Presse wallonne/francophone, la fin? [Les médias et la mort de Baudouin Ier]
Histoire de la monarchie belge
Le journalisme est-il une chose trop sérieuse pour la laisser aux bons soins des journalistes? La manière dure et rigoureuse dont les questions sont posées dans cet entretien, par deux jeunes sociologues de Louvain-la-neuve, amène à faire cette réflexion - dureté et critique ne sont pas habituelles dans la presse interviewante, même pas République ou Toudi. De même que l'extrême lucidité de la personne interrogée. Le texte étonnant qui va suivre permet de mieux comprendre pourquoi la presse, malgré certaines signatures évidemment très critiques et ce, dans tous les journaux, -, ne modifiera pas la manière presque partisane dont elle traite de la monarchie, de la Belgique (devenue fédérale mais restée unitaire au plan du vécu) et, en général, de l'establishment. On a le sentiment que les médias ne peuvent que reproduire les choses, au sens où cela est dit de l'enseignement. On s'interroge sur le déclin, la crise d'identité de la Wallonie, les rapports difficiles avec Bruxelles, la RTBF trop centrée sur la capitale, l'idée que l' "on étouffe dans ce pays" (Jacques Dubois), la crise économique et démocratique. La réponse se trouve dans les lignes très lucides que l'on va lire.
TOUDI
Notre première question se rapporte au contexte et aux raisons qui vous ont poussés en tant que chercheurs de l'ORM à rédiger ce livre sur la mort du roi [Le roi est mort, EVO, BXL, 1994: compte rendu dans République n° 19-20 et n° 21, mai et juin 1994]. Au moment du décès, pendant ces dix jours funestes, auriez-vous été interpellés par la manière dont les journaux ont interprété les événements?
MARC LITS - Il est clair que nous avons été surpris. Notre groupe de recherche fonctionne sur une double logique, à la fois d'analyse théorique sur le long terme, et avec une volonté de suivre, assez directement, ce qui se passe dans les médias. Notre nom lui-même, "Observatoire du Récit Médiatique", manifeste cette volonté d'observation.A l'époque, j'étais présent, et nous avons déclenché une sorte de réseau, vite mis en place, de collecte de tout ce qui était journaux télévisés, presse écrite, magazines, éditions spéciales, etc. Très vite, nous avons fait quelques réunions et on s'est dit qu'il fallait faire quelque chose devant l'ampleur qu'a pris le phénomène. C'était manifestement un des événements médiatiques qui allait marquer l'époque et donc on ne pouvait pas ne pas le suivre.
- Donc c'est plus l'ampleur que la manière dont cela s'est déroulé?
MARC LITS - L'ampleur sûrement. C'est la première fois, je crois, que depuis 1969 et le débarquement sur la lune, on a sorti des éditions spéciales des journaux. C'est la première fois, à ma connaissance, que l'on a vu sortir des journaux le dimanche. On a vu une ouverture de l'antenne de télévision permanente, des programmes spéciaux tout le temps, y compris pour les programmes de radio. Et cela s'est prolongé très fortement, dans les jours qui suivent, dans les journaux. Donc il y a eu une ampleur considérable du phénomène, et un surgissement de l'émotion très fort. Le traitement du phénomène par les médias nous a donc effectivement surpris. A la fois l'ampleur et la manière dont cela a été traité nous ont semblé particulièrement intéressants à travailler.
- Justement cette ampleur dont vous parliez, est-ce qu'elle n'a pas joué sur la manière dont vous avez rédigé vos articles? Je pense à cette introduction de Gabriel Ringlet où, dès les premières lignes, il prend énormément de précaution, comme si le lecteur pouvait se sentir offusqué que l'on parle du roi et cela d'un point de vue critique. Ainsi, il change de registre, il joue sur des vocables émotionnels, il parle de la voix et du chant du journaliste, donnant ainsi une perspective poétique au livre et à sa rédaction. Ne serait-ce pas sortir du cadre de l'analyse scientifique? Cela, d'autant plus que Gabriel Ringlet s'était déjà illustré dans la presse quotidienne où il avait tenu des propos similaires et toujours en employant le champ littéraire pour nous parler de la mort du roi?
MARC LITS - C'est une discussion que nous avons déjà eue au sein de l'équipe, et qui a été développée avec d'autres chercheurs. Certains nous ont en effet reproché ce mélange des genres entre l'analyse et le partage de l'émotion. Gabriel Ringlet a rédigé une préface en tant que directeur du groupe de recherche, et le genre de la préface n'est pas nécessairement dans le même ton que celui de l'analyse.
