ami de Genève dit qu'il est " romand "? Et de réconcilier indépendantistes wallons et rattachistes? Cette interrogation sur la nation, chez P.Holenweg (déjà relevée en 93 et en 95 dans République), est au-delà de tout nationalisme et même de toute revendication institutionnelle immédiate. Elle est orientée vers le socialisme. Ces approches s'enracinent dans le besoin de patrie qui est aussi le besoin de Cité, de justice et, finalement, d'universel, d'une Francophonie plurielle comme la veut Willy Bal. On comparera avantageusement ce texte avec l'esprit du " lundisme " tel qu'il transpraît à travers ce court extrait du
Manifeste du groupe du lundi
(La province linguistique belge)
L'éducation générale, l'atmosphère spirituelle, les moyens d'information et de formation, le mode de constitution et d'expression des idées, le goût esthétique, le sentiment artistique à l'égard des oeuvres anciennes et nouvelles - la culture en un mot - sont, pour un écrivain de langue française écrivant en Belgique, du même ordre que pour son confère parisien, breton, canadien ou suisse. Non seulement la communauté de langue crée entre notre littérature française et celle des Français un rapport de ressemblance bien plus important que celui des dissemblances nées de la géographie physique et politique, mlais les hasards de l'histoire, le voisinage, les relations spirituelles, le caractère éminemment universel et attractif de la culture française ont réduit au minimum, entre les littératures des deux pays, les nuances de la sensibilité. À meilleur titre encore que la Suisse de Ramuz ou le Canada de Louis Hémon, la Belgique de Maeterlinck et de Baillon fait partie intégrante de cette entité, indépendante de toutes les frontières, qu'est la France littéraire.
(Citation partielle du manifeste par son principal promoteur, Franz Hellens dans son " Introduction " à État présent des lettres françaises de Belgique, Tome I, Éditions du plomb qui fond, Dison, 1949. On notera que Franz Hellens concède qu'il peut y avoir une originalité de la littérature française de Belgique (de la " province linguistique belge ") mais celle-ci ne peut venir que des Flamands)
- 1. Hervé Hasquin, La Wallonie, son histoire, Luc Pire, Bruxelles, 1999, p. 285.
- 2. Maurice Piron, Le problème des littératures marginales du domaine français, in Aspects et profil de la culture romane en Belgique, Sciences et Lettres, Liège, 1978, p. 127 à 137, p. 135.
- 3. Ibidem, p.131.
- 4. Ibidem, p. 132.
- 5. J'ai expliqué à plusieurs reprises ce qu'il faut entendre par " lundisme " chaque fois qu'il est question des différentes définitions de la culture en Belgique francophone (notamment dans Intellectuels en Wallonie, in TOUDI, tome 7, 1992, in Le citoyen déclassé, in TOUDI, tome 8, 1995) et enfin dans Four definitions of Culture in Francophone Belgium, in Nationalism in Belgium, Macmillan, Londres, 1998, pages 152-161.
- 6. Élie Baussart, La Wallonie se cherche, in La Terre Wallonne, mai 1939.
- 7. J-M Klinkenberg a même montré in Lectures du manifeste du Lundi in Lettres de Belgique que sous l'Occupation allemande en 1940-1944, la référence à la France tomba chez certains lundistes, cela tend à démontrer son intention est de " ne pas coller " à la société.
- 8. Jean Tousseul, Lectures in Méditations sur la guerre, Les éditions de Belgique 1941 p. 179-182.
- 9. CF Ramuz, Lettre à Bernard Grasset (sous le titre " Lettre à un éditeur ") in Six Cahiers, n°2, Lausanne, novembre 1928, repris in CF Ramuz, Oeuvres Complètes, Éditions Rencontre, Lausanne, 1968, p. 251.
- 10. Ibidem, p.251-252.
- 11. Ibidem, p.253-254.
- 12. Ibidem, p.272.
- 13. Ibidem, p. 254-255.
- 14. Jean-Marc Ferry, Identité postnationale et identité reconstructive, Conférence à Charleroi le 18 juin 1996, reprise in TOUDI n° 11, 1998, p. 17-20.
- 15. André Patris, (notamment), Wallonie 92, dix thèses de réflexion, in République, n° 6, 1992, p. 3-4.
- 16. José Fontaine, Le citoyen déclassé, in TOUDI-Contradictions, Graty, Walhain, 1995.