Les questions qui se posent là derrière sont des questions que nous nous sommes posées à plusieurs reprises. C'est la question de savoir s'il est possible de faire une analyse qui soit rigoureuse, scientifique, en excluant ses propres impressions, ses propres sentiments, etc. C'est sans doute possible, in abstracto, mais il est en même temps difficile d'exclure complètement les réactions personnelles, de nature humaine, sur des sujets qui nous sont proches parce qu'on y participe aussi en tant que citoyen. On a aussi consommé cela comme spectateur, comme pour les affaires actuelles. On peut difficilement prendre un regard très distancié sur ce qui se passe autour de l'"affaire Julie et Mélissa" et des autres. Alors qu'il y a une forte dose d'émotion à laquelle on peut compatir par ailleurs. C'est vrai que nous essayons d'éviter ces interventions de type plus personnel, plus sensible. Mais c'est vrai aussi, par rapport à ce moment-là, que nous avons travaillé à chaud, ce qui ne facilite pas la prise de distance, à tous points de vue. Le livre est sorti deux, trois mois avant le parution de Questions royales, un autre ouvrage traitant également de la mort du roi. On sentait bien qu'il y avait une espèce de consensus fort sur ce qui s'était passé. Il y a eu très peu de réactions hostiles à l'engouement de la presse. A part Le Peuple, où Jean Guy tenait des positions assez fermes, il n'y a pas eu de discours d'opposition au langage le plus répandu, il y a eu une espèce d'hagiographie qui s'est constituée de sentiments de forte émotion et de participation. Il nous a semblé qu'il fallait être prudent par rapport à cela, que c'était quelque chose dont il fallait tenir compte et qu'on ne pouvait pas le rejeter comme cela en disant que c'était de la sensiblerie, pour la raison que nous serions des chercheurs distanciés, et qu'il fallait donc automatiquement se démarquer de ces effets.
C'est vrai que dans l'ouvrage Questions royales, par exemple, ils ont un regard beaucoup plus critique qui, à mon avis, est très marqué idéologiquement. Si je vais au-delà de la préface de notre ouvrage, que vous évoquiez, les analyses que nous avons produites ensuite me semblent plus objectivées que ce qu'il y a dans Questions royales, qui ne se présente pas uniquement comme un ouvrage scientifique au sens strict. Il y a des articles très différents, certains articles sont plus fouillés; mais beaucoup représentent des prises de position personnelles, ou politiques, ou idéologiques. Ce que nous avons voulu essayer d'éviter, mais on n'y arrive jamais vraiment.
Est-on assez critique?
- Néanmoins, tout au long du livre, nous avons remarqué énormément de précautions prises à l'égard du sujet, mais aussi à l'égard du lecteur. Certaines phrases d'ailleurs sont plus explicites que d'autres et renvoient à plusieurs débats, considérant que ce n'est ni le moment ni le lieu d'en parler. Votre dernier article en est une belle illustration : parlant d'une manière peut-être stéréotypée d'évoquer les personnes royales - ces mêmes qualités adressées aux personnes du roi Baudouin et d'Albert - vous terminez votre article en disant ceci: "Mais le débat est trop complexe pour être développé ici". Mais où pourrait-il être encore traité si même les ouvrages dit d'analyse scientifique et critique ou ceux portant un regard critique sur les événements et leur répercussion dans les médias ne le font pas? D'autant plus qu'il y eu une forme d'autocensure proclamée ou pas dans la plupart des corps rédactionnels de la presse. Cette phrase peut d'ailleurs très bien l'illustrer : "Même les plus antiroyalistes cyniques d'entre nous ont fait leur boulot correctement". On retrouve des critiques dans le livre, mais elles ne sont jamais développées, on dirait qu'elles participent également au consensus.
MARC LITS - J'aimerais revenir sur le mot critique que vous employez. Lorsque l'on fait un travail de type scientifique, il faut savoir ce que l'on entend par critique. Si c'est critique au sens où nous essayons de comprendre ce qui s'est passé dans l'analyse des événements, je suis d'accord. Nous avons d'ailleurs essayé de montrer cela. Toutes les interviews de journalistes présentes dans le livre montrent cette espèce de fièvre qui s'est emparée d'eux et cet emballement hagiographique qui fait que personne n'a voulu aller à contre courant. On a interviewé les journalistes. On a rapporté cela...
- C'est vrai qu'on a pris énormément de précautions.
MARC LITS - Oui. Je crois que notre volonté était de montrer ce qui s'était passé. En étant prudent aussi dans ce type d'ouvrage qui sort à chaud, très vite. En outre, nous ne voulons pas nécessairement porter d'interprétations d'orde moral, on n'a pas envie de porter de jugements de valeur en disant : là c'est bon, là c'est pas bon.
Donc cela apparaît plus comme une radiographie, qui permet de voir ce qui s'est passé. Nous avons essayé, puisqu'on était à chaud, de simplement relater ce qui s'est passé, parce qu'après on l'aura oublié. Ensuite, on pourra éventuellement le reprendre et discuter. Mais nous, nous ne sommes pas des sociologues, même s'il y a une forme d'approche sociologique. Cela veut dire que nous n'essayons pas d'interpréter les mouvements profonds de la société. On essaye de voir ce qui s'est passé seulement dans les médias, et donc sans poser d'interprétation politique du type: "Est-ce que cela a restauré une image d'une Belgique unitaire, ou bien un certain retour des Belges à la monarchie?". Ce n'est pas notre problème d'interpréter cela. Et d'ailleurs je crois que tous ceux qui se sont lancés dans ce type d'interprétation, très vite, se sont royalement trompés, c'est le cas de le dire.
Un an après, l'anniversaire de la mort du roi Baudouin n'a pas eu beaucoup d'échos. Même s'il y a une certaine évolution par rapport à la famille royale dans les médias, je ne pense pas que cela ait fortement modifié le sentiment de la plupart des Belges, en tout cas leur sentiment politique.
De toute façon, ce n'est pas notre métier de faire cela. Ce n'est pas possible dans des analyses aussi rapides. Nous avons principalement dit : voilà ce qu'il y a eu. En pointant certains traitements spécifiques, comme par exemple l'article sur les micro-trottoirs et le travail des journalistes qui, en télévision, ont montré des interventions de personnes sans nécessairement les trier, les organiser, alors qu'ils le font habituellement.
On a donc fait voir certaines choses mais, effectivement, il n'y a pas de volonté de dénonciation. Nous ne sommes pas là pour dire ce qui est bien et ce qui ne l'est pas. Ce qui, dans ce cas, supposerait que nous détenions la norme par rapport à ce que doit être le travail journalistique correct.
- Mais dans d'autres ouvrages que vous avez coordonnés, ainsi La peur, la mort et les média, mais également Le mythe au milieu du village, de M. Gabriel Ringlet, il nous est apparu des similitudes qu'il était intéressant de souligner. En effet, la traitement de l'information au niveau national nous semblait correspondre avec certaines analyses que M. Ringlet avait développées à propos de la presse locale; le fait par exemple de citer nombre d'endroits à Bruxelles, d'utiliser des métaphores, d'emprunter les images du mythe, de stéréotyper la personne du roi (sa religiosité, ses rapports au sport), de diffuser les ragots (on interviewe le coiffeur de la reine Paola), ou de donner, également, une vision féodale de la monarchie, finalement cette stabilité immuable au travers de laquelle l'on cherche à nous dire la pérennité de la monarchie. Le but principal étant, toujours dans la thématique de la presse locale, un problème d'identité et d'appartenance à la Belgique.
La monarchie est-elle vraiment un non-problème?
MARC LITS - C'est sûr qu'on a une tradition de recherche dans notre équipe, et qu'on s'intéresse à des phénomènes plutôt qu'à d'autres. Mais sûrement, à l'occasion de la mort du roi, il y a eu un traitement de l'émotion, de la proximité, de la mise en avant de petits faits, etc. Nous avons eu depuis lors l'occasion de regarder l'événement après coup, mais prendre de la distance demande du temps. Nous avons ainsi travaillé de manière comparative sur la mort de Baudouin et sur la mort d'Albert Ier, puisque c'est un autre roi mort en fonction. On voit que cela a été traité différemment, de manière beaucoup plus protocolaire. Les photos publiées dans la presse montrent le roi Albert, en fonction, recevant les ambassadeurs, les chefs d'États étrangers. Par contre si l'on regarde les photos de Baudouin, c'est le roi ami du peuple, allant voir les pauvres, allant dans le métro, allant visiter les sans-abri, etc.
- N'est-ce justement pas là le problème d'en parler de trop et d'en parler ainsi?
MARC LITS - Ce n'est pas mon problème, je me limite à le remarquer. On constate qu'il y a un traitement qui met en avant tous les détails de cette proximité du roi avec le peuple, de cette image de Saint, de Père, de Héros, on a eu tout cela.
- Pourtant le principal pour la personne du roi n'est-il pas sa fonction politique, sa fonction plutôt que sa personne?
MARC LITS - Là, c'est un jugement d'ordre politique, idéologique sur la fonction royale en Belgique que vous faites. Le roi n'a pas une telle importance politique en Belgique. Il a précisément une fonction de type compassionnel, d'accompagnement, du moins c'est comme cela qu'il se positionne actuellement. Il n'a plus de pouvoir d'ordre militaire comme en avait Albert, son influence politique est très réduite. Quel rôle peut-il encore jouer?
- Ce qui m'étonne dans votre propos et, je le remarque chez beaucoup d'autres, c'est cette attitude qui consiste à faire du problème de la monarchie belge un non-problème. Vous dites que le roi n'a pas ou n'a plus de pouvoir constitutionnel, mais s'il est exact de dire cela, n'oublie-t-on pas de dire l'importance et l'influence des colloques singuliers que le roi a entretenus avec les responsables politiques? Comment cette influence est-elle mesurable dès lors que les politiciens estiment eux-mêmes que ces entrevues doivent rester secrètes? En effet, si l'on se place dans une perspective politique, il est normal, je crois, que les citoyens soient informés, quelque part, de ce qui pourrait ou a pu orienter la vie politique de cette seconde moitié du siècle. Ainsi en va de cette affaire, pour n'en citer qu'une, où le roi aurait demandé de sa propre initiative au premier ministre alors en fonction -M. Martens en l'occurrence- de déployer des forces armées au Rwanda pour soutenir le président Habyarimana.
MARC LITS - Cela est propre au système belge qui, effectivement, fait qu'il y a une espèce d'occultation complète résultant de ce colloque singulier, de ce secret qui fait qu'aucun homme politique ne lâchera quelque chose là-dessus. Et même les journalistes. On sait bien qu'en Belgique, cela reste un des derniers tabous. C'est quelque chose auquel on ne touche pas: on n'a jamais d'interviews du roi, même si cela évolue un petit peu, on voit qu'Albert et Paola, et leurs enfants apparaissent davantage dans des séquences de type plutôt familial, comme pour l'émission "Place Royale" sur RTL-TVI. Cela relève plutôt du côté potins mondains et autres, et ne porte guère sur des aspects politiques. Mais cela reste quelque chose qui, en Belgique effectivement, n'a pas sa place dans l'espace public. Il me semble même que Jean Guy n'intervient pas sur cet aspect, alors qu'il a une position très antimonarchiste en disant : Je ne vais pas pleurer pendant des heures sur la mort de Baudouin, parce que c'est un homme comme les autres"...
- Il n'est pas antimonarchiste...
MARC LITS - Si. Lui était clairement pour la république dans Le Peuple. Donc il n'allait pas se lamenter sur la disparition du roi, mais il rend hommage à l'homme que c'était, au citoyen. Mais il n'a pas mis du tout en cause, par contre, ce système parce que nous sommes dans une logique de consensus en Belgique, de compromis, et pas de compromission (ce serait porter un jugement de valeur). Mais ce dont il faut tenir compte, c'est que personne ne met en cause la personne du roi, et les journalistes non plus.
- Mais lorsque l'on parle d'un autre journalisme survenu durant ces dix jours de deuil, cet autre journalisme n'est-il pas le fruit de la facilité, facilité de dire que c'est l'émotion qui fait l'événement et donc d'éviter de faire une analyse politique...
MARC LITS - Mais je crois que l'événement, à ce moment-là, ce fut en grande partie l'émotion, c'est très clair. Quand vous voyez les files devant le palais royal, etc., personne n'a imaginé en Belgique que la mort du roi aurait eu un tel impact. Quelques éléments peuvent permettre d'expliquer le phénomène : le fait que tout le monde le connaissait puisqu'en quarante ans il avait eu le temps de faire le tour de toutes les villes et villages du pays. Le fait peut-être aussi des vacances, ce qui rendait les gens plus disponibles...
D'une part, l'émotion était une donnée importante, qu'on n'a pas ignorée -mais je n'ai pas dit qu'il n'y avait que cela- et, d'autre part, le fait que c'est aussi lié à la fonction du roi. La mort de Mitterrand, par exemple, en France, ce n'était pas du tout la même chose. Mitterrand, c'est un homme politique qui meurt...
- Il a donc eu des responsabilités et il peut être critiqué. Mais le roi dont on a dressé l'hagiographie, le portrait idéal, stéréotypé, que, dans l'ensemble, l'on peut rapprocher de la personne du "prêtre" telle qu'elle a été traitée par Gabriel Ringlet dans son étude sur la presse locale...
MARC LITS - Lorsque quelqu'un meurt, nécessairement on éteint les critiques. Cela implique qu'il y a une période de deuil pendant laquelle on ne touche pas à la personne défunte. Si vous regardez ce qui s'est dit sur la mort du roi au premier anniversaire, vous verrez que les journaux sont beaucoup plus critiques. En période de deuil, on ne dit pas de mal du défunt. Comme il y eut un consensus autour de Mitterrand. Tous les hommes politiques se sont inclinés devant sa tombe en reconnaissant quel grand homme d'État il avait été. C'est ce que Chirac a dit, alors qu'il était son adversaire numéro un.
Vous accordez, me semble-t-il, une importance qui m'étonne à la fonction politique du roi. Si vous lisez les ouvrages de science politique sur la fonction royale, si vous écoutez ce que dit Xavier Mabille du CRISP, le roi en tant que tel, même s'il peut avoir une influence très contournée, n'a pas un pouvoir politique fort en Belgique. Ce n'est pas à partir de lui que seront prises les options en matière de sécurité sociale, de chômage, d'emplois, d'alliances politiques, de coalitions politiques.
- Justement, nous aurions voulu ramener le débat sur les fonctions politiques du roi pour en clarifier les tenants et les aboutissants.
MARC LITS - Ce n'est pas lors du décès que l'on peut faire cela.
- Oui mais Le Peuple, dans ses éditions étalées sur ces dix jours, a publié plusieurs articles mis en évidence (ils étaient écrits sur fond gris), dont la teneur était réservée aux divers aspects de la fonction royale, qu'ils soient constitutionnels, politiques ou autres. De même que ces micro-trottoirs où l'on entend pour certains que c'est leur père qui vient de mourir, que la Belgique allait s'effondrer... Les gens pensent finalement que le roi dispose de beaucoup de pouvoirs -le roi comme ciment identitaire de la Belgique.
MARC LITS - Il faut faire la part de l'émotion et de l'emportement lié à l'événement. Si les gens pensaient réellement cela, un an après ils auraient dû être 100.000 à défiler pour l'anniversaire de sa mort. Lorsqu'on a ouvert la crypte royale, il n'y avait pas beaucoup de monde.
Le mythe au milieu de la Belgique francophone
- Nous avions l'impression qu'il y avait une manipulation et...
MARC LITS - Non, je ne crois pas à la manipulation, au grand complot.
- Non, il ne s'agit pas de grand complot, mais peut-être est-ce par facilité que les journalistes n'ont pas développé d'articles critiques.
MARC LITS - D'abord il faudrait relire toute la presse, mais il y a eu beaucoup d'articles sur la fonction royale, etc., etc. Ont-ils été critiques? Là, je suis bien d'accord, mais des articles redéfinissant le rôle du roi, je ne pense pas que ce soit ce que les gens attendaient à ce moment-là. Le Peuple que vous citez est le journal qui a le moins vendu pendant cette période-là, alors que les autres journaux ont fortement augmenté leur tirage.
- Oui, c'est là qu'est le problème, n'a-t-on pas fait passer l'aspect commercial avant tout?
MARC LITS - C'est sûr que, commercialement, les journaux se sont frottés les mains et que cela a été une excellente opération financière pour eux. On ne peut pas le leur reprocher, ce ne sont pas des philanthropes, les éditeurs de journaux, ce sont des entreprises privées qui doivent être rentables.
- Et que dire du registre de la proximité qui est employé dans les journaux, n'est-elle pas productrice de l'émotion? Nous pensons notamment aux premiers micro-trottoirs, où le BEB (parti politique des Belges unis) était présent pour prendre la parole...
MARC LITS - Ce n'est pas cela qui a suffi pour créer l'ampleur du phénomène.
- Mais pour nous, le problème se pose ici de savoir dans quelle mesure on a tenté de présenter une seule voix autour du consensus pour la Belgique.
MARC LITS - Il y a eu un consensus, je suis bien d'accord, une espèce d'union nationale dans la presse, exception faite du Peuple. Les journalistes se sont effectivement emballés là-dedans et eux-mêmes ont été pris au jeu. Je crois que cela apparaît bien dans l'analyse des interviews réalisées auprès des journalistes eux-mêmes. Ils disaient "c'est vrai, cela a été pratiquement l'événement de notre carrière parce qu'on n'avait plus connu ça depuis l'Expo 58, depuis la guerre du Congo, la mort de Kennedy, etc. Emballement oui, mais emballement généralisé dans la population, même si le BEB était là. Mais ça ne suffit pas pour faire développer une tendance aussi forte. Le BEB se promenait aussi à la mer, faisait de la propagande, cela n'a jamais eu le même effet que la mort du roi.
- Dans votre modèle, vous développez votre analyse autour de l'émotion, la proximité et la participation. Ne serait-il pas intéressant de placer la proximité en premier, c'est-à-dire la construction d'une image du roi qui favoriserait l'émotion plutôt que l'inverse? Mais aussi, en parlant de la participation, indiquer l'hypothèse selon laquelle ce serait les journaux qui auraient engendré cette participation du public; le fait pour les journaux de changer l'écriture, qu'elle devienne personnelle et non plus impersonnelle ('notre roi",...). Toutes ces démarches journalistiques n'ont pas été suscitées par les gens, ...le courrier des lecteurs...
MARC LITS - En effet, cela nous a surpris de voir en Belgique une telle démarche. C'était la première fois. Une sorte de relais aussi fort d'une opinion publique, dirait-on moyenne. D'un autre côté, je n'ai pas un jugement aussi négatif que vous sur l'émotion. Vous avez l'air de condamner tout de suite le fait qu'on joue sur l'émotion. Pour moi, l'émotion faisait partie de l'événement. Il fallait donc le traiter de la sorte. Qu'il y ait un temps pour l'émotion et un autre pour l'analyse. Au moment de la mort du roi, l'analyse n'était pas possible.
- C'est ce que M. Delpérée avait déclaré lorsqu'on l'avait interrogé sur les problèmes ou dispositions constitutionnelles qu'il fallait prendre: ce n'était pas le moment de traiter de ces problèmes, l'heure était au recueillement...
MARC LITS - Je me souviens aussi avoir été interrogé par des journalistes, deux ou trois jours après le décès. Je me suis interrogé sur le fait de savoir s'il fallait, à ce moment-là, dire quelque chose ou pas ; le simple fait de dire "voilà ce qui se passe" était déjà en décalage par rapport à l'événement. C'est le même problème pour les affaires "Julie et Mélissa". Est-ce qu'on ose dire quelque chose à un moment où l'on sent bien cette forme de consensus qui n'a qu'un sens. Aller à contre-courant ne sert donc à rien parce que cela sera mal perçu et jouera en défaveur de ce que l'on voulait exprimer.
Toutefois, il est vrai que l'analyse critique dans les journaux - parlant de la mort du roi - n'est jamais apparue, si ce n'est Le Soir qui, vers la fin, a nuancé son propos.
Mais le fait que les journalistes n'avaient pas eux-mêmes mesuré ce que serait l'ampleur du phénomène peut expliquer l'emballement et les discours de circonstances. Le ralliement par la télé, au travers de ses émissions permanentes, permit au mouvement de se nourrir de lui-même. Une fois que les journalistes voient cela, ils ne peuvent pas être suicidaires. Il faut aussi savoir que c'était le mois d'août, que les équipes étaient restreintes, que les conditions de travail étaient difficiles : travail de jour et de nuit, notamment pour les éditions spéciales. Comment vouliez-vous être critique à ce moment-là lorsque, pour le lendemain, vous deviez rendre douze pages ; on ressort les vieux articles, les archives, on bourre de photos, on fait des micro-trottoirs parce que cela remplit la page ou du temps d'antenne.
- "Il faut tenir dix jours" comme le dit le titre d'un des articles du livre
MARC LITS - Oui c'est ça, d'autant plus qu'il y a un petit côté grisant de se dire "ah ! on retrouve un public extraordinaire, on est en face de la population, on va créer un journalisme dans lequel le lecteur va se reconnaître.
- Il est dommage qu'en Belgique il n'y ait plus ou pas de presse critique, que le contenu des journaux soit . Pour la mort du roi, c'est un peu comme si la presse nationale s'était réduite à parler de faits divers.
MARC LITS - Pas , mais en tout cas, effectivement, elle n'est pas nécessairement critique. On a fait un ouvrage, il y a un an, sur la presse d'opinion en Belgique, au moment de la disparition de La Cité. Là, il est survenu des problèmes beaucoup plus complexes d'évolution des relations sociales qui ne sont pas propres à la Belgique. C'est évident qu'on est dans une société de plus en plus de consensus et de moins en moins de positions tranchées. Regardez les partis politiques, la différence devient mince entre le PS, le PRL et le PSC. On voit bien qu'on travaille dans un sorte de frange large où il y a une forme de consensus sur une série de problèmes et que donc, les clivages idéologiques, politiques sont beaucoup moins marqués. La presse relate cela, mais dans une situation de crise où elle perd tous les jours des lecteurs et donc cherche à ratisser le plus large.
- Il n'y a que Le Soir qui gagne des lecteurs...
MARC LITS - Oui, justement parce qu'il tient un discours très neutre, parce qu'il ne s'engage pas trop. C'est en restant très consensuel, en restant très au centre qu'il arrive à gagner des lecteurs.
- N'est-ce pas là un des grands problèmes belges? Comment se fait-il que Le Soir ne regroupe pas ses lecteurs autour de l'information qu'il diffuse, comment se fait-il qu'il ne suscite pas des débats propres à lui-même?
Un journal est-il seulement une entreprise commerciale?
MARC LITS - S'il fait ça, il perd des lecteurs! Le Peuple en donne un exemple. Combien a-t-il encore de lecteurs? Quelques milliers, et il disparaîtra bientôt...
- Oui mais...
MARC LITS - Mais c'est une entreprise commerciale un journal, essentiellement!
- ...les premières pages autrefois, ces unes condensées, chargées de textes...
MARC LITS - Autrefois, il y avait davantage de débats politiques, on avait des positions, on s'affrontait au parlement, il y avait des clans très marqués qu'il n'y a plus maintenant.
- Un ouvrage comme le vôtre ne devait-il pas critiquer les journaux?
MARC LITS - Je n'ai pas de vérité révélée sur ce quoi doit être un bon journal, ce n'est pas mon rôle.
- Les chiffres qui ont été cités, ces aberrations lorsque l'on parle d'un demi-million, lorsque, une nouvelle fois, M. Delpérée cite le nombre d'un demi-million, lorsque, sans vergogne, l'on dit que le roi a rencontré la moitié des Belges et que ceux-ci, ces chiffres soient relatés dans votre livre, ne participe-t-il pas, quelque part au même encensement?
MARC LITS - Nous, nous n'avons pas affirmé qu'il y avait beaucoup de monde, nous avons repris les chiffres publiés dans les journaux.
- Mais sans les remettre en doute.
MARC LITS - Ce n'est pas notre travail, qui relève alors d'une analyse sociologique. C'est vrai, sans doute n'y avait-il pas cinq cent mille personnes sur la place des Palais, je ne sais pas où on les aurait mises. Cela fait partie de l'emballement médiatique dont on a déjà parlé auparavant. De toute façon, je crois que cette question de chiffres est tout à fait anecdotique.
- Peut-être, mais pour beaucoup la Belgique était Une, le peuple Un, et de là ressort une forme d'amalgame dangereux entre le souverain - le peuple - et le roi, l'un prenant la place de l'autre, le roi la place du peuple.
MARC LITS - Pour moi c'est quand même ce qui s'est passé. À part une frange très marginale de la population.
- Oui, sans doute...
MARC LITS - Vous voudriez avoir un journal qui reflète votre opinion à vous, si je vous comprends bien?
- Non, non...
MARC LITS - Mais dans ce cas-là vous n'auriez que quinze lecteurs.
- Pour revenir plus précisément à votre travail, ce qu'on voulait dire en soulevant certaines intrigues du livre, certains passages où l'on attend des développements, des débats, des discussions, le livre reste toujours en retrait, sans entrer plus avant. Alors que l'on a utilisé énormément de méthodologies reprises du livre, qu'on l'apprécie pour sa justesse, il reste tout de même des traces de consensualité.
Presse quotidienne et revues d'idées
MARC LITS - Je suis tout à fait d'accord, je le reconnais. Nous avons été prudents en rédigeant le texte.
- C'est exactement cela qui nous avait interloqués. Lorsque l'on veut travailler sur un ouvrage critique de la presse, ce n'est plus possible. En fait, voyez-vous, l'objet de notre travail était de faire un parallèle entre la presse quotidienne et les revues telles Les Cahiers Marxistes, La Revue Nouvelle, Contradictions et République...
MARC LITS - Ce sont deux presses qui n'ont rien à voir l'une avec l'autre. Les revues que vous citez, ce n'est pas de la presse au sens où l'on entend presse quotidienne,...
- Oui, mais l'une est de plus en plus ancrée dans des impératifs commerciaux tels que vous les avez décrits ci-dessus et donc, je prends ces revues comme une forme d'alternative, de marginalité pour développer ces points de vue et ce, dans la perspective du recul par rapport à l'événement.
MARC LITS - Ce sont des revues pour intellectuels, cela!
- Pourquoi pour intellectuels?
MARC LITS - Qui lit les Les Cahiers Marxistes, La Revue Nouvelle,... ?
- Sans ouvrir de débats sur des questions nationales, sans faire participer le peuple aux décisions, sans l'informer sur les enjeux et les grands débats actuels, que pourra-t-il faire d'autre que de se retourner sur la personne du roi? Le roi est le gentil, et les politiciens les méchants, ceux qui veulent fédéraliser le pays.
MARC LITS - C'est sûr que c'est quelque peu apparu ainsi à la mort du roi. Mais c'est assez normal dans la mesure où, manifestement, par rapport aux institutions, il y a un problème. Les Belges ne se reconnaissent pas dans leurs institutions parce qu'elles sont très compliquées.
- Sont-elles si compliquées?
MARC LITS - Vous savez me dire pour qui vous votez quand vous votez pour le Sénat, la Chambre, la Région Wallonne, la Communauté,... Vous pensez que le citoyen ordinaire sait, lorsqu'il rend son bulletin de vote, pour quelle institution il vote. Il est dès lors plus facile de se retrouver dans le roi, c'est très simple, il y a un type au-dessus, voilà c'est lui.
- Alors il a une fonction qui occulte. C'est là qu'est la problème.
MARC LITS - C'est plus compliqué que cela parce qu'en même temps c'est une fonction symbolique qui est jouée par le roi et ça, je crois que les gens le savent. Donc, c'est une manière de se retrouver dans un sentiment identitaire belge. Effectivement, lorsque l'équipe belge de football gagne, on sait bien que les gens sont Belges. Et quand il y a des problèmes comme ici avec Renault, eh bien, les gens sont Belges de nouveau. Ce qui n'empêche pas d'avoir ce sentiment-là et en même temps, dans le cas des problèmes communautaires, de revendiquer leur appartenance aux Régions et aux Communautés.
- Votre ouvrage n'aurait-il pas pu influencer aussi la manière dont les journaux ont traité les récents événements?
MARC LITS - Il ne faut pas croire que tous les journalistes lisent nos ouvrages, ils n'ont guère le temps de faire ça. Leurs conditions de travail se dégradent de telle manière que le temps nécessaire à la réflexion, au recul critique sur leur profession n'existe presque plus, à quelques rares exceptions.
- Le rôle du journaliste n'est-il pas de nous faire découvrir une autre vérité?
Presse et crise de la démocratie?
MARC LITS - C'est une vision très romantique du journalisme qui ne correspond plus vraiment à la fonction actuelle qui est ancrée dans un système où la plupart des journalistes sont dans des situations de sous-statut, ont des conditions de travail insupportables. Ils n'ont plus de contrats d'emploi à durée indéterminée et ils doivent fournir quatre ou cinq articles par jour pour gagner leur vie. Dans ces conditions-là, ils n'ont guère le temps de lire des livres d'intellectuels qui vont leur expliquer ce qu'ils devraient faire.
- Cela pose un problème démocratique!
MARC LITS - Effectivement, mais je ne vois pas comment on pourrait le régler. Ce n'est pas dans la presse belge que l'on va régler le problème, ce n'est pas ce qui va empêcher Le Peuple de tomber dans deux mois.
- Comment expliquez-vous que les presses francophone et néerlandophone ont traité l'événement de manière différente? Comment expliquer cette sobriété plus appuyée du côté flamand?
MARC LITS - Dans le Standaard du lundi matin, au premier jour de l'annonce de la mort du roi donc, il y a avait encore le serpent monétaire à la Une de son édition. Mais le Standaard, après trois jours, s'est rendu compte qu'il ratait un événement, d'autant plus qu'il recevait un abondant courrier des lecteurs disant que c'était un scandale de passer à côté de cela. Et donc, il a changé son fusil d'épaule.
Le Morgen a été plus critique tout le temps. Mais c'est vrai que la presse flamande a un autre statut que la presse francophone en Belgique, elle est beaucoup plus marquée par les anglo-saxons dans leur approche distante et critique des événements.
Le texte de cette conversation entre MARC LITS, Christophe Charles et Pierre Fontaine a été établi par les trois personnes que nous venons de citer et la rédaction de la revue Toudi qui en a donné le titre et les intertitres.